Une contribution d’Arab Kennouche – Arabisme et berbérisme ou la maladie de l’esprit étriqué

L’Algérie d’aujourd’hui n’est pas encore sortie de cette affaire de langue, d’ethnie, d’unité nationale, d’identité. Partout ailleurs, il faut composer avec autrui, mais en Algérie, on peine encore à identifier son prochain comme un frère, un concitoyen, une âme sœur. On reconnaît à la nation algérienne cette réalité complexe, si bien que le moule de l’unité nationale ne pourrait y être apposé qu’à la condition d’une acceptation sincère de cette réalité. Nous désignons ici tous ces discours qui visent à définir l’Algérie sous l’angle mort de l’uniformité identitaire du type : «Nous sommes tous arabes ou nous sommes tous berbères.» Cela part très souvent d’un bon sentiment, celui de la préservation de l’unité nationale, mais comme le dit si bien l’adage, chassez le naturel, il revient au galop. Ce type de discours d’essence idéologique et visant à l’Etat national a fait son temps depuis Boumediene et on peut dire qu’il était parvenu à souder les rangs de la jeune nation révolutionnaire. Aujourd’hui, le discours visant l’Etat national arabe s’essouffle et ne répond plus aux désirs des peuples qui aspirent, dans un contexte de décloisonnement de la pensée, à plus d’authenticité, de véracité. Le ciment identitaire issu du Boumedienisme ne tient plus, il craque comme un vieux plâtre qui exige le renouvellement d’une pensée positive plus axée sur la réalité dialoguiste d’aujourd’hui. Car s’il est aisé de verser de l’huile sur un feu préalablement allumé en convoquant des icônes nationales afin de piéger des millions d’innocents, qu’ils soient berbères ou arabes, il sera plus difficile de l’éteindre en préservant le peuple de ces attaques irresponsables qui visent à faire un buzz commercial plus qu’à autre chose. Dans l’idéal, qu’une langue berbère soit enseignée comme une langue officielle de l’Etat n’a rien de criminel en soi, qu’on ne nous raconte pas de bêtises. Que des questions de praticabilité ou d’adaptabilité à la modernité se fassent jour, soit, mais nous ne pensons pas un instant que le texte coranique interdise l’usage d’une langue dans l’Etat, qui soit différente de l’arabe et qui s’y ajoute. A ce propos, les oulémas algériens condamnant l’extrémisme religieux seraient bien inspirés de donner leur avis sur l’officialisation de la langue berbère, et qu’on en finisse une bonne fois pour toutes avec cet arabisme qui masque ses échecs et frustrations par de violentes diatribes antiberbères. Il est effectivement loin le temps où les grands géographes arabes partaient à la découverte des contrées lointaines d’Asie et d’Afrique pour en rapporter des récits fabuleux sans parti pris. De même, l’islam et le cœur arabe, ce sont la générosité, la magnanimité et la largeur d’esprit, que tant de mots du Coran et de la tradition ont décrites et enseignées à des peuples non arabes. Dans le registre éthique du Coran et de la Tradition, une grande partie exprime une libéralité et une générosité incommensurable du peuple arabe musulman, que les autres ont vite reconnues comme spécificité de cette nation, munificence qui aujourd’hui est mise à mal, par l’improvisation politique et le machiavélisme encroûté de ses décideurs. Serait-ce un si grand sacrilège que d’écrire le berbère, au point de s’attirer les foudres de Dieu comme on écrit le persan ou l’ourdou, langue administrative ? Pourquoi la foudre n’a-t-elle jamais frappé les nombreux administrateurs turcs, perses, indiens qui ont érigé de grands empires musulmans dans leur langue, alors que le berbère ne demande qu’à cohabiter avec l’arabe ? Les Berbères ont-ils été si ingrats envers l’islam, le monde arabe et maintenant l’Algérie libre ? Cette dernière question montre tout le ridicule d’un anti-berbérisme construit dans le déni d’un apport fondamental à l’ère de la civilisation musulmane que les décideurs algériens continuent d’insulter dans l’unique but de nourrir les flammes utiles de la diversion.
Une nation, plusieurs langues
Comme beaucoup d’autres nations, l’Algérie compte plusieurs langues nationales, dont les principales sont l’arabe et le berbère. Mais dire que nous sommes tous arabes, ou que nous sommes tous berbères n’a plus aucun sens aujourd’hui. Ces deux visions du problème sont de faux remèdes, sortes de slogans qui essayent de réduire une faille, mais qui ne préviennent pas contre un naufrage collectif. Lorsque le besoin d’unité nationale se faisait sentir, on pouvait encore recourir à ce genre de raccourci pour rassurer tout le monde et continuer la marche ensemble, mais le contexte actuel de décloisonnement des pensées et de recherche d’authenticité ne permet plus ce genre de collage maladroit. Les plastrons d’antan ne tiennent plus, car le peuple s’informe plus vite que l’Etat qui lui immobile, passéiste, ne se déplace pas, ne voyage pas et reste figé dans le temps. Pourtant, Il ne s’agit guère de tirer sur la corde de l’identité ethnique pour encore mettre en danger l’Etat, mais plutôt de lui redonner les moyens de redéfinir ses politiques culturelles qui le renforceraient davantage. Il est vrai que l’Etat-nation a son mot à dire dans cette affaire, et que pour des besoins de cohésion identitaire, généralement une seule langue peut être admise. Mais laquelle, là est la question, diriez-vous ? Boumediene que l’on a souvent taxé d’antiberbère n’avait qu’un souci en tête, l’unité nationale. Aujourd’hui, au nom de cette même unité nationale, on revendique une plus grande intégration de la langue berbère dans les institutions de l’Etat, qui ne soit pas perçue comme une agression, et qui déboucherait sur un usage officiel.
