Deux héros de la Bataille d’Alger jetés en pâture : un révisionnisme doublé de machisme
Une campagne hargneuse vise, depuis quelques jours, deux symboles de la guerre de Libération nationale, sans qu’aucune autorité (à l’exception de l’inaudible Saïd Abadou) ait réagi pour défendre leur honneur. Pour leur faire payer leurs gestes «irrévérencieux», leur dissidence politique, des manipulateurs de l’ombre recourent aux mêmes méthodes fascistes qui ont fait tant de mal à la mémoire commune. Car même à supposer que ces archives publiées à grande échelle par la presse à la solde du clan au pouvoir soient authentiques (authentifiées par qui ?), en quoi cela peut-il diminuer de l’héroïsme d'un Yacef Saâdi ou d'une Zohra Drif ? La reddition de l’Emir Abdelkader a-t-elle fait de lui un traître à la nation ? La guerre menée sans relâche par le MNA au FLN pendant sept ans a-t-elle tué ce symbole du nationalisme dans la mémoire des Algériens qu'est Messali El-Hadj ? Ces attaques sont une aubaine surtout pour ceux qui, par machisme ou conservatisme, renient le rôle avant-gardiste et universaliste de la femme algérienne. Beaucoup d’Algériennes sont tombées au champ d’honneur, dans des embuscades ou des bombardements de l’armée française. Mais c’est la Bataille d’Alger qui leur a permis d’accéder, pour la première fois, au rang de combattantes au sens plein du terme. Ce fut sans doute l’unique fois dans l’histoire de la Révolution algérienne que la femme se vit confier une tâche de guerre directe. Désignées par le qualificatif réducteur de «poseuses de bombes» par les historiens français, ces jeunes filles, souvent instruites et modernes, n’ont jamais accepté un autre rôle que celui que leur dictait leur conscience de patriotes et leur mission de fida’iyate – terme que les mêmes historiographes colonialistes traduisent par «terroristes» – qui leur était assignée par l’organisation. Beaucoup d’entre elles avouent le chagrin qu'elles ont enduré après les attentats meurtriers qu’elles ont menés contre des cibles civiles, où l’on dénombrait dans le lot des enfants ou des femmes innocentes. Même regret exprimé par Yacef Saâdi lui-même, celui-là même que la presse colonialiste décrivait alors comme un «sanguinaire». Mais il est un fait que le commandement du FLN/ALN de la Zone autonome d’Alger a été contraint de lancer pareilles actions, seul moyen pour lui de repousser l’impitoyable répression qui s’abattait sur les militants, mais aussi sur toute la population.
Belles et rebelles
Face à une mobilisation de plus de 10 000 parachutistes et la systématisation de la torture dès 1956, les dirigeants de la Révolution au niveau de la capitale créèrent un réseau de femmes chargées de poser des bombes dans des lieux choisis, pour donner la réplique aux exactions atroces et quotidiennes des soldats français dotés désormais des pleins pouvoirs. Le recrutement de ces jeunes femmes s’est fait rapidement et dans la discrétion totale. Selon un recoupement de récits sur cet épisode, l’on dénombrait une douzaine de fida’iyate, dont seules huit ont survécu à la guerre. Parmi elles, des Françaises de souche, à l’image de Danielle Minne, devenue Djamila Amrane, après son mariage avec le moudjahid martyr Khalil Amrane, ou encore Raymonde Peschard, tombée au champ d’honneur en Wilaya III, le 26 novembre 1957. Cette présence de militantes françaises de la cause algérienne procurait un argument supplémentaire de la justesse de cette cause et de l’universalité de son message. Chose que les auteurs colonialistes et les idéologues du FLN post-indépendance tenteront d’ignorer pendant longtemps. Il y a d’abord Hassiba Ben Bouali, icône du martyre, tuée le 8 octobre 1957, avec Ali La Pointe, Petit Omar et Hamid Bouhamidi, à l’intérieur de cette fameuse casemate dans laquelle ils s’étaient réfugiés, encerclés par les parachutistes du général Massu. Il y a les trois Djamila : Bouazza qui, à 19 ans, fut chargée de «plastiquer» le bar «Coq hardi», le 26 janvier 1957 ; Boupacha, de même âge, qui a participé à des actions de guérilla et posé notamment une bombe à la Brasserie des facultés à Alger. Arrêtée, elle sera torturée et violée au cours de sévices qui durèrent plus d'un mois, infligés par des éléments de l'armée française. Son affaire avait pris une dimension internationale depuis l’intervention d’intellectuelles françaises, comme Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi, qui constituèrent un comité de défense en sa faveur ; la troisième, Bouhired, est devenue l’égérie de la lutte algérienne dans le monde. Membre active du réseau créé par Yacef Saâdi dont elle deviendra l’assistante, elle fut chargée de recruter des agents de liaison et des fida’iyate. Elle fut elle-même chargée, le 30 septembre 1956, de poser une bombe – qui n’explosera pas – dans le hall du Mauretania. Arrêtée lors d’une fusillade en avril 1957, elle a été condamnée à mort. Son exécution fut stoppée par une campagne médiatique menée par l’avocat français Jacques Vergès. Réservées ou taciturnes, la plupart des héroïnes encore vivantes de la Bataille d’Alger interviennent rarement dans les débats publics, ou par des témoignages écrits. La plus engagée d'entre elles, Zohra Drif, se distingue par une présence constante dans ces échanges sur l’histoire de la Révolution. Née en 1934, elle était âgée de 22 ans lorsqu’elle accomplit l’action qui allait la propulser au-devant de la scène : le retentissant attentat du «Milk Bar», exécuté le même jour que deux autres attentats (30 septembre 1956), qui a fait trois morts et une douzaine de blessés. Elle sera arrêtée, elle aussi, et condamnée, en août 1958, à vingt ans de travaux forcées. En prison, elle écrit son témoignage intitulé La mort de mes frères. Invitée en 2012 à un forum de débat à Marseille, Zohra Drif fut confrontée à des personnes qui étaient présentes au «Milk Bar» lors de l’attentat, et dont certains n’hésitèrent pas à la qualifier de «criminelle de guerre». Elle a eu une réponse digne et édifiante : «Nous avons pris les armes pour combattre un système. Ce genre de système ne vous laisse d’autre choix que de mourir pour vivre dans votre pays. A titre personnel et humain, je reconnais que c’était tragique, tous ces drames, les nôtres comme les vôtres. Nous étions pris dans une tourmente qui nous dépassait, qui vous dépassait.»
R. Mahmoudi