Le général Khaled Nezzar précise la nature de ses relations avec feu Hocine Aït Ahmed
On doit aux morts le respect et aux vivants la vérité. Surtout lorsque les médias s’adressent à notre opinion depuis longtemps désinformée. Mais avant d’aborder notre sujet, je tiens à présenter mes sincères condoléances à la famille de Si L’Hocine Aït Ahmed. La décence nous commandait à plus de retenue envers la mémoire du défunt. Alors que sa dépouille n’était pas rapatriée ni inhumée, des informations sans nombre – dont certaines constituent de flagrantes contre-vérités – inondaient les champs médiatiques. Certes, beaucoup ont écrit ou parlé sous l’emprise de l’émotion après la disparition du dernier des «neuf chefs historiques». Mais souvent derrière une apparente sincérité, se profilait l’arrière-pensée politicienne. Ces pratiques polluent davantage l’atmosphère trouble et l’opacité dans lesquelles pataugent nos concitoyens. C’est pourquoi j’ai évité de commenter à chaud certaines erreurs, quand bien même auraient-elles une portée historique. Durant la période de deuil, je m’étais astreint à la réserve qu’il convient d’observer face à la mort. Il est nécessaire maintenant – pour ne pas faire de ces affirmations fallacieuses et répétées des vérités établies – d’y apporter les indispensables rectificatifs. Feu Aït Ahmed, un des leaders de la Révolution, entrera dans l’histoire de l’Algérie contemporaine pour ses idées de démocrate et la non-compromission avec le pouvoir. Quant à son parcours, comme celui de tout moudjahid et homme politique postindépendance, il est du domaine public. S’agissant de faits importants marquant un moment charnière de notre histoire immédiate, j’ai le devoir de rappeler ce que j’ai rapporté dans mes ouvrages et, en la circonstance, mes différents rapports avec Aït Ahmed. La démission du président de la République, le 9 janvier 1992, faisait de l’armée l’arbitre de la situation. En tant que ministre de la Défense nationale, d’énormes responsabilités politiques allaient m’échoir. C’est ainsi que le soir même, j’ai invité Aït Ahmed à un entretien, comme j’ai invité d’ailleurs d’autres personnalités politiques ou de la société civile. Il fut le premier à être reçu. Accompagné de deux personnes, il m’est apparu bouleversé, répétant : «C’est un coup d’Etat ! C’est un coup d’Etat !» Je compris d’autant moins ce désarroi que je l’avais invité pour l’informer que la démission de Chadli était volontaire, qu’elle plongeait néanmoins le pays dans la crise, mais qu’un groupe planchait sur la question pour lui trouver la solution adéquate. Non convaincu, il repartit dans le même esprit. La seconde rencontre eut lieu aussitôt après l’interruption du processus électoral. Elle s’est déroulée à Dar El-Affia, toujours à ma demande. Le sachant soupçonneux, je le reçois à l’entrée. En faisant les cent pas, nous entamons la discussion à l’intérieur de l’enceinte ; il paraissait alors quelque peu décontracté, conseillant de revenir aux élections, non sans préciser toutefois que «ce qui est fait est fait».
Les deux autres rencontres eurent lieu en Suisse, à Genève, l’une en juin 1993, l’autre fin décembre de la même année. Toutes deux l’ont été à mon initiative, par l’entremise de mon conseiller politique, le général Mohamed Touati. Cette initiative entrait dans le cadre de mes attributions au sein du HCE. Le moment s’inscrivait aussi dans la période grave caractérisée par la mort tragique du président Boudiaf, un terrorisme en expansion et l’approche de la fin du mandat du Haut Comité d’Etat, fixé solennellement à fin décembre 1993 par la proclamation du Haut Conseil de sécurité du 14 janvier 1992. A la même époque et pour la même raison, je reçus d’autres personnalités politiques dont Ahmed Taleb El-Ibrahimi à qui je demandai de prendre attache avec Cheikh Sahnoun pour qu’il use de son autorité morale afin de calmer les esprits.
Je n’ai à aucun moment proposé à feu Aït Ahmed le poste de président de la République, contrairement à ce que les uns et les autres ont déclaré. Le général Touati avait pour mission précise de le convaincre de rentrer au pays fin 1993, pour participer à la transition démocratique et aider à la solution de la crise dans laquelle se débattait notre pays. Sa réponse négative fut, à mon sens, une nouvelle occasion manquée. Je me dois de préciser qu’aucune personnalité politique ne s’était proposé, à l’époque, de participer à cette transition, ce qui explique l’évolution du pouvoir. La désignation de Liamine Zeroual en août 1993 préfigurait mon choix volontaire de faire valoir mes droits à la retraite et le transfert de prérogatives importantes au nouveau ministre de la Défense nationale, conformément au serment fait par les membres du Haut Comité d’Etat (HCE) de ne briguer aucune fonction une fois le mandat de Chadli mené à terme. Et, en dernier ressort, Zeroual, contraint et forcé, se fit violence et pallia la dérobade de l’ensemble de la classe politique, FLN en tête. Il fut désigné chef de l’Etat par le Haut Conseil de sécurité et, deux ans plus tard, élu par une confortable majorité, au cours d’un scrutin libre et transparent que personne n’a ou ne saurait contester.
Tout au long de ma carrière militaire, je me suis interrogé sur la responsabilité de nos hommes politiques. Que ce soit à l’époque du PPA-MTLD, à l’aube de la Révolution en 1954, en 1962, la période trouble de l’indépendance, en 1992 et tout au long de la période qui s’en suivra, marquée par une gouvernance chancelante qui, malheureusement, perdure. En grande majorité, ces hommes se sont soustraits à leur devoir. Mais que nous enseigne l’Histoire ? Que le destin des sociétés humaines est conditionné par le rôle assumé par leur armée durant les moments décisifs. Pour n’être pas seule à avoir répondu présent à l’heure des périls extrêmes – comme l’ont fait de par le monde d’autres forces militaires –, l’ANP s’honore de son engagement pour défendre le socle vital du pays et les fondements de la République.
Pour terminer mon propos concernant feu Aït Ahmed, j’ai eu à le rencontrer une dernière fois au procès de Paris où les tenants du «qui tue qui» se sont acharnés à me harceler et à jeter l’opprobre sur l’armée algérienne pour le rôle qu’elle a assumé, en toute conscience, durant la décennie tragique. Parmi ces zélateurs du mensonge, je cite notamment l’inénarrable José Garçon, partenaire de l’Internationale socialiste (l’IS) à laquelle avaient adhéré le défunt et son parti. Cette organisation – l’Internationale socialiste – est l’héritière directe de l’Internationale ouvrière socialiste française (l’IOS), incarnée par le triumvirat Mitterrand, Rocard et Jospin, et dont le courant a embrassé la période de la guerre d’Algérie et celle qui a suivi l’indépendance.
Dans son témoignage en faveur de Habib Souaïdia et à charge contre moi, il fit des déclarations virulentes devant le tribunal de la XVIIe Chambre. Pour ma part, je n’ai soufflé mot et ai tenu à rappeler aux magistrats français qui dirigeaient l’audience mon respect pour nos chefs historiques dont lui-même. Treize années plus tard, pour restaurer la sérénité, le calme et la paix dans notre pays, je ne voudrais soulever de vaines critiques contre personne ni tenir rigueur à quiconque. L’Histoire appréciera et Dieu, Juge Ultime, statuera en définitive sur le comportement des mortels que nous sommes.
Le général à la retraite Khaled Nezzar