Les tendances extrêmes
Un monde d’arrière-pensées perdure dans les discours faussement bienveillants voulant faire de chacun d’entre nous soit un Arabe, soit un Berbère. Et même en disant qu’il est possible d’être arabe culturellement par le fait religieux ne convainc plus grand monde, même si des racines berbères y sont accolées. Depuis l’Arabe de souche qui connaît son ascendance, jusqu’au Berbère arabisé tardivement, en Ifriqiya ou ailleurs, il y aurait toute une analyse spectrale à faire en terme de degré d’arabité plus ou moins acceptable, selon la norme suprême, celle des grandes familles d’Arabie descendantes directes d’Ismaël. De même, il est toujours loisible de se revendiquer plus berbère que les autres selon que l’on habite à Tizi Ouzou ou le dernier hameau berbérisant des confins d’El-Bayadh. Se complaire dans une arabité ou une berbérité épurée de toute trace d’extranéité est le tort de beaucoup d’entre nous. Mais recouvrir la réalité du voile de l’uniformité est une autre sorte de koufr bien plus dangereuse, qu’elle concerne l’arabité ou la berbérité. Telle l’autruche qui ne veut pas faire face au problème, se dire purement arabe ou berbère participe de cette cécité intellectuelle qui creuse le fossé identitaire plus qu’elle ne le comble. Non, nous ne sommes ni purement berbères, ni purement arabes. Alors, qui sommes-nous réellement ? Nous sommes les acteurs, arabes ou berbères, d’un repli identitaire fatal qui consiste à ignorer l’existence d’autrui, à le dépersonnaliser, et à le réduire à une portion congrue, à le haïr. Non, nous ne sommes ni berbères ni arabes, mais nous incarnons l’erreur d’une étroitesse intellectuelle, celle de la non-acceptation d’autrui. Le problème identitaire en Algérie, comme ailleurs, ne concerne donc pas la différence linguistique en soi, mais la non-acceptation de cette différence. Dire que tout ira bien quand tout le monde se mettra à parler l’arabe ou bien le berbère ne résoudra rien en Algérie : l’exemple patent des Arabes du Yémen et d’Arabie qui s’entretuent sauvagement, partageant pourtant la même langue et la même religion, alors qu’en Inde des millions de gens cohabitent dans la diversité linguistique, suffit à le prouver.
Les deux fantasmes : tout arabiser ou tout berbériser
Le plus difficile reste à faire en Algérie, c’est ce que donne à penser ces joutes verbales qui feignent une acceptation réciproque sous couvert d’une algérianité bien pensante, mais encore imbibée de haine. Ceux et celles qui, d’expression arabe, dénoncent le particularisme kabyle ne prendront jamais la peine d’ouvrir un livre de chleuh ou de chaoui. Il incombe de quitter cette algérianité hypocrite qui se décline faussement en berbérité ou en arabité de circonstance, mais qui cache encore des germes ethnocentriques. Sous les slogans «nous sommes tous berbères, mais arabisés, ou bien nous sommes tous arabes, car musulmans», nous ne faisons que retarder l’échéance d’une compréhension approfondie de l’autre en Algérie, de la reconnaissance de l’altérité féconde qui est la seule voie de salut, contre le modèle impossible du «un Etat national par langue». Il faudra néanmoins encore beaucoup de courage individuel afin de parvenir à ce stade de civilisation où la langue de l’autre sera plus importante que la sienne. Mais cette voie est la seule qui fasse droit à un processus civilisateur en accord avec la nature humaine, celle qui se propose d’aller de l’avant, d’aller vers l’autre qui est le véritable enrichissement plutôt que de se recroqueviller sur soi-même, comme le font la majorité des Algériens d’aujourd’hui, espérant encore cacher leur haine par de pseudo-discours réconciliateurs. Il faut sortir de cet enclavement culturel qui rend aveugle : le problème n’est pas d’apprendre l’arabe, mais de n’apprendre que l’arabe de sorte à se garantir une porte au paradis. Il ne faut pas non plus considérer qu’un retour vers le berbère purifié de tout emprunt arabe débouchera vers plus de bien-être intellectuel ou économique, signifiant la fin d’une aliénation. Il est clair que personne, dans cette perspective, n’obtiendrait gain de cause. L’entreprise d’arabisation totale de l’Afrique du Nord n’a pas encore commencé qu’elle semble déjà terminée. Quant à la berbérisation en marche forcée de cette partie du monde, elle ne participe que du fantasme impossible à réaliser. Alors que les nations développées envoient leurs chercheurs pour apprendre les langues les plus rares d’Afrique, d’Asie, et d’Amérique, nous ne sommes même pas capables, nous-mêmes, de susciter l’intérêt