Pourquoi l’Arabie Saoudite a déjà perdu la guerre au Yémen

Par Houria Aït Kaci – L’opération «Tempête décisive» menée par la coalition dirigée par l’Arabie Saoudite, le 26 mars, avec l’appui des Etats-Unis, visait avant tout à empêcher le Yémen d’exploiter librement ses ressources énergétiques avec le concours des partenaires de son choix (Brics et Iran). Cette intervention a été dictée par des considérations économiques et géopolitiques, véritables enjeux des guerres qui secouent le Proche-Orient actuellement. Mais l’Arabie a déjà perdu cette guerre et l’un des signes avant-coureurs n’est- il pas la pénétration en profondeur du Sud saoudien par les forces yéménites qui annoncent une proche libération de Najran ? Le motif réel de cette agression, qui a bafoué la souveraineté de ce pays le plus pauvre de la Péninsule arabique, est de le priver du droit de choisir ses options et partenaires économiques pour assurer son développement, contrairement au prétexte avancé par la coalition, qui était de stopper l’extension des «rebelles houthis chiites» aux villes yéménites du Sud après avoir pris le contrôle de Sanaa et celles du Nord. L’opération «Tempête décisive» a été déclenchée pour empêcher le Yémen de développer un partenariat avec les Brics. L’agression par l’Arabie Saoudite contre son voisin est intervenue quelques jours seulement après des accords de partenariat signés avec l’Iran et d’autres en phase de négociations avec la Russie et la Chine, suite aux changements qui se sont produits au Yémen (révolution du 21 septembre) qui ont amené le Yémen, qui a toujours souffert de la mainmise de son puissant voisin, comme le montrent les différents conflits ayant opposé les deux pays au cours de l’histoire. «En 2014, après la démission du président Hadi (qui s’est enfui à Riyad), on a commencé à chercher de nouvelles alternatives et nous avons décidé de nous tourner vers la Russie et l’Iran pour développer des projets dans le secteur de l’énergie», affirme le chercheur et activiste yéménite Ismail Wajih, de passage à Alger. «Nous avons commencé des discussions avec la Russie où s’est rendue une délégation yéménite en vue d’un accord pour l’exploration et l’exploitation du pétrole et du gaz. Une délégation russe de son côté a effectué une visite à Sanaa, en décembre 2014, et s’est rendue au port de Hodeïda. Les négociations qui étaient sur le point d’aboutir portaient sur un accord avec Gazprom pour opérer en mer Rouge dans les champs d’hydrocarbures à Hodeïda, Taiez et Jawf. D’autres sociétés russes devaient également intervenir. Mais quelques jours après, la coalition saoudienne a coupé court à tous ces projets, avec son agression», soutient I. Wajih. La presse yéménite avait d’ailleurs rapporté, à ce moment-là, qu’une délégation yéménite s’était rendue à Moscou pour discuter de la coopération économique, notamment dans le secteur de l’énergie, où les sociétés russes devaient opérer, après le départ des autres sociétés étrangères, dont la compagnie française Total principal opérateur présent au Yémen et dont le contrat prenait fin en mai 2015. Il faut rappeler, à ce sujet, ce que la chaîne Sky News a révélé à propos de l’existence, tenue au secret par les Etats-Unis et l’ancien gouvernement yéménite, du «plus grand puits de pétrole yéménite, dans le monde, un puits qui pourra faire du Yémen le pays le plus riche de la région», contenant 34% des réserves mondiales, soit le même niveau qu’en Arabie Saoudite. A ce même propos, le journal libanais Ad-Diyar écrit : «Il semble que ces puits de pétrole, qui sont à Al-Jouf (frontières) et Maarib, sont à l'origine de la guerre déclenchée au Yémen, la guerre à