Intervention de la Russie en Syrie ou la fin de l’hégémonie américaine
Par Houria Aït-Kaci – Pour la première fois, l’armée russe intervient en dehors de ses frontières dans la lutte contre le terrorisme en Syrie, à la demande du président Bachar Al-Assad, à travers des frappes aériennes contre Daech ou l’Etat islamique (EI) et d’autres groupes terroristes. Cette intervention directe marque la fin du monde unipolaire qui, depuis 1990, avec la chute de l’URSS, a fait des Etats-Unis l’unique superpuissance qui a régenté le monde à sa guise. Le 28 septembre, le président Vladimir Poutine a souligné, dans un discours historique, à la tribune de l’assemblée générale de l’ONU : «Après la fin de la guerre froide et la mise en place d'un ordre mondial unipolaire, certains pays ont décidé d'agir sans l'aval de l'ONU», bien que le gouvernement russe s’est déclaré pour «un monde véritablement multipolaire, sans hégémonie». Mais «ceux qui se sont retrouvés au sommet de cette pyramide ont eu la tentation de penser que s'ils étaient si puissants et exceptionnels, qu’ils savaient par conséquent mieux que les autres ce qu'il faut faire», a-t-il poursuivi. «Je suis convaincu qu'en agissant ensemble, nous rendrons le monde plus stable et plus sûr, en évitant une confrontation globale», a souligné Poutine, pour qui «le maintien de la paix reste la priorité». L’intervention de la Russie pour soutenir son allié syrien a été ressentie comme un espoir de paix par les peuples de la région du Moyen-Orient et Afrique du Nord, qui subissent le diktat des groupes terroristes, exécutants du plan américain du Grand Moyen-Orient (GMO) de G. Bush, visant à démembrer les pays de la région par un «chaos constructeur», qui en réalité recouvre un pillage pur et simple des ressources pétrolières et gazières de la région et un redécoupage géopolitique en faveur d’Israël pour demeurer l’unique puissance dominante.
Echec du GMO
Le conflit en Syrie, ayant surgi à la faveur du «Printemps arabe» en 2011, a comme soubassement essentiel la lutte pour le contrôle des richesses pétrolières et gazières de ce pays, comme le soutiennent plusieurs analystes. Selon Valentin Vasilescu : «L’unique objectif de Washington en Syrie est de destituer Bachar Al-Assad et de le remplacer par une marionnette américaine capable de mettre en œuvre le plan de Qatar Petroleum (soutenu par l’Arabie Saoudite, le Qatar, la Turquie et les Etats-Unis), pour remplacer le russe Gazprom sur le marché européen du gaz naturel et du pétrole brut. C’est l’opposition de Bachar El-Assad à ce plan qui a déclenché l’utilisation de forces extérieures et la guerre civile de la Syrie.» Thierry Meyssan révèle, lui, que «la découverte de réserves de gaz en Syrie plus importantes que celles du Qatar» a provoqué une guerre contre la Syrie. «Les gouvernements français, états-unien, britannique et israélien ont conclu une alliance pour détruire la Syrie et voler son gaz» alors que Damas a signé, en 2013, des contrats avec des entreprises russes pour l’exploitation future de ces réserves. Le «Printemps arabe», qui a surfé sur les aspirations aux changements des peuples arabes, devait substituer aux gouvernements autoritaires, laïcs, nationalistes, des gouvernements islamistes dirigés en sous-main par l’empire anglo-américain. Ses objectifs n’ont pas été totalement atteints tout comme le GMO, malgré le nombre élevé de victimes, de destructions, n’a pas réussi à démembrer les Etats nationaux pour les remplacer par des entités confessionnelles (sunnites, chiites, kurdes) qui, curieusement, excluent les chrétiens. Ils étaient poussés à l’exil massif, comme pour expurger le Proche-Orient de toute présence chrétienne, témoin historique gênant pour la nouvelle carte géopolitique. Le «chaos constructeur» qui a servi aux groupes terroristes pour occuper certaines régions en raison du vide laissé par le départ des anciennes autorités a bénéficié de la confusion créée autour des revendications démocratiques et sociales légitimes des peuples et leur récupération par les islamistes qui se tenaient prêts à être débarqués des capitales occidentales, telles que Londres, pour prendre place au sommet d’un nouvel Etat islamique. Londres vient justement de faire son mea culpa, en avouant avoir fermé les yeux sur les activités des groupes extrémistes. «Nous avons reconnu à contrecœur le lien entre une forme agressive d'extrémisme et toutes les autres formes d'extrémisme. Pendant des décennies, nous avons à tort fait une différence entre ces deux formes. Au nom du multiculturalisme, nous avons toléré et même salué des idées, un modèle de comportement et l'activité d'organisations qui semaient la division et l'intolérance», a souligné le chef de la diplomatie britannique.