linguistique de nos compatriotes : combien d’Algériens arabophones apprennent le kabyle, le chaoui, le targui ? A Alger, on ne daignerait même pas apprendre le dialecte oranais. Chacun pour soi et Dieu pour tous. Combien de Chaouis apprennent le kabyle ? Combien de Kabyles apprennent le chaoui ? C’est le rejet de l’autre, et le repli identitaire qui nous caractérise. Combien d’arabophones algériens apprennent les langues de nos voisins, l’espagnol, l’italien ? Très peu. Honteusement peu, car nous souffrons de cet enclavement mental qui consiste à voir l’héritage linguistique de nos parents comme une fin en soi et même un orgueil plutôt que comme un point de départ, un humble acquis qui permettrait d’aller vers l’autre, comme l’affirme si bien le Coran. Combien de musulmans algériens apprennent l’ourdou, le persan, l’indonésien ? Qu’il soit linguistiquement berbère, arabe, ou algérien, nous avons toujours à faire à la même personne, celle qui revendique une supériorité ethnique du fait de sa langue maternelle, supériorité qui fait pâle figure devant tous ces Danois, ces Américains, ces Français qui passent des années à apprendre les dialectes africains les plus méconnus.
Le décloisonnement des esprits
Il faudra beaucoup de perspicacité et de courage à l’Etat algérien pour quitter cette camisole de force de l’unicité linguistique en officialisant la langue berbère et penser contre les arabistes et les berbéristes, ceux qui clament leur différence, piégés par les pouvoirs politiques dans leur souffrance d’une vision autiste du monde. Et ce n’est pas chanter béatement les louanges de la diversité que de rappeler la nature spécifiquement étriquée d’un peuple qui par méconnaissance se construit une prison linguistique au lieu de s’abreuver à la source de tous les savoirs. Le repli identitaire est un abyme sans fond qui enferme l’esprit au plus profond de soi et le dépose dans une tombe infernale. Comme ce grand tombeau du monde arabe sur les traces duquel les nouveaux berbéristes courent pensant se libérer d’un joug. Ce tombeau qui emprisonne les esprits réfractaires au don, à l’ouverture, à la compréhension. Combien d’Arabes apprennent le hindi, le lithuanien, le berbère, le quechua ? Le monde musulman s’est suicidé le jour où il s’est dit arabe avant tout. Arabe contre les Turcs, arabe contre les Perses, arabe contre les Berbères, arabe contre les Indonésiens… Aujourd’hui, on feint par condescendance de se reconnaître berbère à temps partiel sans avoir jamais pris la peine de lire une page de cette langue. Et pour le bien de l’Algérie qu’on prétend défendre, on s’autorise quelques réflexions qui ne font que réverbérer les propos ethnocentristes des uns et des autres. Ana arbi ! : Ah ! enta arbi ? Emmala ana qbaili ! C’est la réponse du berger à la bergère (tout à fait explicable), et cela n’en finit plus, surtout qu’il en existe une nouvelle version, celle de l’hypocrite qui consent à accepter une différence qu’autant qu’elle ne l’oblige pas au premier chef à ouvrir une grammaire de berbère ou d’arabe. Combien de présidents algériens de la République ont-ils prononcé un discours en berbère, ne serait-ce que pour apaiser les cœurs et déclencher un sourire de reconnaissance ? Avant de distribuer les points de la bonne algérianité, il faudrait encore avoir le courage d’affronter la réalité ethnique algérienne, dans ses composantes arabe, berbère, africaine, européenne. Evidemment, il n’est pas question de recréer un patchwork ou une autre tchektchouka nationale, mais d’accepter l’autre et de le rencontrer au lieu de faire semblant de l’accueillir. Obliger autrui à se soumettre à un véritable diktat linguistique a été contre-productif non pas du fait de la langue elle-même, mais de son emploi idéologique contre l’idée même d’une rencontre et d’un dialogue entre les peuples. Les langues ici ne sont que des instruments pervertis pour affirmer sa propre supériorité ethnique sur autrui, au lieu de viser à une rencontre des cœurs et des esprits. Alors, on peut toujours fantasmer sur un retour des Arabes dans la péninsule, ou sur une disparition totale de la langue berbère en Afrique du Nord, mais la réalité d’une acceptation nécessaire de l’autre semble être le passage obligé pour que cesse l’incompréhension réciproque et le déni identitaire, sources de haine et d’exploitation médiatique. Car en définitive, il n’y aura jamais d’Algérie sans décloisonnement des esprits, et jamais de décloisonnement des esprits sans Algérie.
Dr Arab Kennouche
 

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