Une contribution du Dr Arab Kennouche – Algérie 2015 : chronique des années de braise…
Depuis le retour du président Bouteflika du Val-de-Grâce, au moins, l’Algérie vit sous la pression de déclarations politiques intempestives et menaçantes, et au gré de nominations de ministres, de structurations et déstructurations d’organismes, qui laissent présager un véritable retour des années de braise dans le pays. A force de souffler sur des braises encore incandescentes nées des feux du colonialisme et du post-colonialisme, il n’est pas certain que l’Algérie de Bouteflika parvienne à négocier convenablement ce nouveau virage de l’histoire post-indépendance, qui exige ni plus ni moins une libération progressive et définitive du joug économique imposé par les puissances occidentales. Dans le célèbre film de Mohammed Lakhdar-Hamina, Chronique des années de braise (1975), la question économique est posée en filigrane par cette masse de paysans exploités et payés en nature quand le cœur du colon s’ouvrait un peu. Mais, déjà, le grand réalisateur algérien montrait que leurs bras ne leur appartenaient pas économiquement, qu’ils étaient des outils aux mains des colons. Jusqu’au jour où ces mains, ces bras se soulevèrent, contre toute attente, comme des armes affûtées non plus pour le travail forcé, mais pour la liberté. Le chef-d’œuvre de Lakhdar-Hamina n’a pas vieilli et reste au cœur du devenir de la nation algérienne. Aujourd’hui, en 2015, en d’autres termes, est-il raisonnable de penser l’Algérie en dehors de son identité violée et qui réclame justice devant les nations dites civilisées pour le temps de l’oppression qu’elle s’est vue affliger ? Est-il raisonnable de penser l’Algérie comme un nouveau protectorat à venir, configuré sur le modèle du Maroc, de la Jordanie ou de l’Arabie Saoudite ? Est-il raisonnable de viser à une partition de l’Algérie utile comme l’attestent les manœuvres des puissances occidentales, les yeux rivés sur le Sahara ? Que se passe-t-il en Algérie pour qu’un président dans l’incapacité formelle d’assurer sa charge continue de défrayer la chronique si ce n’est pour servir un agenda bien précis dont on essayera d’en définir les contours ? Que se passe-t-il en Algérie ? L’histoire du quatrième mandat est chargée de maints enseignements. Bouteflika, en désirant poursuivre son activité dans la maladie, a fini par ébranler le moral des Algériens, qui ne comprennent pas une telle obstination à vouloir régner en maître en Algérie. Il s’est créé une scission dans la société comme dans la classe dirigeante autour de la personne du chef de l’Etat au point que cette faille traverse de part en part l’ensemble des institutions algériennes, à commencer par le parti du président même, le FLN. Cette faille est aussi visible dans l’armée, la société, bien qu’à des degrés divers. L’opposition au président est emblématique du caractère volatile et explosif de la scène politique, exprimé dans les propos de Saïdani, Sellal, Hamrouche, Hanoune, Ouyahia, Benflis et autres Bouchouareb. Ces passes d’armes révèlent un climat délétère qui rappelle les signes avant-coureurs des conflits du passé, tant dans le verbe que dans l’action. Cette bouffonnerie digne d’un Muppet Show de mauvaise facture n’est cependant pas sans danger pour l’avenir du pays. A commencer par la présidence de la République qui doit justifier ses actions de restructuration du DRS par un décret datant de 1989. Une génération doit donc passer pour établir maladroitement une justification juridique dont la geste n’est pas sans rappeler le fameux soufflet qui eut lieu à Alger, justement. Contentez-vous de ce bout de papier… Sans vouloir contester la démarche dans le fond, peut-on, raisonnablement, par un décret vieux de vingt-cinq ans expliquer les arrestations de militaires d’une importance stratégique pour la survie de la nation ? Non, alors pourquoi vouloir souffler sur des braises qui devraient s’éteindre tout naturellement ? Un deuxième exemple, et non des moindres, peut étayer nos propos. Le secrétaire général du FLN, Amar Saïdani, appelle instamment à la création d’un front national derrière la personne du chef de l’Etat. Ce désir de réunifier les rangs cache un malaise profond au sein du parti majoritaire à l’Assemblée, et qui détient l’Exécutif. Si le président est tellement populaire et victime de calomnies injustifiées, alors pourquoi rechercher une telle allégeance sous peine de mesures de rétorsion (dixit Saïdani lui-même) ? Saïdani ne se rend-il pas compte qu’en soufflant sur les braises de l’allégeance, il ne fait qu’aggraver un mal auquel il a largement contribué ? Doit-on absolument remettre le destin entier d’une nation si complexe entre les mains d’un homme fatigué, malade et qui appartient déjà à l’Histoire ? La démarche de Saïdani est révélatrice d’une subversion du droit de son propre parti dont les décisions collégiales viennent heurter le dessein d’une succession arrangée d’avance. La rhétorique