Une contribution du Dr Arab Kennouche – Les bleuites empoisonnées de la France en Algérie
Nous entendons souvent dire que l’histoire se répète, qu’elle est de nature cyclique, que les événements politiques sont des schèmes qui sont voués à un éternel retour, pour paraphraser Nietzche. Dans l’histoire récente de la libération en Algérie, le colonel Amirouche avait eu à faire face à une grande opération de manipulation psychologique, immortalisée sous le nom de bleuite, qui a consisté, pour faire court, à instiller le doute sur le credo nationaliste et libérateur des révolutionnaires algériens dirigés par le fameux chef kabyle. Les services des opérations psychologiques de l’armée coloniale étaient parvenus par le biais de listes nominatives à introduire le virus de la félonie au sein des troupes de l’ALN au point qu’un nettoyage massif et dévastateur s’ensuivit. Qui est qui ? Cette question lancinante sonnait comme le glas d’une révolution pourtant préparée dans les moindres détails et qui avait fait ses preuves organisationnelles dans les maquis d’Algérie. Quelque trente années plus tard, lorsque le pouvoir de l’époque commit l’erreur monumentale d’introduire le loup dans la bergerie en légalisant un mouvement fanatique, le FIS, on s’entendit dire par la France sur le même refrain de la bleuite d’Amirouche que des généraux de l’ANP n’étaient pas si patriotes que cela. La France, fidèle à ses habitudes, avait ordonné une deuxième opération de manipulation des opinions dans un fameux «qui tue qui» médiatisé à outrance, sans que cette deuxième bleuite n’ait eu tous les effets escomptés. Mais de quelle nature pourrait être, cette fois-ci, la manipulation frauduleuse opérée par la France sur le corps des officiers supérieurs de l’armée algérienne dans les années 90, grâce à deux outils principaux, le concept de DAF, et le «qui tue qui» ? Il est temps de nous livrer à une analyse minutieuse des similitudes troublantes entre la première et la deuxième bleuites injectées dans le corps de la nation algérienne.
Les ingrédients pour une bonne bleuite
La première bleuite opérée sur les combattants de l’ALN semble avoir fonctionné selon les récits historiques même si elle n’eut pas de conséquences déterminantes sur l’issue de la guerre de libération. Comment donc les Français sont-ils parvenus à piéger Amirouche ? Au-delà de l’explication historique, il faut savoir que pour obtenir une bonne bleuite, une matière fondamentale est nécessaire : le doute. Créer le doute et le semer est à la base de toute entreprise de déstabilisation extérieure, car il ne s’agit pas avant tout d’essayer de convaincre l’adversaire par un argumentaire logique qui pourrait facilement se retourner contre l’instigateur de l’opération, mais de le pousser dans l’élaboration d’un doute suffisamment construit et fictionnel pour qu’une interrogation, un questionnement naisse et provoque des actions de précaution. Amirouche a réagi par précaution plus qu’il n’a été subjugué par cette opération psychologique de remise en cause de la fidélité de ses combattants. C’est le doute rationnel qui le premier déclenche la méfiance et la destruction des liens d’honneur. Mais il faut aussi que ce doute s’accompagne d’un paralogisme, c’est-à-dire d’une forme de raisonnement tronquée, faussement syllogistique pour qu’il y ait croyance : on joue alors sur le vraisemblable qui n’est ni entièrement vrai ni entièrement faux. Les vraisemblances, les hautes probabilités, les conjectures l’emportent sur la vérité pure, apodictique. Pour qu’Amirouche arrive à douter de ses combattants, il faut que ceux-ci ne soient pas seulement reconnus comme des traîtres, mais comme des frères de sang qui, auparavant, prônaient la
libération nationale d’une seule voix et qui, maintenant, tournent casaque. Ce retournement de veste semblait improbable, impossible et pourtant il est désormais devenu possible, on peut le soumettre au doute rationnel, le sous-peser, l’évaluer et par mesure de précaution, trancher définitivement pour arrêter l’hémorragie. Dans la bleuite, il y a toujours une part de vérité qui se mêle au mensonge de sorte que ce dernier réapparaisse plus vrai. On bâtit le mensonge non pas sur un autre mensonge, mais sur une vérité qui est détournée de son essence et ramenée dans le doute destructeur. Doute, paralogisme et enfin un bon slogan ou une dénomination qui précipite le jugement d’autrui dans l’acceptation définitive du mensonge comme recouvrement de la vérité. Dans le cas de l’ALN, il fallait pour les Français un corps intermédiaire qui puisse donner de la force et de l’écho à l’acte de trahison et ce fut tout trouvé avec les notions de harki ou de «hizb França» généralisable à tout propos, à l’endroit de chacun. Il est assez troublant de constater que ces mêmes ingrédients ont refait surface dans de grandes opérations de manipulation psychologique à l’encontre de l’opinion publique algérienne qui à un moment donné, au cours de la confrontation de l’Etat algérien avec le mouvement fanatique du FIS, devait choisir son camp. Et c’est de France qu’émanèrent les premières vagues d’hypnose intellectuelle et de manipulation des foules grâce à des slogans semant le doute en Algérie comme ils l’avaient fait dans les rangs des moudjahidine d’Amirouche. La deuxième bleuite fut construite et propagée dans les années 90 par l’inoculation de deux virus mortels, le «qui tue qui» et le concept fallacieux de DAF.
