Je ne dis pas bonne année !
Par Abderrahmane Zakad – A l’occasion de la nouvelle année calendaire, je ne dis pas bonne année. Je dis bonne année aux fellahs pour le cycle des saisons qui règle leur vie et leur travail. Je ne dis pas bonne année au calendrier administratif. Du papier. Chaque jour qui passe est bon ou mauvais, quels que soient le mouvement des planètes, le cycle des saisons, les phases lunaires pour mesurer le temps et l'humeur de ceux qui nous gouvernent. Je dis bonne année à Tycho Brahé, à Newton et Copernic. Je ne dis pas bonne année parce que cela fait 50 ans que j’attends que l’année soit bonne. Chez moi, en Algérie. Ailleurs, en Palestine, depuis 1947. Je ne dis même pas bonne année aux femmes ci-dessous que je décris parce que je sais qu’elles vont continuer à souffrir. Nos mères. Réflexion : ce n’est pas parce qu’on a mis des filles derrière les guichets des PTT que la femme est libérée. Jeunes filles aguichantes, faire passer la pilule. Je suis dans les montagnes de Kabylie. Je vis le siècle d'Alexandre et celui de Périclès. La misère*. Il fait froid, elles ont froid. Et l'hiver approche, incisif dans les contrées perdues, où même le colonialisme n'a jamais mis les pieds, les vieilles femmes marchent, leurs pensées jetées au-devant d’elles (Victor Hugo, Nizar Kebani), leurs robes bigarrées jamais changées depuis l'indépendance malgré la Sonitex et les Sonitruc du sergent Garcia. Hamdoullah,nous sommes sortis du pouvoir à la grecque, mais, hélas !, nous nous retrouvons dans la salade grecque de Saïdani, Tbiba, Djaballah, Aribi et les arrivistes. L'Algérie longtemps gérée par la rumeur, les pseudonymes, comme ces femmes flétries que je voie anonymes. J'ai été du côté des Aït Smaïl, Sémaoun, dans l'Akfadou et ailleurs. Là où les opérations Jumelles et Emeraude ont tout décimé. Je cueille quelques rumeurs. Celles de Massu, Bigeard et une godasse d'un maquisard, martyr oublié. Je ramasse une larme près d'un olivier. Celle d'un chahid, anonyme. Cette Kabylie où les femmes portent encore les paraphes des bombes incendiaires et le ronronnement des avions T6. Cheikha Djenniya l'a chanté : «Ya DCA ahachmi / mateqtelnach echabab/ Ya el-ghaba naouri, naouri (DCA, un peu de retenue/ Ne nous tue pas la jeunesse algérienne/ O forêt, germe et pousse pour les protéger).» Nous devrions y jeter un regard sur ces femmes. Pour voir et comprendre. La colonisation nous a laissé en héritage de beaux bâtiments, une langue et le papier Q. Mais aussi et surtout des veuves et des femmes isolées. Toujours veuves, toujours isolées depuis la charte d'Alger et la sixième Constitution de la République algérienne démographique et populeuse. Mon pays. Une Algérie sans hommes, immense continent sans terre. La Palestine sans terre, avec des hommes. La famille élargie s’est effritées, la touisaest un vieux souvenir. Thadjemaât, Vava Inouvaet zouit rouitsont installés en bord de Seine. Comprendra qui voudra. Ces femmes kabyles ou chaouies ne demandent pas de l’aide. Elles espèrent seulement qu’on les regarde. Car les regarder, c’est découvrir sa mère ou sa grand-mère. Les regarder, c’est comprendre qu’elles n’ont pas leur droit. Des yeux qui parlent, bouche cousue. J'ai rencontré de vielles femmes qui vont toujours chercher du bois. J'en ai vu d’autres, une bouteille de gaz sur le dos. J'ai vu des hommes qui traînent encore derrière eux la femme. J'ai vu des femmes alignées devant des unités de soins, grelottant. Qui ne soupçonnent même pas de quoi elles sont malades. J'ai vu des femmes en grappes, par bouquets, les hommes éparpillés. J'ai vu les mulets et les bœufs, propres, sabots curés. Les femmes pieds nus, ongles décharnés. J'ai vu une femme portant des Louis