Projet de loi de finances 2016 : l’oligarchie contre la société (II)

Par Noureddine Bouderba – Certains experts nous répètent souvent que l’Algérien est un goinfre coupable de surconsommation et de gaspillage, mais évitent soigneusement de nous préciser leurs références et leurs normes, et lorsqu’il leur arrive de donner des chiffres, ils nous balancent souvent des chiffres qui ne correspondent pas à la réalité. Or, que nous apprennent les chiffrent officiels ? L'analyse de l'évolution de la part de la consommation des ménages dans le PIB, en comparaison avec celle de l'investissement, met en évidence l'iniquité de la répartition des richesses en Algérie au profit du capital et au détriment des citoyens qui vivent de leur labeur. La part de la consommation des ménages était égale à 61,8% en 1989 soit une valeur très proche de celle enregistrée dans les pays voisins et dans les pays de l'OCDE. Depuis 1990 et sous l'effet du programme d'ajustement structurel imposé par le FMI, ce ratio n'a cessé de diminuer pour atteindre 51,6% en 1995, 41,6% en 2000 et 30,2% en 2008. A partir de 2009, et suite à la hausse relative des revenus salariaux, elle a commencé à se redresser légèrement pour se situer à 36,4 % en 2014, mais sans jamais atteindre ses niveaux des années 1980. A titre de comparaison, la part de la consommation des ménages dans les pays voisins ainsi que la moyenne observée dans tous les pays de l'OCDE a, depuis les années 1980, oscillé entre 60% et 70% du PIB. En 2013, elle était égale à 60,8% au Maroc, 68% en Tunisie, 80,8% en Egypte et 61,8% en moyenne dans les pays de l'OCDE. Cette baisse de la consommation des ménages en Algérie s'est faite, bien sûr, au profit des entrepreneurs à travers la formation brute du capital fixe dont le ratio FBCF/PIB, après avoir oscillé entre 20% et 25% de 1989 à 2007, a explosé pour dépasser dès 2009 celui de la consommation des ménages/PIB (soit 36,7% contre 36,4% en 2014). Pourtant, cette évolution de l'investissement ne s'est pas traduite, ces dernières années, par des taux de croissance économique en rapport avec ce ratio. Même exprimée en dollars 2005 constants (pour tenir compte de l’inflation), la consommation par an et par habitant des ménages en Algérie est inférieure à 1 000 dollars alors qu’elle dépassait 1 200 dollars durant la période 1981-1987. L’enquête sur la consommation des ménages pour 2011 réalisée par l’ONS a mis en évidence que la part des dépenses globales pour l'alimentation a été de 41,78% en 2011, mais une analyse par déciles permet d’affirmer que 80% de la population (D1 à D8) consacrent plus de 50% de leurs dépenses réelles (hors loyers fictifs) à l'alimentation (ce coefficient budgétaire dépasse 60% pour les 30% d’Algériens les plus démunis contre 28% seulement pour les plus aisés (D10)). Certains ont conclu hâtivement que les Algériens sont des boulimiques qui ne pensent qu’à leur ventre (comprenez l’Algérien lambda, car les riches n’y consacrent que 28%). En 1857, le statisticien prussien Engel mettait en évidence que «plus une famille est pauvre, plus grande est la proportion de ses dépenses consacrée à l'alimentation». Cette loi continue d'être pertinente aujourd’hui à tous les niveaux de développement et dans toutes les régions du monde. Elle met en évidence la pauvreté qui sévit en Algérie et les inégalités qui l’accompagnent comme l’illustrent les ratios ci-dessus, mais aussi l’écart qui sépare le niveau de vie de l’Algérien de celui d’un citoyen des pays de l’OCDE, puisqu’en moyenne ce dernier ne consacre que 15% à l’alimentation. En matière de consommation d’énergie, les anti-subventions ont recours parfois à la surenchère en guise d’arguments afin de frapper les esprits. Ils nous disent par exemple «qu’encouragée par les bas prix, la consommation énergétique de l’Algérie a triplé entre 2005 et 2014» et «la consommation moyenne d’énergie de l’Algérien est le triple de la moyenne mondiale» (El-Watan du 05/10/2015). En réalité, entre 2005 et 2014, la consommation n’a