En hommage à la disparition de la moudjahida Claudine Chaulet
Par Youcef Benzatat – C’était ta grand-mère qui m’avait découvert à moitié mort sur le trottoir, après que le capitaine Brékho et ses hommes avaient jeté mon corps devant la porte de la maison. Elle m’avait traîné à l’intérieur et allongé sur un matelas. Elle n’avait pas supporté mon récit, lorsque je lui avais raconté ce qui m’était arrivé. Son cœur avait cessé de battre sans même avoir versé une seule larme. Elle était morte de honte et de dépit, lorsqu’elle avait su que j’avais été torturé par les hommes du général pour une Laguna à carte. La dernière phrase qu’elle avait prononcée avant de mourir, c’était : «Nous avions chassé les étrangers pour que des voleurs de poules prennent leur place, voilà pourquoi ils nous appelaient ainsi.» Après quoi son énergie s'était évaporée. Elle n’avait pas pu supporter mon récit, surtout, car elle croyait qu’elle s’était engagée auprès de ton grand-père et de son groupe de combattants pendant la Révolution pour faire triompher le droit et bannir à jamais l’injustice et l’arbitraire auxquels étaient exposés les habitants. Car ce n’étaient plus des étrangers, par leur arrogance et leur barbarie, auxquels nous étions exposés sans défense, qui sévissaient contre nous, mais des hommes issus de nos souffrances millénaires et qui se sont emparés de notre destin contre notre gré et au détriment de notre volonté. Son cœur ne pouvait supporter une telle méprise, pour avoir été témoin de son inaliénable désir de liberté, de sa profonde et sincère bonté et de l’immense humanité qui l’animait. J’avais à peine huit ans quand elle fut arrêtée par l’armée des étrangers pendant la Révolution au cours de sa mission habituelle, qui consistait à apporter de la nourriture, des médicaments, des vêtements et parfois des messages à ton grand-père et à son groupe dans le maquis. Son courage et son abnégation lui faisaient endosser autant de postures, parmi lesquelles je figurais en alibi imparable. Elle me faisait monter à chacune de ses missions sur son âne, en s’arrangeant à confondre mon corps couvert de loques avec la marchandise qu’elle transportait. Elle parvenait toujours à échapper à la vigilance des gardiens du bidonville où nous étions logés, jusqu’à ce jour maudit où nous fûmes appréhendés par des harkis, pendant que nous nous dirigions vers Sidi Amor, où étaient repliés ton grand-père et son groupe. En vérité, les harkis du village étaient férocement redoutables, méthodiques et appliqués, ils se relayaient souvent pour assurer une surveillance stricte et permanente des faits et gestes des habitants. Ils avaient l’œil sur elle depuis quelques jours déjà. Bien que ta grand-mère s’en doutât quelque peu, cela ne l’avait pas dissuadée d’ajourner ses missions pour autant. Mais je sentais qu’elle était de plus en plus fébrile lors des dernières missions, allant jusqu’à s’acharner à rouer de coups notre âne de plus en plus violemment, sans raison apparente, que celle à peine voilée, de la confusion qu’elle prêtait à son caractère imprévisible avec la détermination dans la traîtrise des harkis qui la persécutaient. Comme pour conjurer son sort, elle psalmodiait sans cesse pendant le trajet le peu de vers qu’elle avait pu apprendre de l’hymne national, au point qu’ils sont restés gravés obsessionnellement dans ma mémoire : «Par les tempêtes dévastatrices abattues sur nous… Nous nous sommes dressées pour la vie ou pour la mort… Nous sommes des combattantes pour le triomphe de notre droit… Soyez-en témoins ! Soyez-en témoins ! Soyez-en témoins !» Ce n’est que bien plus tard, une fois la guerre finie et que nous nous sommes mis à apprendre l’hymne national dans son intégralité à l’école, que j’avais pu corriger les erreurs qu’elle commettait en psalmodiant les vers qu’elle m’avait inculqués. En fait, à aucun moment il n’était question que les femmes puissent recouvrer leur droit. Je l’ai su à mes dépens, beaucoup plus tard, que même les hommes en étaient exclus, sauf à se soumettre à l’ordre intransigeant du général. Après notre arrestation par les harkis, nous avions été livrés à l’armée des étrangers, où elle avait été violée et torturée sous mes yeux, autant de fois, jusqu’à ce qu’ils m’aient renvoyé. Son courage était exemplaire dans cette circonstance, car, malgré l’animosité avec laquelle les soldats étrangers la traitaient, ils n’avaient réussi à lui extirper aucun aveu. Elle était restée muette jusqu’à son transfert en prison. Beaucoup d’hommes à sa place se seraient rendus et seraient venus gonfler le contingent des harkis. Elle fut libérée à la fin de la guerre, plus forte que jamais. A présent, elle est partie, emportée par la tempête de la traîtrise, telle une relique témoignant d’une guerre terminée, mais jamais finie. Une rescapée de ce grand moment de lucidité qui a vu les habitants dresser leur orgueil contre l’épée de l’injustice pour restituer leur dignité. Le peu de ces reliques qui, comme ta grand-mère, sont restées encore en vie dans cette ville en proie à l’oubli, sont venues à son enterrement humer toutes en lambeaux leurs destinées proches, écrasées par le poids du regret, d’avoir été contraintes à mener leur dernier combat avec le départ des étrangers, avant de sombrer dans le silence et l’effacement.
Y. B.
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