Une contribution du Dr Arab Kennouche – Chronique d’une déjanviérisation annoncée
Alors que beaucoup d’observateurs ont vu dans les mesures exceptionnelles prises par la Présidence, lors des obsèques d’Aït Ahmed (paix à son âme), une tentative de récupération politicienne de l’aura d’une personnalité historique de la Révolution, récupération que l’on a estimée en termes de convergence nationale, personne n’a su éclairer la véritable intention récupératrice de Bouteflika : un aspect sombre du parcours monumental d’Aït Ahmed, mais ô combien précieux, sa participation à la conférence de Sant’Egidio en 1995. Par ricochet, on pourrait interpréter ces honneurs nationaux comme une volonté délibérée du clan présidentiel de rappeler les faveurs «fissistes» de cette réunion qui mit sur un même pied d’égalité un parti antidémocratique, le FIS, et un autre profondément attaché à la démocratie, le FFS. Aït Ahmed avait su taire à l’époque les contestations au sein de son parti de ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui un début de conjuration de Catiline au sein du FFS. Cette entrevue en terre romaine n’était en effet pas sans rappeler la fameuse rencontre entre Hitler et Chamberlain, associés à Daladier et Mussolini à Munich en novembre 1938. Triste spectacle que celui de Sant’Egidio, où les dirigeants du FIS, les mains tachées du sang de djounoud, s’offrent une séance d’absolution de leurs péchés dans l’enceinte d’une congrégation pourtant impie à leurs yeux du point de vue religieux. Mais les Européens savaient bien leur leçon de Munich, sur le bout des lèvres, puisqu’elle déboucha sur la Seconde Guerre mondiale. Pour eux, aller à Sant’Egidio, c’était donc dupliquer ce conflit en terre algérienne, une sorte de «guerre d’Algérie bis». C’est ce que n’a pas su voir Aït Ahmed et d’autres défenseurs de la démocratie à l’eau de rose dans leur respect absolu d’un idéal que l’on peut aisément comprendre. On ne saurait tenir rigueur à un homme épris éperdument d’un idéal politique et dont le purisme en mésestimait les effets pervers. Aït Ahmed a payé le prix fort de cette compromission lourde de conséquences sur l’avenir de sa formation, le FFS, au point où, aujourd’hui, ce parti est devenu presque squelettique sur l’échiquier politique, même s’il ne fait guère de doute qu’Aït Ahmed a toujours agi en accord avec lui-même et des principes moraux faits de justice et d’équité. Il aura été cependant pour beaucoup d’observateurs un nouveau Chamberlain ou un Daladier de Munich, qui tous deux furent piégés par les assurances fielleuses d’un Hitler machiavélique. Cependant, alors que le Führer réussit son coup de Munich, les dirigeants du FIS essuyèrent un échec cuisant dans leur tentative de se refaire une virginité en terre catholique et par la fréquentation de partis «démocratiques», sur le sang des innombrables victimes innocentes occasionnées par la légalisation du FIS. Grâce à qui ou selon quelles modalités ? Une partie névralgique de l’ANP que l’on continue de cibler encore aujourd’hui, à travers Nezzar, Mediene et Touati, les derniers Janviéristes.