augmenté que de 73% et non 200% (Aprue). En 2012, par habitant et par an, un Algérien a utilisé, en moyenne, 1 237 kg d'équivalent pétrole (kgep) d'énergie contre une moyenne mondiale de 1 898 kgep/hab et 4 182 kgep pour un citoyen des pays de l'OCDE. Même comparé aux citoyens de tous les pays exportateurs du pétrole du monde, l’Algérien est celui qui consomme le moins d'énergie en comparaison avec le Libyen (2 729), l'Iranien (2 883), le Vénézuélien (2 558) et très nettement au-dessous de la consommation moyenne d’un résident des pays du Golfe (supérieure à 6 000 kgep/hab dans chacun d'entre eux) – données Banque mondiale 2015. La même constatation peut être faite en matière de consommation d'électricité. En 2012, l'Algérien a consommé, en moyenne, 1236 kWh contre une moyenne mondiale de 3 064 kWh par habitant (8 082 kWh/hab pour les pays de l'OCDE). Là aussi, l'Algérien se retrouve dernier au classement en comparaison avec ce que consomment en moyenne les citoyens dans la totalité des pays exportateurs du pétrole. Cette consommation est de 2762 kWh/hab en Iran, 3 413 au Venezuela et 4 707 en Libye. Au même moment, un citoyen des pays du Golfe a consommé entre 8 400 kwh/an (Arabie saoudite) et 16 000 kwh/hab (Qatar). Même en Tunisie (avec 1 411 kWh/hab/an) et en Egypte (1 700 kWh/hab), pays importateurs de pétrole et de gaz, la consommation d’électricité par habitant a été supérieure à celle de l’Algérie (BM-2015). Même en termes de développement durable, en 2011, le taux d’émission de CO2 en Algérie (3,316 Tm/hab) est largement inférieur à la moyenne mondiale observée (4,94 Tm/hab) et à celui enregistré dans chacun des pays producteurs d’hydrocarbures (BM-2015).
Au sujet des prix de l’électricité et des carburants
Comme noté plus haut, tous les pays en voie de développement producteurs d’hydrocarbures subventionnent les prix de l’énergie en prenant comme référence le coût marginal de long terme afin de faire bénéficier leur population et non les multinationales ou les capitalistes locaux de la rente. C’est ce que veulent annuler les néolibéraux pour orienter ce différentiel vers le capital pudiquement désigné sous le vocable investissement, même s’ils nous disent que ce différentiel pourra être orienté vers la santé et l’éducation. Pourtant, ne craignant nullement la contradiction, les anti-subventions, dès qu’on leur parle santé, nous assènent que les soins coûtent très cher à l’Etat et qu’il appartient au citoyen de mettre la main à la poche ou que la quantité n’a pas donné de résultats dans l’éducation et qu’il faut cibler la qualité maintenant en instaurant une sélection, par l’argent bien sûr. Le FMI, la Banque mondiale, les spécialistes locaux, certains politiques et le gouvernement pour justifier l’augmentation des prix de l’électricité et des carburants nous balancent que «tous les pays abandonnent les subventions, le Koweït les a supprimées, les Emirats arabes ont fait de même ainsi que les Etats-Unis ». Or, qu’en est-il en réalité ? En octobre 2014, le Koweït a triplé le prix du diesel et du kérosène, carburants qui sont très peu consommés, en les portant de 19 cents de dollar à 59 cents par litre, mais a maintenu intacte la subvention de l’électricité et de l’essence qui est le carburant le plus utilisé dont le prix à la pompe est toujours 0,22 cent de dollars le litre. A titre comparatif, en 2014, le litre d’essence coûtait 0,27 cent de dollars le litre. En Arabie Saoudite, le litre d’essence coûte 0,16 cent de dollars et au Venezuela 0,08 cent de dollar le litre. Mais le plus important est que les «subventions d’énergie» représentent une très grande part dans le revenu des Algériens comparativement à ces pays qui ont des salaires autrement plus élevés qu’en Algérie. L’Arabie Saoudite, par exemple, a dès le début de l’hiver arabe, que certains appellent printemps, décidé d’octroyer l’équivalent de deux mois de traitement à tous ses fonctionnaires qui bénéficiaient déjà de très hauts salaires. Ce qui est le cas de tous les pays du Golfe.