La deuxième bleuite : de troublantes similitudes
Une tentative de viol de la foule a bel et bien eu lieu en Algérie lorsque le pouvoir médiatique français décida son opération d’infiltration des consciences morales dans ce pays. Nous allons démontrer qu’il s’agit bien d’une opération de manipulation psychologique destinée à entraver la lutte contre le fanatisme du FIS que François Mitterrand, en fin lettré, avait couvert de son bras protecteur. Comme pour le malheureux Amirouche, il s’agit dans un premier temps de semer le doute non pas en accusant directement, mais en laissant la question émerger subrepticement dans la conscience des gens pour l’orienter vers une solution envisageable, mais qui s’avère fausse en fin de compte. Dans le «qui tue qui», on se garde bien de fournir une réponse toute faite, et on instruit le doute de sorte qu’hyperboliquement, le sujet ne soit confronté qu’à une seule solution possible, l’armée algérienne. Le procédé fonctionne à merveille et le public algérien oublie tout d’un coup, presque magiquement, que ce sont les éléments du FIS qui tuèrent des militaires, les premiers, bien avant les élections hamrouchiennes, à Guemar. Encore une fois, le but n’est pas la recherche d’une vérité finale, car, elle, on l’a connaît, mais l’injection d’un doute dévastateur qui délie les langues et les rendent plus fourchues que jamais. Si on pose la question du «qui tue qui», c’est qu’on ne veut pas se satisfaire de la vérité, mais la contourner et la subvertir dans un sens qui nous convienne mieux. Alors, la férocité, l’opprobre et la félonie passent d’un camp à l’autre, comme la girouette qui indique le sens du vent aussi vite qu’elle est mise à contribution. Mais il faut aussi un raisonnement erroné, un paralogisme, qui obtienne le glissement nécessaire vers le mensonge qui se couvre de vérité. L’inventaire des raisons presque logiques d’un acharnement de l’armée contre son peuple est long, ennuyeux, ridicule, déplorable. Tout était bon pour expliquer fallacieusement que l’ANP s’était trouvé un sparring-partner idéal en la personne du FIS pour se maintenir au pouvoir… On n’oubliera pas cependant le fameux coup des terrains à brûler par le biais de la guérilla islamiste afin qu’un quarteron de généraux puissent se les approprier. Le «qui tue qui», dans toute sa splendeur, a été fécond au point d’en pouvoir retourner un Amirouche dans sa tombe. Les sorciers de la propagande française se sont démenés comme des diables pour construire cette seconde bleuite aussi meurtrière que la première, puisque s’ensuivirent de vrais barrages, puis des faux, puis de vrais faux barrages, et des faux vrais, puis des faux vrais faux… ainsi à l’infini, jusqu’à ce que le doute inquisiteur pénètre les esprits pour ne plus jamais en sortir. Mais il fallait encore user d’un deuxième subterfuge non moins puissant, le concept de DAF, déserteur de l’armée française, dont la polysémie mérite qu’on s’y arrête. Pour un combattant du FLN, un déserteur de l’armée française ne peut constituer qu’un ennemi en moins, un soldat en moins dans le camp adverse qu’il rejoigne l’ALN ou non. Mais pour l’armée française, un DAF n’est pas qu’un déserteur, mais bel et bien un mercenaire en service commandé, planté dans une cinquième colonne fictive au sein du maquis FLN. Le concept DAF, expliqué en termes de bleuite, travestit le sens de défection en celui de pénétration et de compromission de l’armée algérienne. Les spin doctors de la propagande anti-algérienne ont tenté une ultime propagande mensongère en inculquant l’idée d’une cinquième colonne au sein de l’ANP par une compromission abracadabrante de ses membres : «les DAF sont des nôtres, ils travaillent pour nous». Voilà comment le pouvoir médiatique a commencé son travail de sape en une stratégie de pénétration du doute dans les esprits en Algérie, mais qui, fort heureusement, ne résiste pas à un usage sain de la raison. Lorsqu’on établit des recoupements et des implications de sens entre les deux ferments de la deuxième bleuite, le «qui tue qui» et les DAF, on aboutit à un seul résultat possible : la politique mensongère du pouvoir français à l’endroit de l’Algérie, ce qui en soi n’est pas étonnant, sauf pour les non-initiés.