laquelle participent les Etats-Unis et l'Arabie. L'ancien gouvernement yéménite avait l'intention d'impliquer les compagnies russes aux côtés des compagnies britanniques et américaines, mais en raison d'une divergence de vues, l'annonce de cette grande découverte a été interdite». Pour sa part, le site américain International Business Timesrelevait : «Le groupe houthi est à la recherche d'un nouveau partenariat économique avec la Chine et la Russie» et les représentants des gouvernements chinois et russes ont rencontré séparément les dirigeants du groupe pour discuter de l'établissement d'alliances économiques, quatre jours avant l’annonce devant le Parlement de sa démission par le président yéménite Abd Rabbo Mansour Hadi, le 22 janvier 2015. La Chine est le premier partenaire commercial du Yémen et le volume des échanges commerciaux entre les deux pays, en 2013, était de plus de cinq milliards de dollars. Concernant l’Iran, le même chercheur et activiste yéménite, I. Wajih, explique : «Suite aux attaques constantes de l’Arabie Saoudite contre notre alimentation en énergie électrique, nous avons conclu un accord avec l’Iran pour l’installation d’une centrale électrique d’une capacité de 200 MW, mais l’agression du 26 mars a mis fin à tout cela». La presse yéménite du 11 mars a rendu compte de la signature d'un accord de partenariat économique avec l'Iran comprenant plusieurs domaines, notamment le pétrole, l'électricité, le commerce, les échanges économiques et le transport aérien (avec 14 vols par semaine). Début mars, un vol direct en provenance de Téhéran atterrit à l'aéroport international de Sanaa, mettant fin au passage obligé de Riyad. Cette réorientation économique, impliquant un nouveau type de partenariat gagnant-gagnant, aurait pu se faire sans accroc si l’Arabie Saoudite ne cherchait pas à maintenir à tout prix le Yémen sous sa tutelle. Pourtant, l’Arabie Saoudite, pays puissant et riche, aurait pu, si elle l’avait voulu, aider son voisin à se développer. Or, non seulement elle ne l’a pas fait, mais elle l’empêcha de se tourner vers des partenaires qui l’aident à exploiter ses ressources dans le sens de ses intérêts nationaux. Au plan géopolitique, le contrôle du passage maritime stratégique de Bab El-Mandeb, assurant un accès à la mer Rouge et à l’océan Indien pour le transport du pétrole et d’autres marchandises, vital pour le commerce avec l’Asie et la Chine notamment, n’est pas étranger aux enjeux de la guerre au Yémen. Des batailles très dures se sont déroulées au cours des derniers mois entre les forces yéménites et celles de la coalition qui voulaient s’en emparer. Dans la même région, le port d’Aden suscite aussi des convoitises de la part des Emirats arabes unis, un membre de la coalition arabe, qui a pris une part active à l’intervention terrestre au sud du Yémen, afin de contrecarrer les projets de modernisation et d’extension du port d’Aden qui l’auraient placé bien avant celui de Dubaï et aussi pour pouvoir disposer aussi d’un accès à la mer Rouge. Outre ces raisons économiques, le royaume saoudien, voyant approcher la fin de la crise politique et de l’instabilité au Yémen depuis le fameux «printemps arabe» en 2011, et alors qu’un accord avait été conclu pour la création d’un conseil présidentiel, composé de représentants des principales composantes politiques : Ansar Allah (Houthis), le parti du Congrès populaire de l’ex-président Ali Abdallah Saleh et le parti Islah (Frères musulmans), déclencha l’attaque du 26 mars, qui mis fin à cette issue pacifique et plongea le Yémen dans une guerre des plus sanglantes, avec 57 000 victimes (selon l’ONU) surtout des femmes et des enfants.