Faut-il cibler les transferts sociaux ?
Le gouvernement a déclaré vouloir supprimer les transferts sociaux et les subventions en les remplaçant par des transferts ciblés en direction des démunis. Les sociologues suédois Walter Korpi et Joakim ont identifié ce qui est connu sous le vocable du paradoxe de la redistribution qui stipule que «plus les programmes sont ciblés vers les pauvres, plus leur qualité et leur taille s’amenuisent, jusqu’à ne plus permettre de réduire véritablement la pauvreté et l’inégalité» (Korpi et Palme, 1998). Amartya Sen a noté pour sa part que «les bénéfices destinés exclusivement aux pauvres finissent souvent par être de pauvres bénéfices» (Sen, cité dans Mkandawire, 2005). Plusieurs études confirment que les mesures universalistes réduisent davantage la pauvreté que les programmes ciblant directement les pauvres, notamment parce que la taille du budget consacré aux mesures sociales n’est pas fixe (Pontusson, 2005 ; Mahler et Jesuit, 2006). En 2012 un rapport de l’OCDE, organisme qui a pourtant toujours défendu le ciblage, notait que dans les pays où les transferts ne sont pas universalistes, mais ciblés «les inégalités du revenu disponible des ménages comme le taux de pauvreté sont nettement supérieurs à la moyenne de l’OCDE» (Inégalités de revenus et croissance : le rôle des impôts et des transferts-OCDE-2012). En 2014, l’OCDE, toujours, va plus loin en affirmant que «lorsque les systèmes de transferts sociaux sont fortement ciblés, les baisses des dépenses sont davantage susceptibles de nuire aux plus démunis» (OCDE : panorama de la société 2014) et qu'au «Brésil, les revenus du travail ont contribué pour 58% au recul des inégalités entre 2001 et 2011. Les transferts sociaux viennent en seconde position avec une contribution de 23% tandis que les transferts monétaires conditionnels (transferts ciblés) y ont contribué pour 13 %» (OCDE novembre 2014). Comme on le voit, le ciblage ne vise qu’à réduire la protection sociale et ne fera que creuser les inégalités et augmenter la pauvreté.
Mais où trouver l’argent pour financer le budget de l’Etat ?
– La relance de la croissance par la relance de l’investissement productif et la lutte contre les compradores ;
– la création de l’emploi et l’augmentation du taux d’activité surtout des femmes qui avec 15 % est l’un des plus faibles au monde ;
– la lutte contre la corruption, l’instauration de la démocratie, de la transparence et de la justice sociale gages de la mobilisation et de la cohésion de la nation.
En 2013, les exonérations et autres réductions fiscales se sont élevées à 1 150 milliards de dinars (chiffres du ministère des Finances), soit l’équivalent de 14,74 milliards de dollars sans contrepartie réelle pour l’économie. Le rapport de la Cour des comptes pour l’exercice 2011 fait ressortir un montant édifiant de restes à recouvrer (RAR) de l’ordre de 7 937 milliards de dinars au 31 décembre 2011. Tous les spécialistes évaluent l’évasion fiscale au bas mot à 300 milliards de dinars. En 2013, 6 349 000 occupés sur un total de 10 788 000 relevaient du secteur privé dont trois millions de salariés et 3 349 000 de non-salariés (ONS 2013). Le nombre des travailleurs salariés non déclarés à la sécurité sociale était de 4 578 000. Par statut, trois salariés sur quatre (75,5%) du secteur formel n’étaient pas affiliés contre deux indépendants sur trois (69%) pour le secteur informel. Autrement dit, c’est dans le secteur formel que la plus grande fraude est enregistrée. Calculée sur la base du salaire national moyen du secteur privé (ONS 2014), le montant de l'évasion sociale pour l'année 2014 est estimé ainsi à 650 milliards de dinars, soit pratiquement l'équivalent de la totalité des pensions de retraite servies par la CNR et la Casnos cette année. La moitié de cette évasion relève du secteur privé formel. En conclusion, les députés de la présente APN resteront dans l’histoire, quel que soit leur vote. Ils seront les représentants du peuple qui auront su dire non au bradage du patrimoine national tout en préservant la cohésion de la nation ou plutôt ceux qui ont légalisé ce bradage avec toutes ses conséquences annoncées.
N. B.
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