DAF-«qui tue qui» : deux nouveaux virus contre l’ANP
La France médiatique a construit sa bleuite sur les prémisses suivantes qu’on peut gloser dans un non-dit (nous mettons en italique le sens intentionnel qui s’opère dans le cadre de la construction du doute et du paralogisme) : premièrement, on ne sait pas qui tue exactement, puisqu’on ne sait pas qui tue, on peut émettre l’hypothèse que c’est l’armée qui tue et égorge, l’ANP est donc responsable des massacres. Deuxièmement, l’intention de l’acronyme DAF est de promouvoir l’idée d’une félonie au sein de l’ANP : nous sommes toujours présents au sein de votre armée qui est coloniale, ni plus ni moins. Voici les nouveaux virus de la deuxième bleuite que certains Algériens n’ont pas vu venir. Mais en y regardant de plus près, les deux arguments s’opposent diamétralement et contredisent l’effet recherché, celui d’une compromission du pouvoir algérien des années 90. Pourquoi ? En disant que les généraux de l’ANP sont des mercenaires français et en les accusant des pires crimes, on dit tout et son contraire, car on ne peut en bonne logique arguer du fait que tel homme est des nôtres, qu’il est un militaire français déguisé, placé par la France, et par la même l’accuser des pires massacres. La propagande française s’est fourvoyée dans un montage qui sentait le faux, la contrefaçon et finit par indiquer une contradiction flagrante entre une prétendue allégeance de l’ANP à la France et la condamnation par cette même France des actes de barbarie d’une armée soi-disant inféodée à Paris. En suivant le raisonnement du «qui tue qui» et des DAF, on n’aboutit qu’au résultat suivant : c’est la France qui a commandé tous les massacres en Algérie de Bentalha à Tibhirine, puisque c’est elle qui tire les ficelles de marionnettes DAF en service commandé. Mais on ne peut vouloir une chose et son contraire, n’est-ce pas ? En effet, peut-on dire en même temps et sans risquer de se contredire que c’est l’armée qui tue et que cette même armée est une émanation de la France sans aboutir à une autre conclusion nécessaire, celle de l’incrimination de la France dans les grands massacres en Algérie, comme l’ont répété trop d’Algériens, malheureusement victimes de la puissante machine de propagande occidentale et que même les consciences les plus éclairées n’ont pu ramener dans le droit chemin ? Pris séparément, les deux virus du «qui tue qui» et des DAF amorcèrent les débuts d’une deuxième bleuite largement médiatisée dans l’Hexagone par des pamphlets contre l’ANP et ses représentants transfuges qui n’avaient pour seule valeur probante que leur haine envers l’armée algérienne projetée sur une scène politique qu’elle n’avait pourtant pas créée. C’était de bonne guerre… Mais pris ensemble, ces deux fers, le «qui tue qui» et les DAF, et soumis à l’examen d’une raison syllogistique, révèlent toute l’étendue de la supercherie, du mensonge, de la manipulation, du festi comme on le dit si bien à Alger, car cet alliage, voulant porter à son point paroxystique l’effet d’une trahison de l’ANP envers son pauvre peuple, rend finalement toute l’entreprise complètement contradictoire par un résultat inverse, tautologique, qui incrimine la France. C’est l’arroseur arrosé, et ce pays est bien conscient de ce que peuvent être certaines répercussions qu’il n’avait pas vues venir. En guise de paraphe, afin que nos lecteurs soient définitivement rassurés du cœur vaillant et bien intentionné des Nezzar, Zeroual, Lamari, Mediene, et de tous ceux et celles qui ont donné leur vie pour que l’Algérie soit préservée, nous terminerons par un chapelet de questions plus terre-à-terre.
L’ANP, l’embargo et la Russie
Alors que les combats faisaient rage entre les militaires et la horde sauvage, l’ANP était soumise à un embargo strict sur les armes de la part de toutes les puissances occidentales qui pourtant poussaient des cris d’orfraie devant l’hydre islamiste. On se demande encore comment de prétendus DAF commandés par la France n’arrivaient pas à obtenir d’elle, ne serait-ce qu’une boîte de cartouches pour continuer le combat ? Pourquoi donc n’est-il pas venu à l’esprit de nombreuses gens en Algérie et ailleurs que cet embargo dicté par la France et l’Europe contredisait complètement l’argument d’une félonie dafiste pro-française ? Peut-on répandre le mensonge éhonté à la Gèze, Garçon et autres théoriciens d’une cinquième colonne française en Algérie tout en refusant à cette armée de l’ombre la moindre arme qui la protégerait des griffes de l’islamisme ? Encore une fois, sont-ce des avions, des hélicoptères, des mitraillettes françaises qui combattirent le terrorisme ou bien des armes russes ? Pour répondre sans faute, il faut s’armer de courage et daigner voir la vérité comme elle est et non comme elle pourrait être. Mais il est vrai qu’il n’y a pire aveugle que celui qui ne veut pas voir le même fil conducteur entre le «qui est qui» fatal à Amirouche et le «qui tue qui» manqué contre l’ANP.
Arab Kennouche