Une contribution de Youcef Benzatat – Séparation ethnique des Algériens : les tamiseurs persistent
Une nation se fonde sur la durée, laissant au temps d’ajuster ses errements, d’apaiser les antagonismes, d’écarter les calculs intéressés, pour ne laisser place qu’à la cristallisation des valeurs qui fondent les contours de l’intérêt commun et des règles qui président au vivre ensemble et qui permettront à tous ses membres de s’y reconnaître et d’être représentés. Si avant, pendant et après la guerre de Libération nationale, les élites s’étaient fait piéger elles-mêmes face à l’impératif de sa fondation, en ayant commis le coup de force le plus larvé, sous la conduite de calculs des plus justifiés aux plus intéressés, pour faire de la dimension identitaire l’antagonisme le plus meurtrier et l’impasse majeure au parachèvement de sa fondation, il revient aujourd’hui aux élites de la nouvelle génération de défaire ce piège par un débat responsable afin de se réconcilier avec elle-même. Si nos aînés étaient contraints par la devise «l’Algérie indépendante avant tout», en étant acculés au recours à l’idéologie de combat par la neutralisation de tout antagonisme, pour mettre fin à la méprise coloniale pour les uns et pour les convoitises du pouvoir pour les autres, il en va autrement pour les moyens et les objectifs de la nouvelle génération, qui doit œuvrer au parachèvement de ses fondations. Le débat responsable pour ce noble objectif doit nous prémunir de toute errance pouvant mettre en péril notre indépendance, chèrement acquise, afin de ne pas laisser à la génération à venir une Algérie à feu et à sang, divisée, démembrée, pour finir par être recolonisée. A cette fin, les termes du débat doivent se fonder sur les impératifs de ce seul objectif et non pas de renouer avec les erreurs de nos aînés ou de reconduire leurs errements aux conséquences tragiques. L’honnêteté intellectuelle devrait être de rigueur et le dévouement égal à l’abnégation par laquelle nos aînés avaient brisé l’épée de l’injustice coloniale. Décloisonner la pensée et se défaire de son esprit étriqué, c’est d’abord commencer par soi-même ! S’élever plus haut que les petitesses et les mesquineries de bas étage qui nous poussent à pervertir le discours de la partie adverse, en le ramenant à ses propres désirs fantasmés, par «l’opposition d’Arabes contre Berbères». En adoptant une attitude pragmatique à même de faire jaillir la vérité nécessaire sur nous-mêmes et avoir le courage d’affronter notre réalité complexe et lui reconnaître sa part de transculturalité et la composante métisse de sa population. Ce vers quoi devrait tendre la nation, qui serait fondée sur une république de citoyens. Des Algériens à part entière, ni Arabes ni Berbères, qui partagent les mêmes valeurs de justice et de liberté et des devoirs de travail et de respect mutuel. L’esprit étriqué que l’on doit combattre doit s’ouvrir sur l’autre et dépasser la régression vers une nation de race, d’ethnies et de tribus. Car l’Algérie n’a jamais été arabe et elle a cessé d’être exclusivement amazighe avec l’établissement des premiers comptoirs phéniciens sur les rives sud de la Méditerranée. Dans sa division biraciale de la population, tout ce qui n’est pas considéré comme arabe ou amazigh est un indu citoyen pour le tamiseur de la séparation ethnique des Algériens. On peut remonter jusqu’à la colonisation romaine pour retrouver les ascendants des premiers métissages avec la population amazighe. Bien avant eux, les Hébreux étaient déjà établis dans le royaume numide. Les populations noires qui peuplent le Grand Sud, et qui ont comme origine l’Afrique subsaharienne, n’ont pas cessé de traverser le Sahara pour venir se mêler aux populations locales et même de s’y établir sur des terres complètement vierges. Des Turcs ottomans, des descendants d’Européens établis dans le sillage de la colonisation française sont eux aussi venus enrichir le peuplement de l’Algérie et se mêler aux populations locales, déjà fortement métissées. L’aveuglement du tamiseur dans sa quête de la pureté ethnique le fait dériver vers la répugnance de tout ce qu’il n’est pas lui-même. Indigné par la hantise de la «bâtardise», entendu dans sa rhétorique sournoise en termes de «patchwork» et de «tchektchouka nationale». Le tamiseur pêche par une malhonnêteté intellectuelle caractérisée, en pervertissant le discours responsable, et s’autoproclamant champion de la moralité de l’union nationale. Car le véritable discours responsable est celui qui plaide la citoyenneté au-delà de toute appartenance ethnique, culturelle ou cultuelle, dans une quête de transculturalité à bâtir, pour dissiper les antagonismes meurtriers et tout en permettant à chaque citoyen de se sentir représenté, respecté et reconnu. La revendication de la liberté d’expression doit nous prémunir contre la stigmatisation de l’opinion qui ne s’accorde pas avec la nôtre, en versant des arguments responsables dans le débat, et non pas se dresser violemment en meute, à l’image des jeunesses hitlériennes d’entre les deux guerres, défilant dans les rues de Berlin et braillant à tue-tête la pureté de la race aryenne ! La revendication de la généralisation de tamazight est une chimère, qui aura pour conséquence plus d’exacerbation encore des tensions identitaires, comme le fut l’arabe classique. L’avenir de la langue nationale est à puiser dans la langue de communication de tous les jours entre les Algériens. Une véritable langue vivante qui s’accommode de toutes les situations nouvelles. Elle est la langue du travail et de l’urgence des situations. Demain, elle sera la langue de l’école, à travers laquelle tous nos enfants bâtiront un vivre ensemble sans ressentiments. La derdja ne se pose pas en différenciation avec la langue tamazight, elle est son développement pragmatique depuis l’arrivée des premiers conquérants sur nos terres, qui l’ont nourrie et enrichie, les uns plus que d’autres certes, mais le dernier mot fut toujours l’œuvre du génie créatif populaire. La hogra,la chkara,la harga,la chita sont de pures inventions du génie populaire, qui répondent à des situations actuelles et nouvelles qu’aucune langue officialisée ou «officialisable» n’est en mesure d’élaborer. Car le langage est ce par quoi l’homme s’approprie le monde qui le détermine et fonde sa relation à autrui. Dans ces conditions, il n’y aura pas d’Algérie sans tous ses enfants, comme il n’y aura pas de citoyens sans transculturalité.
Youcef Benzatat