L’esprit de Sant’Egidio continue de régner
Lors des funérailles d’Aït Ahmed, Bouteflika a sorti toute l’armada nécessaire pour réhabiliter à sa façon l’esprit de Sant’Egidio, un esprit de Munich en terre algérienne. Pourfendeur du système depuis 1962, Aït Ahmed ne devait pas apparaître dans les bonnes grâces de ceux qui ont tenté de le réduire à néant. Mais Aït Ahmed, c’est aussi quelque part Sant’Egidio, qui fut un échec politique pour les islamistes, mais que la présidence actuelle cherche à déterrer dans une manœuvre de consolidation de son pouvoir. L’esprit de Sant’Egidio n’a pas encore disparu de l’échiquier algérien qu’il est désormais l’objet d’une surexploitation symbolique à travers la personne d’Aït Ahmed et la question de sa présidentiabilité. On n’en a donc pas fini de déterminer des axes de confrontation entre dialoguistes et Janviéristes : Bouteflika utiliserait une facette de l’héritage politique du FFS pour justifier sa propre interprétation de la réconciliation nationale, le retour politique du FIS. Il s’autorise donc une incursion dans l’histoire récente pour en déterminer un cours à venir, c’est-à-dire l’implantation définitive de l’esprit de Munich dans tous les corps de l’Etat algérien, une espèce de déjanviérisation définitive. Alors que l’ANP avait vu juste en balayant d’un revers de main toute tentative d’incorporation de l’idéologie islamiste takfiriste dans le système politique algérien, Bouteflika ne semble pas encore se ranger à cette position en exploitant d’une façon posthume et aux dépens du chef kabyle la compromission maladroite d’Aït Ahmed avec le FIS dans les années 90. Il faut en convenir, les obsèques nationales d’Aït Ahmed sont comme un clin d’œil bien appuyé envers les résidus du FIS et d’une certaine façon toute la mouvance islamiste encore active en Algérie. De son vivant, le vieux chef kabyle n’aurait sans doute pas apprécié autant de prévenance de la part d’un chef d’Etat peu réputé pour son penchant démocratique. Bouteflika, en parfait animal politique, a su distribuer les bons points et les honneurs et dans ce retour final et grandiose d’Aït Ahmed, il ne s’est pas offusqué pour faire valoir symboliquement la dimension «fissiste» d’un acte politique, la plateforme de Rome signée par le chef kabyle. Ainsi, en faisant feu de tout bois, Bouteflika est parvenu à déterrer la hache de guerre, forçant les derniers Janviéristes de 2016 à une nouvelle détermination politique face à Sant’Egidio par Aït Ahmed interposé. C’est ainsi que l’on a, sur le corps du défunt Aït Ahmed, relancé la question du caractère fréquentable ou non d’un islam politique takfiriste, par le faux problème de la présidentiabilité du chef historique du FFS. Mais il existe un lien intrinsèque plus profond entre la volée de bois vert que reçoit le général Khaled Nezzar et la volonté affichée par l’administration présidentielle d’en finir avec tous les Janviéristes. Tentons une analyse du deuxième ricochet de Bouteflika.
La déjanviérisation de l’état-major de l’ANP
Le général Nezzar fait l’objet en ce moment d’un tir nourri visant à salir sa relation personnelle avec feu Aït Ahmed. En filigrane, on lui reproche d’avoir proposé au leader du FFS le fauteuil de président, faisant dire ainsi que l’ANP avait été l’instigatrice d’un coup d’Etat en 1992 et qu’elle cherchait un moyen de se couvrir politiquement en se parant de l’habit démocratique incarné par Aït Ahmed. On voit mal comment un ministre de la Défense qui a fait preuve de retenue exemplaire en consultant toutes les parties civiles concernées à l’époque se fourvoyer dans un stratagème du type coup d’Etat-remplacement du personnel politique. Plusieurs éléments démontrent l’inconsistance de cette thèse, reprise par Aït Ahmed qui n’hésita à qualifier de coup d’Etat ce qui n’en était pas un. En effet, la deuxième erreur d’Aït Ahmed est d’avoir cru en un purisme démocratique au point de s’en aveugler, mais c’est un reproche qu’on ne peut lui faire, chacun étant libre d’interpréter un concept comme il l’entend. Il n’en demeure pas moins qu’il n’y a jamais eu de coup d’Etat en Algérie, mais une suite logique d’événements provoqués par une classe politique (il faut bien le souligner) qui a entraîné l’armée, malgré les avertissements, dans sa propre incurie. Un coup d’Etat ? Non, car le principal concerné, Chadli Bendjedid, a de son propre chef quitté le pouvoir en reconnaissant son impuissance à juguler la montée d’un péril. Permettez-nous un petit détour «sociologique» : la classe civile politique algérienne a souvent quitté le navire quand il prenait l’eau plutôt que d’essayer de le ramener au rivage, et pour masquer toute la lâcheté à fuir le feu qui prenait, on a souvent eu recours à deux prétextes : le coup d’Etat ou l’hyper-pouvoir des militaires. Même Bouteflika n’a pas échappé à cette règle, il a fallu s’y prendre à plusieurs reprises pour le convaincre d’aller à la rescousse, et allez lui dire de quitter le trône maintenant ! Au lieu de se demander si Aït Ahmed était dans les cartes de l’ANP, pourquoi ne pas se demander plus fondamentalement quelles sont les raisons derrière le refus du second personnage de l’Etat de l’époque de prendre par intérim les commandes de la Présidence ? Bendjedid a eu le mérite de reconnaître ses limites : l’ANP l’a laissé agir jusqu’au bout en toute légalité, mais le président a senti qu’il était au bout de ses capacités et avait commis une grave erreur politique. C’est donc le grand mérite de Chadli Bendjedid d’avoir abdiqué tout pouvoir. Mais Nezzar ou quelque autre officier supérieur n’a pas pris le pouvoir. L’ANP aurait-elle demandé à Aït Ahmed de le faire ? L’eût-elle exigé d’Aït-Ahmed, c’eût été à l’honneur de l’ANP de faire appel à un démocrate, que dis-je, au plus grand démocrate que l’Algérie n’ait jamais connu, et de se retirer de la scène désastreuse d’un FIS aux portes du pouvoir. Ceux-là mêmes qui ont abandonné l’Algérie à un moment crucial et qui ont laissé seuls les militaires se débrouiller comme ils le pouvaient reprocheraient donc maintenant à un général d’avoir fait appel au Périclès algérien pour rétablir la situation désastreuse dans laquelle se trouvait l’Algérie ? Où est le mal ? Coup d’Etat, auriez-vous dit, Monsieur Aït Ahmed ? Absolument pas, car une transition s’ensuivit avec des élections libres et une Constitution démocratique votée en 1996. La définition du coup d’Etat est précise, elle ne souffre aucune contestation possible : c’est la prise du pouvoir par la force coercitive (donc anticonstitutionnellement) et la réorganisation par la force des pouvoirs constitutionnels de l’Etat, soit par l’armée elle-même ou un pouvoir civil s’appuyant sur une partie de l’armée. Non, ce n’était pas un coup d’Etat, Monsieur Aït Ahmed, comme l’Algérie en a connu on vous le concède, mais une faillite de l’Etat civil hamrouchien de l’époque, qui, à la vue des flammes, s’est débiné et a laissé malgré elle l’armée au milieu de la mare. L’ANP, dont Khaled Nezzar, n’a rien à voir avec la faillite d’une classe politique que l’on a présentée fallacieusement et un peu trop rapidement comme un coup des généraux. Ces mêmes généraux qui ont permis la restauration démocratique et l’alternance au pouvoir n’ont pas besoin des témoignages des uns et des autres, comme on interroge des suspects qui à l’époque avaient tous quitté le navire Algérie tels des lapins de garenne pour réconforter leurs femmes et enfants. Les Algériens se souviennent de toutes les élections dont celle de Zeroual, et de ses fameuses lignes rouges, et que les fameux démocrates ont eu peur de perdre. Et quel eut été le crime de faire appel à un Aït Ahmed pour s’assurer d’une continuité démocratique en Algérie et sans calcul politicien (sauf un appel du pied indécent envers le FIS à la Bouteflika), bien que ce monsieur se soit prononcé plus tard pour la réhabilitation du FIS antidémocratique dans le jeu politique ? Puisqu’on reproche l’antidémocratisme de l’armée par cette cabale posthume contre le général Nezzar et les autres, est-il vraiment plus grave d’en appeler à un démocrate Aït Ahmed au pouvoir pour sauver le pays, ou bien de s’acoquiner avec le FIS et ses affidés takfiristes ? Et si Monsieur Aït Ahmed se méfiait tant des généraux, pourquoi n’a-t-il jamais refusé de rencontrer Nezzar and co ? N’avait-il pas toute latitude de refuser tout contact ? Il est regrettable d’en arriver à poser telles questions, au demeurant fort légitimes, car nous ne voulons pas ternir l’image d’un grand homme, celle de l’OS et de Belouizdad, sans qui l’Algérie n’existerait pas aujourd’hui et c’est peu dire.