accusatrice de Saïdani nous conforte aussi dans l’idée d’un accaparement du pouvoir politique autrement que par des moyens légaux. Il n’est désormais plus permis de penser contre Bouteflika. Au lieu de remettre à discussion les longues années de l’administration Bouteflika, surtout au plan économique, afin d’en tirer des conclusions d’experts, qui pourraient servir à négocier ce tournant crucial pour la nation, nous nous voyons proposer un nouveau diktat dont le fond idéologique est comme l’arbre qui cache la forêt de la gabegie économique. Pourquoi ne pas s’en remettre aux experts économiques au lieu de nous proposer un nouveau pacte dont la teneur apparaît malheureusement comme de la poudre aux yeux ? Nous ne contestons pas l’idée de réalisations bouteflikiennes en soi, mais qu’elles soient passées au crible d’une lecture économique exhaustive et experte. Le droit à l’erreur appartient à tout un chacun, mais qu’on puisse voir réellement à travers nos élites quel chemin il nous reste à parcourir afin de mettre en place un appareil de production garant de notre stabilité et de notre indépendance. Hamrouche ? En quoi serait-il utile par ses propos fades, ses anfractuosités creuses qui, encore aujourd’hui, pointent du doigt vers son impéritie et son rendez-vous manqué avec l’histoire de la transition démocratique en Algérie ? Comment diable n’a-t-il pas vu ou entendu les dangers du fanatisme, en invitant ouvertement au bal de la transition les fossoyeurs de son propre projet d’ouverture tous azimuts ? Quelle confiance accorder à un savoir politique qui, n’était-ce la résolution et la perspicacité des militaires, aurait coûté à l’Algérie son existence même ? Enfin, pour clore le tout, nous ne comprenons pas pourquoi un parti, le FLN en l’occurrence, doit chasser sur les terres du RND d’Ouyahia pour la mise en place de l’axe Bouteflika. Sauf à penser que le tracé d’un tel projet défie toute conformité idéologique puisqu’il est uniquement question de retirer, soustraire, pour ajouter, additionner là où il faut. Le refus d’Ouyahia d’obtempérer manifeste toute la vigueur de l’allégeance comme nouvelle forme de gouvernement, ce qui fait dire à Hanoune que le pays court tous les dangers d’un autoritarisme irrationnel, au moins dans sa stratégie de politique industrielle. Au lieu de déclarations mesurées, pondérées, qui puissent rassurer le peuple, nous voilà encore sous le feu de propos dangereux, comme ceux de Saïdani, accusant de harki quiconque ne rejoindrait pas le clan du président. En bon maître-chanteur, l’actuel chef du FLN s’arroge le droit d’utiliser un concept historique discriminant à des fins de manœuvre politicienne contre la société elle-même. Il prend en otage tout le peuple algérien dans un «qui n’est pas avec nous est contre nous», odieux et foncièrement anticivil. De même, maladroitement, Ouyahia tombe dans le piège de la polarisation antinationale dressé par les chamanes de l’Etat civil, en jetant l’opprobre sur la Kabylie martyre par des accusations de philosionisme en terre algérienne digne d’un grand débutant. En donnant autant d’importance à un mouvement autonomiste qui relève du gag plus que d’autre chose, Ouyahia souffle candidement sur la braise du particularisme, croyant pouvoir rameuter plus de bouteflikiens de la sorte. Les déclarations du chef d’état-major ne sont pas en reste, comme si le peuple en voulait à son armée. Ce que le peuple désire, c’est qu’elle ne soit instrumentalisée par aucun parti politique, fût-il présidentiel. Mais le général bombant le torse, le peuple algérien ne peut que mésinterpréter cette sortie pro-républicaine comme un malaise de plus dicté par la volonté présidentielle de tracer coûte que coûte l’axe d’un nouvel Etat civil. Pour ce qui est de la passe d’armes entre le ministre de l’Industrie, Bouchouareb, et le patron de Cevital, Rebrab, arbitrée, entre autres, et qui plus est, par le directeur de la DGSN, nous constatons l’étendue des dégâts de la polarisation pro ou antibouteflikienne, ou bien pro ou anti-DRS, résultant d’un exercice excessif et éprouvant du pouvoir en Algérie. Encore une fois, nous ne comprenons pas l’intervention d’un ministre visant à incriminer un industriel d’une façon qui ne rend pas service au droit. Les groupes industriels dont fait partie Cevital sont des personnes morales et, si litige il y a, on devrait pouvoir le régler dans le cadre strict de la loi du commerce, mais en Algérie… même le sucre doit choisir son camp. Nous pourrions multiplier ainsi les exemples qui démontrent la fébrilité d’un système qui veut passer en force contre les lois fondamentales de la politique et de la nature humaine. Sans préjuger de quoi que ce soit, comment doit-on recevoir les accusations de harki d’un Saïdani qui, pourtant, a reconnu à la France ses vertus curatrices ? Peut-on logiquement accuser autrui de traîtrise pro-française tout en s’aménageant en catimini un droit spécial d’allégeance qui déroge à la règle