Cet aveu de Londres, où est né le mouvement des Frères musulmans (premier mouvement islamiste) indique bien que «La Mecque» des islamistes a compris que le vent a tourné et qu’il ne pourra plus laisser les groupes terroristes déstabiliser des pays souverains. La City qui a un bon flair pour les affaires a bien senti que le temps où l’axe Londres-Washington-Tel-Aviv décidait de tout ce qui était bon ou mauvais au Moyen-Orient a pris fin. La preuve de l’échec du GMO est apportée par le revirement de la position américaine sur la Syrie, confirmé à la réunion internationale de Vienne qui a pris fin par un accord sur l’unité territoriale de la Syrie. Selon le secrétaire d’Etat John Kerry, «les participants à la réunion ont convenu de considérer l’unité de la Syrie, son indépendance, son intégrité territoriale et son aspect laïc comme “principaux” et d’accélérer les efforts diplomatiques en vue de mettre fin à la guerre». «Nous avons convenu de lutter contre Daech et contre les autres réseaux terroristes», a-t-il assuré.
Un accord a été également trouvé pour réunir le gouvernement syrien et l’opposition en vue d’engager un processus politique pour parvenir à un compromis et à des élections avec la participation de tous les Syriens et sous l'observation des Nations unies. Cependant, le départ du Président Assad comme préalable à toute solution politique, revendiqué par certains pays, n’a pas été retenu et il appartient au peuple syrien d’en décider. L’échec du GMO, s’il est avant tout le résultat de la résistance des peuples et des forces armées des pays ciblés, il faut aussi souligner que ce résultat a pu être obtenu grâce au soutien qui leur a été apporté par des pays comme l’Iran et la Russie, bien qu’eux-mêmes subissant les sanctions occidentales. Cette résistance a pu ouvrir la voie aujourd’hui à une nouvelle donne en Syrie qui permet de modifier les rapports de force dans la région, en obligeant les Etats-Unis et leurs alliés à revoir leur copie.
L'implication de la Russie en Syrie : premier rayon d'espoir
Entamées le 30 septembre, les frappes russes contre les groupes terroristes en Syrie, à la demande du président Bachar Al-Assad, ont, après un mois, réalisé 1 391 sorties qui ont détruit 1 623 sites des terroristes, 786 camps et bases, 249 postes de commandement et de télécommunications, 371 points d'appui des terroristes ainsi que 35 usines et ateliers de fabrication de munitions et 131 dépôts de munitions et de combustible, selon les sources militaires russes. Le 7 octobre, les tirs de missiles contre des sites de l’EI à partir de navires russes situés en mer Caspienne (sur une distance de 1 500 km), atteignant leurs cibles avec précision, ont surpris tout le monde. En même temps, l’armée syrienne continue son offensive et libère des agglomérations sous contrôle de l’EI, qui regroupe 40 à 50 000 hommes et subissant plusieurs pertes. Sous les feux russes, plusieurs terroristes quittent la zone des hostilités ou s’apprêtent à le faire pour se rendre en Irak, en Libye, au Yémen. Dans ce dernier pays, quatre avions de ligne turcs, qataris et émiratis, embarquant 500 terroristes de Daech sont arrivés à l’aéroport d’Aden, via la Turquie, a révélé le porte-parole de l’armée syrienne. Par contre, la fuite vers l’Irak sera désormais difficile après l’autorisation que ce pays vient d’accorder à la Russie pour mener des frappes sur le territoire irakien contre les terroristes de l’EI qui s’enfuient de la Syrie vers l’Irak. Ce qui permettra également de couper les voies utilisées pour approvisionner les terroristes syriens depuis l’Irak, selon un député irakien, qui reconnaît que le centre d’information conjoint à Baghdad regroupant la Russie, la Syrie, l’Irak, et l’Iran fournit «des renseignements très importants». Le président Poutine a affirmé, dès le début des opérations, que l'aviation russe n'attaque que les groupes terroristes en Syrie, accompagnant les offensives terrestres des troupes syriennes pour anéantir l'EI avant de revenir à une solution politique. «Nous partons du fait que sur la base