Alors, dialoguisme ou janviérisme en 2016 ?
L’acharnement d’un Betchine à rompre les liens de fidélité malgré les démentis des témoins de l’époque, dont le frère de Bendjedid lui-même et Ali Haroun, renvoie au vrai fond du problème : que faire de l’islamisme politique en Algérie en 2016 ? Au plan individuel, il existe plusieurs types de personnalité islamiste en Algérie depuis le barbu le plus virulent, prêt à en découdre, jusqu’au mystique pacifique se préparant à la fin des temps. Mais il existe un type transversal incarné par nombre de nos compatriotes, dont Abdelaziz Bouteflika et toute une nomenclature de dialoguistes qui surfent aujourd’hui sur une vague antijanviériste. Empreint de religiosité superstitieuse, plus que d’expression authentique d’une foi à toute épreuve, sachant jongler entre les impératifs du dogme et les marges d’erreur que l’on recouvre facilement de miséricorde divine, c’est le personnage type de la farce algérienne post-FIS que les anti-Nezzar se plaisent dangereusement à jouer aujourd’hui. Etre dialoguiste, c’est pratiquer l’islam par procuration : comme je suis sensible au discours de l’islam, mais que j’aime encore plus les femmes, l’argent et tous les petits et grands vices, je vous laisse le soin de construire des mosquées et de prôner la charia à ma place. Le dialoguiste façon Bouteflika et consorts pense malicieusement dans son for intérieur que l’acquiescement d’une réislamisation des mœurs par dialoguisme le sauvera indirectement du feu de l’enfer. Le dialoguiste sent qu’il n’est pas ce musulman parfait décrit dans le Saint Coran, mais ne le reconnaît jamais en public. Plutôt que de dire qu’il manque à sa foi, il recouvre son hypocrisie par des actes de religiosité comme, en leur temps, les Pharisiens le faisaient contre le peuple. On ne pratique pas ou seulement quand c’est l’Aïd, et on s’achète par simonie une forme de respectabilité religieuse auprès des «autorités» islamistes qui rendent la pareille dans un échange sans fin de gages de conformité religieuse : la grande phobie du dialoguiste et de l’islamiste, ce n’est pas le diable, mais bel et bien tamazight. Le dialoguiste craint de ne pas recevoir l’extrême onction des islamistes comme il se rassure en cachant son hypocrisie par un discours fait d’allégeance et de concessions. Ce commerce de l’illusion et de la promiscuité entre véritables islamistes et dialoguistes peut sembler dérisoire à première vue, mais cela sent quand même le soufre. Entre un réconciliateur et un ex-«fissite», les lieux d’échange et de fréquentation délimitent une frontière tellement floue que tous les jeux sont possibles, depuis la Grande Mosquée d’Alger (le Coran et la tradition font le reproche de ces compétitions de grande mosquée) perçue plus comme une garantie d’allégeance qu’un lieu de recueillement, jusqu’à la réhabilitation politique des grands takfiristes, pour enfin faire effet de résonnance à l’encerclement «daechiste» de l’Algérie. Car on n’est jamais sûr avec ce genre de personnage où s’arrête la frontière de la compromission et de l’attractivité réciproque surtout que désormais il existe un troisième larron, Daech, bien positionné aux portes du pays et prêt à entamer toutes sortes de commerce avec nos «pieux» dirigeants, pourvu que le pétrole coule à flots et que cela se fasse sur le dos des derniers Janviéristes.
Dr Arab Kennouche