Pourquoi l’Arabie a échoué
Dernièrement, au moment où il était question de la reprise du dialogue politique à Genève, des informations, non officielles, ont été publiées sur la toile, sur la disponibilité de l’Arabie Saoudite à mettre fin à la guerre au Yémen, à condition que les forces populaires et l’armée yéménite se retirent des frontières saoudiennes et ne manifestent pas d’opposition au président démissionnaire Abd Rabbo Mansour Hadi et son gouvernement siégeant à Aden. L’Arabie, qui renonce ainsi aux autres conditions posées jusque-là, comme celle du retrait des villes par «les milices houthies» et la remise de leurs armes, ne vient-elle pas ainsi implicitement d’avouer son échec (qui était prévisible) dans le bourbier yéménite ou «le nouveau Vietnam» ? Cet échec est patent, lorsqu’on voit que l’opération «Tempête décisive», qui devait durer quelques jours seulement et stopper l’avancée des «milices chiites», n’a pas réalisé ses objectifs et que bien au contraire, elle s’est retrouvée face à une nouvelle donne : un nouveau front, interne, ouvert par les forces yéménites à ses frontières, à Jizan, Al-Assir et Najran (anciens territoires yéménites occupés par l’Arabie Saoudite en 1934). Au lieu d’une seule guerre, l’Arabie se retrouve maintenant avec deux guerres sur les bras, l’une au Yémen et l’autre sur son propre territoire ! Pas moins de 10 km en longueur et 250 km en largeur à l’intérieur du royaume saoudien (selon Ismail Wajih) sont passés sous le contrôle des forces yéménites (armée et comités populaires proches d’Ansar Allah), ainsi que des villes, des villages entiers. Douze bases militaires ont été prises à l’armée saoudienne qui a perdu au moins 80 militaires et des dizaines de véhicules, chars et blindés. La conquête de la ville saoudienne de Najran approche, une nouvelle étape de la guerre au Yémen. Selon l’agence officielle Saba, l’armée et les forces populaires yéménites approchent de plus en plus de la conquête de la ville saoudienne de Najran, citant le porte-parole de l’armée yéménite, le général Charaf Loqman, qui a déclaré le 3 décembre que «les forces yéménites encerclent actuellement les villes saoudiennes de Jizan et Najran, et attendent la décision politique pour y pénétrer». «L’armée yéménite mène des opérations, dans les trois provinces de Najran, Jizan et Al-Assir. Les forces yéménites ont pris le contrôle des montagnes donnant sur la ville de Najran et nous attendons l’ordre d'y pénétrer, et dès qu’un tel ordre sera émis, nous sommes prêts à libérer la ville des mains des occupants, car, en principe, Najran est une ville qui appartient au Yémen», a-t-il souligné. Ces derniers jours, les forces yéménites ont intensifié leurs bombardements contre plusieurs positions militaires à Najran, dont le site Al-Mekyal et pris le contrôle de trois bases militaires sur le mont Al-Chorfa, malgré les frappes saoudiennes en soutien à leurs soldats, dont plusieurs ont été tués lors de ces attaques au cours desquelles 10 blindés saoudiens ont été détruits. La guerre au Yémen entame une nouvelle étape avec «l’intensification des opérations militaires contre les agresseurs, dans le droit fil du choix des options stratégiques, à leur encontre» et qui s’inscrit dans le cadre «d’une grande lutte nationale pour défendre le pays et préserver ses capacités», a souligné Loqman. Par ces informations, les forces yéménites viennent ainsi d’apporter leur réponse à la demande de retrait des frontières saoudiennes, comme une des conditions pour l’arrêt de la guerre au Yémen et ce, au moment où l’on évoque la reprise prochaine des négociations de Genève 2. La guerre sur «le territoire de l’ennemi» très peu médiatisée, qui a pris de l’importance, se déroule en même temps et comme une réponse aux raids de l’aviation de la coalition qui font toujours plus de victimes civiles. Elle dénote aussi que les stocks d’armements yéménites, les missiles notamment, n’ont