de la dynamique positive obtenue lors des actions militaires, un règlement durable peut être atteint sur la base d'un processus politique avec la participation de toutes les forces politiques, des groupes ethniques et religieux. En fin de compte, le dernier mot doit appartenir au peuple syrien», a-t-il dit. Le revirement américain sur le conflit syrien se reflète à travers une opinion opposée à «la mentalité de la guerre froide» qui s’exprime, comme dans le New York Times, qui appelle à «une coordination entre Moscou et Washington pour sortir de la crise actuelle» et une «coalition régionale plus large» pour lutter contre l'Etat islamique (EI). Pour ce quotidien américain : «L'implication de la Russie dans la crise syrienne pourrait constituer le premier rayon d'espoir en vue de mettre fin au cauchemar qui y règne.» Il ajoute : «Les fonctionnaires américains doivent cesser de taper du poing sur la table à cause de l'implication russe dans le conflit syrien, comprendre que la guerre froide appartient au passé et qu'il est grand temps de se mettre à la gestion des affaires d'Etat.»
La Russie a mis fin à l’hégémonie mondiale des Etats-Unis
Le retour en force de la Russie sur la scène proche-orientale confirme la fin de l’hégémonisme américain dans cette région et dans le reste du monde. Les Etats-Unis doivent désormais composer avec d’autres grandes puissances qui ont émergé au cours des deux dernières décennies, après un règne sans partage depuis l’effondrement du bloc soviétique en 1990 et la fin de la guerre froide. Le monde unipolaire a pris fin et cède la place au monde multipolaire et un nouvel ordre des relations internationales. «La Russie a mis fin à l'hégémonie mondiale des Etats-Unis» et l'ancien ordre du monde, où les Etats-Unis jouaient un rôle dominant, a désormais touché à sa fin. Les derniers événements survenus dans l'arène politique internationale ont marqué un tournant majeur et également le début d'une nouvelle ère où les rapports de force ont définitivement changé. L'époque de la domination occidentale n'est aujourd'hui que du passé et l'Amérique n'a plus d'incidence déterminante sur l'ordre mondial», écrit le magazine allemand Der Spiegel. Le secrétaire d'Etat américain John Kerry a admis : «Le monde d'aujourd'hui est multipolaire. Cependant, les Etats-Unis sont plus que jamais impliqués dans les affaires internationales», a-t-il déclaré dans son intervention sur le Proche-Orient à la Fondation Carnegie pour la paix internationale à Washington. Kerry a également souligné que la région du Proche-Orient est importante pour les Etats-Unis, mais «pas seulement à cause du pétrole», mais pour «les intérêts nationaux américains» et parce que «des partenaires et des amis cruciaux» de Washington se trouvent également dans la région. Les propos de Kerry se sont vérifiés tout de suite après, avec la décision du président Obama de déployer une cinquantaine de militaires des forces d'opérations spéciales américaines dans le nord de la Syrie, là où les forces kurdes combattent Daech. Ce qui confirme la poursuite par les Etats-Unis des objectifs de leur plan de démembrement de la Syrie en plusieurs Etats confessionnels, dont un Etat kurde et aussi leur résistance à l’avènement du monde multipolaire, en cherchant à conserver à tout prix leur place d’unique superpuissance. Or, il faut bien admettre certes que les Etats-Unis ne perdent pas leur rôle de puissance mondiale, mais ils ne sont plus la seule puissance, avec l’émergence de deux autres puissances : la Russie et la Chine. Après avoir été reléguée au rang de puissance «régionale» durant la période ayant suivi l’éclatement de l’Union soviétique, la Russie est redevenue une superpuissance mondiale, en retrouvant «ses véritables valeurs» à partir des années 2000, selon Mikhaïl Gamandiy-Egorov. Ces changements ne se sont pas faits du jour au lendemain et le processus qui a pris du temps se poursuit encore. Et de saluer la venue de «l'ère multipolaire où les peuples du monde auront de nouveau le libre choix de leurs alliés et partenaires».