d'or au cou, un autre Louis en fibule, un vieil homme la traînant comme une banque. J’ai vu des campagnes d’aide aux pauvres organisées par des associations médicales pour soigner les malades. L'espoir, une goutte d'eau. J’ai été avec les médecins de Béjaïa à Aït Smail. J’ai vu un écrivain, fellah, puisatier, maçon, diplômé des universités parisiennes, qui sillonne la Kabylie pour aider, pour recueillir les dernières bribes de souvenirs et pour vivre comme vivent les gens de Kabylie. Afin de parapher «La mort absurde des Aztèques» (Mouloud Mammeri). Cet écrivain, anonyme, c’est Rachid Oulebsir, qui a écrit plusieurs livres sur la Kabylie. Dont on ne parle pas. Les médias sont faits pour parler des filous et des copains. Son dernier livre «Le rêve des momies». Un maître livre ethnographique**. Ce que je n'ai pas vu : les «intellectuels» des boulevards et des salons d'Alger venir se ressourcer et découvrir l'Algérie des années 1930, «Misères de Kabylie» qu'un pied-noir a écrit et qu'aucun «écrivain» algérien n'écrira de peur d'attraper des poux en côtoyant ces femmes, nos femmes. Je n'ai pas vu irguazène, les hommes, prendre la charge des femmes qui ont trop donné. Mais les hommes sont fatigués. Pas vu les jeunes, aujourd'hui instruits, pour donner l'éveil à leur mère et grand-mère. Mais les jeunes sont pris par Facebook et les tablettes. Ils grattent en marchant la tête dans leur tablette ou leur iPad. L’Algérie va devenir un Ipadistan, futur pays sous les ordres de son conseiller Facebook (Inaâlbouk). Je n’ai pas vu les arrivistes parfumés, le ventre bedonnant, s’occuper de ces femmes, isolées, qui les ont enfantés. Les arrivistes s’occupent des affaires et des relations à maintenir comme pour s'assurer que le feu du kanoun ne s'éteindra pas. Le feu de la rechoua,de la corruption et des passe-droits. Je n’ai vu ni l’Etat, ni les responsables, ni les hommes s'impliquer pour faire apprendre aux filles – futures mères – ce qu’est la conscience citoyenne (Gramsci). Leur apprendre à se rebeller afin d’être reliées à la société. Etre dans la société. Leur apprendre pour agir afin de se défaire des contraintes, se soustraire aux hommes, à la chute du prix du pétrole et aux dangers climatiques. Les icebergs fondent, le thermomètre monte. Plus 2 degrés de gagnés pour les riches afin que les pauvres crèvent. Les femmes de Kabylie s'en foutent, elles sont là depuis Aristote et Héraclite. Elles ont même vu passer El-Bekri, Ibn Khaldoun, Sartre, Nietzsche et Camus. Faire entendre leur cri pour une élection locale ou une députation rurale, comme au temps de Mao, Che Guevara et Bachir Hadj Ali. Non ! On leur apprend à être esclaves en leur donnant des portables, du Facebook, des pizzas et des cafés jetables. A mettre du rouge à lèvres afin qu'elles se taisent. Bouche cousue. Tout cela devrait être expliqué aux hommes du pouvoir et à tous les hommes, parce que «l'Algérie, c'est la femme» (Pierre Bourdieu, sociologue, 1960). C’est pour cela que je ne dis pas bonne année. Parce que dans 48 heures, on aura oublié tout ce que je viens d’écrire ci-dessus, happés que nous sommes par le consumérisme et le ekhti rassi(après moi le déluge).
Abderrahmane Zakad
Ingénieur urbaniste
*Voir à ce propos le livre du professeur François Charvériat qui a fait avec sa femme un voyage en Kabylie en 1889. Livre «A travers la Kabylie et les questions kabyles». Livre disponible sur le Net en pdf.
**Rachid Oulebsir , diplômé des universités Paris Nord et Paris Panthon I, Panthéon Sorbonne (1978) Sorbonne (Paris), qui a écrit «L’olivier en Kabylie entre mythe et réalité» (2008), «Les derniers Kabyles» (2009) et «Le rêve des momies» (2014).
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