générale de l’Etat civil ? Ce qui dérange ici, ce n’est pas tant la liberté de choix de Saïdani, ni même les raisons de son choix, mais l’insulte à la raison algérienne, à la raison populaire. Hallal liya, haram likoum… Pour couronner le tout, comment analyser autrement que par la déraison ou des facteurs exogènes l’arrestation d’un général connu pour ses faits d’armes contre l’atteinte à la sûreté de l’Etat, alors qu’un islamiste «réconcilié» de renom se pavane, annonçant un retour politique, devant les caméras de télévision au mépris des lois de la charte dite réconciliatrice ? Encore une fois, les exemples d’une gestion rocambolesque de la cité sont légion, dans tous les domaines de la politique et des secteurs de l’économie, témoignant d’un désordre qui ne s’annonce pourtant pas comme tel. Ou bien il s’agirait d’un chaos programmé de l’extérieur (encore, eh oui !), mais que les élites algériennes elles-mêmes ont du mal à percevoir comme tel. Il peut paraître, en effet, difficile à certains de repérer les signes d’une nouvelle littoralisation du développement économique de l’Algérie, suivant un contour néocolonial à la Camus, au détriment des plateaux et du Grand Sud comme dans l’emploi de ces lignes maritimes redondantes (Alger-Béjaïa) alors que les autoroutes ne sont pas terminées. En Algérie, tout est objet de reconstruction, mais au bénéfice de qui ? De fait, derrière le «bled Mickey», expression populaire audacieuse, mais tellement vraie, d’une scène en effervescence, se profilent des acteurs qui pensent jouer une fiction pourtant réelle. Et puisque l’Etat civil cher à Saïdani est friand de gesticulations carnavalesques, permettez-nous à nous aussi de passer à une lecture approfondie de ces signes avant-coureurs par le biais de la caméra. Dans Chronique des années de braise, le spectateur est magistralement conduit vers la perception des signes précurseurs de la révolution algérienne grâce à une caméra décrivant une situation de misère et de tension extrême dans l’arrière-pays algérien. La paysannerie algérienne filmée dans sa condition famélique, digne des célèbres jacqueries françaises (n’est-ce pas ?), est soumise à une double oppression, celle du colon doublée de la nature ingrate du ciel de plomb qui ne veut pas donner sa pluie aux champs de blé. S’il ne pleut pas sur le plateau, les paysans seront contraints à un exil intérieur en quête de travail chez le colon oppresseur. Au climat impitoyable s’ajoute le redoutable joug du colon. Les Algériens doivent subir sa trique qui frappe les corps des récalcitrants devant la tâche inhumaine. Ils doivent ainsi choisir : la trique ou la mort et, pis, la mort par inanition ou la mort par le bâton, tomber de Charybde en Scylla. En 2015, quelque soixante ans plus tard, les déclarations de Saïdani résonnent comme l’aveu d’un retour cyclique des années de braise… Les mots employés par les uns et les autres font échos aux insultes, brimades des colons d’antan qui traitaient le peuple algérien comme de vulgaires bêtes impropres à la civilisation. La menace du coup de fouet ou du renvoi du manœuvre destiné à mourir de faim réapparaît en des termes voilés par les chantres de l’Etat civil dont les leviers économiques, rabotés par la crise, s’aiguisent comme les lames intransigeantes d’un choix cornélien, la soumission au clan ou la mort. Les braises encore vives du passé reviennent à la clarté du jour sous l’ère de l’Etat civil. L’atmosphère pesante, la nervosité ambiante, la tension extrême des années de braise caractérisent la scène politique algérienne d’aujourd’hui qui dépeint un peuple mené par la trique vers les camps de travail des nouveaux colons encore à peine rassasiés de leurs prédations du passé. Les déclarations des uns et des autres fusent comme des aveux d’impuissance à calmer la masse, el-ghachi, qui n’en peut plus face à une telle incurie, à la hogra et, plus grave, à l’insulte de la raison du peuple, au viol de son âme, au mépris de sa sensibilité. Dans le film de Lakhdar-Hamina, jamais il ne vient à l’esprit du colon que le ciel puisse déverser sa pluie bienfaitrice sur un peuple avachi. Jamais il ne vient à l’esprit du colon que cette fourche, ce couteau, cette pioche qu’il tend fièrement aux paysans puissent un jour se retourner contre sa peau et celle d’une France esclavagiste. Sûr de sa supériorité scandée par des siècles d’occupation, il ne voit chez ces hommes que leurs ombres surannées, sans âme ni corps, sauf celui de leurs peines. De même, jamais il ne viendra à l’esprit de l’Etat civil que le peuple puisse surgir du néant, et contre toute attente, revendiquer la fin de l’arbitraire, de l’autoritarisme, sous le coup d’un orage annonciateur d’une pluie providentielle. Jamais il ne viendra à l’esprit de ces sorciers de la politique que les mots qu’ils utilisent à contresens puissent un jour recouvrer la plénitude de leur signification de liberté et de bien-être pour le peuple algérien.
Dr Arab Kennouche