Derrière Poutine, il y a le Brics
Le retour en force sur la scène internationale de la Russie, puissance nucléaire, s’explique avant tout par la modernisation de ses forces armées. Selon une étude du Crédit Suisse intitulée «La fin de la mondialisation ou un monde plus multipolaire ?», l’armée américaine, classée première, est suivie de celle de la Russie et de la Chine. Les nouvelles armes et technologies utilisées en Syrie ont surpris, selon les observateurs, ceux qui tablaient sur l’affaiblissement de la Russie par les sanctions et la chute du prix du pétrole. Mais derrière Poutine, dont le taux de popularité bat tous les records (89,9%, selon le dernier sondage), il y a le Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), bloc au sein duquel la Russie, en réaction aux sanctions de l’Occident, a renforcé son rôle et son poids économique et politique, tout comme au sein de l'Organisation de coopération de Shanghai (OCS), par une alliance stratégique avec la Chine. Les deux organisations ont tenu leur dernier sommet en Russie le 9 juillet dernier, qui a annoncé l’intention de ce groupe de puissances émergentes d’assumer leur rôle dans le nouveau monde multipolaire. «Nous avons convenu d'intensifier les efforts coordonnés pour répondre aux défis émergents, assurer la paix et la sécurité, la promotion du développement d'une manière durable, visant à l'élimination de la pauvreté, de l'inégalité et du chômage pour le bénéfice de nos peuples et la communauté internationale. Nous avons confirmé notre intention de renforcer le rôle collectif de nos pays dans les affaires internationales», disait la déclaration finale de ce sommet. L’Alliance Brics qui se veut un modèle de «partenariat équitable» capable d'assurer «la gouvernance mondiale», «la sécurité mondiale» et d’un «nouveau type de relations internationales gagnant-gagnant», s’est dotée d’institutions financières, dont la Banque de développement d’un capital de 100 milliards de dollars, un pool de réserves financières de 200 milliards de dollars, ainsi qu’un accord sur les conditions d'entraide en cas de crise et la possibilité de généraliser le paiement dans les monnaies nationales dans les échanges inter-Brics, véritable alternative au FMI et Banque mondiale et sonnant le glas de l’hégémonie du dollar US dans les échanges monétaires internationaux. L’OCS, surnommée «le nouveau G8», s’est élargie à deux nouveaux membres, l'Inde et le Pakistan, en attendant l’Iran, autre allié stratégique de poids, qui va pouvoir rejoindre cette organisation, dès la levée des sanctions contre ce pays. L’OCS va ainsi augmenter son potentiel économique et ses capacités à faire face aux «nouvelles menaces et défis sécuritaires». S’agissant du Moyen-Orient et Afrique du Nord, le Brics avait annoncé un plus grand engagement dans la recherche de solution aux «crises violentes dues aux actions terroristes de l’Etat dit islamique». Le président Poutine avait averti : «L’ajustement de tout ce qui se déroulait sur l’arène internationale est totalement nécessaire.» Quelques mois après aux Nations unies (où les pays du Brics coordonnent leur action diplomatique), Poutine a parlé d’une «stratégie inclusive de reconstruction du Proche-Orient» et il a appelé à une large coalition internationale contre le terrorisme. Son appel sera-t-il entendu ? Les pays musulmans saisiront-ils la main tendue par Moscou dans l’intérêt de la paix et des peuples de la région ou continueront-ils à céder aux chants des sirènes des instigateurs de faux clivages et de divisions artificielles ?
H. A.-K.
Journaliste
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