pas pu être détruits, comme le voulait la coalition. Les missiles et les roquettes des forces yéménites ciblent quotidiennement les positions de l’armée saoudienne aux frontières et celles de la coalition à l’intérieur du Yémen. «Alors que nous, nous ne ciblons jamais les civils, les troupes saoudiennes, qui ne peuvent même pas défendre leurs villes et villages, se livrent aux bombardements de notre population civile qui souffre, surtout aux frontières, comme à Saada, où l’ennemi pratique la politique de la terre brûlée et utilise des armes interdites», dit Wajih. L’échec de l’Arabie au Yémen se reflète aussi à travers la perte des batailles de Bab El-Mandeb par les troupes de la coalition et ses alliés saoudiens, qui n’arrivent pas à avancer à Maarib et Taez, malgré le renfort de soldats de plusieurs pays, dont des Soudanais et des Colombiens. A Maarib, selon des informations rapportées par le quotidien Al-Khabarle 30 novembre, une médiation envoyée par la coalition et leur allié, le président Abd Rebbo Mansour Hadi, a tenté de négocier une trêve permanente avec les tribus Jahm, de Sirwah, qui ont imposé un blocus les empêchant d’avancer vers Sanaa. Ces tribus alliées des comités populaires et de l’armée yéménite ont opposé une fin de non-recevoir. Les chefs des tribus Jahm ont exigé d’abord un arrêt des frappes aériennes et des excuses pour tous les crimes commis par l'aviation de l’Arabie, qui a lancé sur le district de Sirwah, au cours des trois derniers mois, plus de 2 756 raids aériens. Sur le terrain des opérations, la coalition de plus de dix pays, aidée par les Etats-Unis et d’autres pays occidentaux, n’a pas réalisé de percée et selon Wajih, les forces populaires yéménites contrôlent toujours entre 60% et 70% du territoire, à l’exception d’Aden sous l’emprise d’Al-Qaïda, depuis le retrait tactique des forces d’Ansar Allah de cette ville du sud du pays en juillet. Or, dans le gouvernorat d’Aden, devant servir de siège provisoire au président Hadi, Al-Qaïda vient encore de s’emparer d’une nouvelle ville, Jaar, à Abyane, sans rencontrer de résistance de la part des forces de la coalition et leurs milices alliées, pourtant présentes, selon le journal libanais Al-Khabar.Cette nouvelle prise permettra aux groupes takfiristes d’Al-Qaïda et de Daech de renforcer leur présence dans le Sud yéménite après la prise de Moukalla, capitale du Hadramaout, en avril dernier, toujours sans résistance de la part des forces de la coalition arabe. Alors que l’objectif déclaré de l’intervention du 26 mars était d’empêcher l’extension des «rebelles houthis chiites» vers les villes du Sud, aujourd’hui, alors que ceux-ci se sont retirés, pourquoi les forces de la coalition arabe n’arrivent pas à mettre fin à l’expansion des groupes terroristes et assurer la sécurité dans cette région où est censé siéger le gouvernement Hadi ? Que signifie alors la condition évoquée plus haut, posée par l’Arabie Saoudite pour l’arrêt de la guerre, de «ne pas s’opposer au président démissionnaire Abd Rabbo Mansour Hadi et de son gouvernement siégeant à Aden» sous la protection d’Al-Qaïda ? N’est-ce pas une partition entre le nord et le sud du Yémen qu’elle cherche à consacrer ? Encore un jeu de cartes trouble de Riyad et de ses alliés au moment où l’opinion internationale est mobilisée contre les attentats des groupes terroristes de Daech et leurs projets au Moyen-Orient, en Afrique et en Europe ? Le peuple yéménite est contre cette partition du pays à l’ombre d’Al-Qaïda et se bat pour la liberté et l’indépendance de tout le Yémen uni. Pour I. Wajih, «même si cette guerre devait durer encore 100 ans, l’Arabie Saoudite ne pourra jamais nous obliger à la dépendance et à nous imposer son diktat». C’est pourquoi l’Arabie a déjà perdu au Yémen, malgré tous ses moyens, face à la motivation et la détermination des Yéménites.
H. A.-K.
Journaliste

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