Une contribution d’Omar Mazri – De la responsabilité de donner un sens au changement(*)
Le processus de changement n'est pas le monopole de l'Etat ou d'un parti qui exerce sa tutelle idéologique et politique sur un peuple mis en situation d'infantilisme et d'inaptitude. Les politiques et les idéologues du changement ont pour vocation de manager le changement et de communiquer sur l'accompagnement social, économique et culturel du changement qui doit être l'affaire du peuple. Pris dans ses routines et ses préoccupations, le peuple peut être assisté pédagogiquement à se poser les questions sur le changement : pourquoi changer ? Sans changement, que va-t-il se passer ? S'il y a changement, dans quel cadre se fera-t-il ? Avec quelles limites ? Dans quel contexte et pour quelles attentes ? Quelles sont les représentations du monde qui doivent changer pour avoir prise sur la réalité et avoir sens de la vérité ? La démarche citoyenne est une philosophie de vie en commun par le partage des responsabilités et la promotion de l'initiative individuelle. Les rentiers et les empressés de pouvoir vont trouver que le peuple n'a pas les compétences de «philosopher». Mais, en vérité, le changement commence par le renoncement à l'exclusion et à l'ordre établi : il faut débattre et seul le débat ouvert, permanent et récurrent va cristalliser la problématique du changement et imposer tant le cadre organique que l'organisation thématique et les étapes du changement.
L'intellectuel n'a pas d'autre vocation que de manager le changement, c'est-à-dire, de communiquer les idées relatives au changement et d'exprimer les synthèses. C'est aux citoyens de fournir la matière à penser et de donner suite aux idées produites. C'est à eux de changer leur comportement et d'imposer de nouveaux comportements. L'intellectuel et le politique n'ont pas d'autre vocation que de fournir des modèles construits sur l'expérience et les attentes du peuple ou des modèles à expérimenter par le peuple si ce peuple consent à choisir ces modèles. La vocation de l'intellectuel n'est pas de demander le départ de tel gouvernant au profit de tel autre, mais de dire la vérité telle qu'il la conçoit, grâce, justement, à sa capacité d'abstraction qui lui permet d'embrasser la complexité, l'étendue et les conséquences d'un phénomène. Le politicien n'a pas pour vocation de prendre le pouvoir afin de satisfaire sa soif de pouvoir ou de manger du pain, mais de conseiller les membres de la cité (polis) pour que leurs intérêts publics soient sauvegardés et leur prospérité étendue au plus grand nombre, en mieux et de façon plus durable et plus équitable.
Dans un système fermé et vicié par la corruption et la répression, il est difficile de manager le changement. Il n'est pas demandé aux gens de jouer le rôle de provocateurs anarchistes ou de tribuns saltimbanques dans les foires électorales, mais de parler-vrai dans les limites de ses possibilités.
Les expériences de changement dans le monde arabe ont montré la vanité des élites qui s'empressent de reconduire les schémas du parti unique, les modes de pensée archaïques d'une littérature musulmane produite par la décadence, et les importations de modèles occidentaux sans leurs référents idéologiques et civilisationnels comme si les idées et les organisations sociales pouvaient s'apparenter à l'importation au rabais des produits de cosmétique.
L'intellectuel peut consentir, par incompétence ou par absence de scrupules, à jouer le rôle de l'intellectuel organique au service d'un appareil, de l'idiot utile qui relaie la désinformation et la servitude, de l'interlocuteur valide qui donne crédibilité au maître et aux vassaux, du godillot qui approuve et vote sans réfléchir sur les conséquences de son acte, du brasseur de vent qui crée de la diversion et de la confusion. Dans ces cas, la société n'a plus de référents moraux, intellectuels et esthétiques pour se positionner dans un environnement hostile. Et, alors, l'environnement agressif et conquérant ne trouve plus de résistance pour s'opposer à sa nuisance.
Lorsque l'intellectuel change et fait changer le rapport de l'homme commun au savoir, au croire, au devoir, au vouloir, au pouvoir, à l'avoir et à l'acte, alors, il se donne les moyens de vaincre l'inertie et permet à la mentalité collective de produire les agents de sa transformation sociale en produisant et en mutualisant les richesses, les idées et les élites. Ce sont ces richesses, ces hommes et ces idées qui vont agir sur l'environnement et en faire un agent de développement ou de coopération lorsqu'il est favorable ou compatible, sinon en faire un champ de luttes idéologiques (de représentations) lorsqu'il est défavorable ou incompatible.
L'individu en tant que sujet moteur ou objet frein, la société en tant que possibilité ou impossibilité psychologique et sociale, l'environnement en tant que conditions favorables ou défavorables au changement, peuvent devenir une inertie positive, une inertie négative ou un immobilisme contre nature. Ces trois forces agissantes dans l'histoire peuvent donc être des forces de progrès, de régression ou de blocage, selon leur mode de combinaison et de cohérence ou d'incohérence.
Le marxisme occulte ces trois forces en se focalisant uniquement sur le matérialisme historique qui donne primat à la lutte des classes, à l'économie et à la politique. Le libre-échange, autre forme de matérialisme, fait de la matière et du marché des dogmes et des idoles qui autorisent la destruction de l'homme et l'émergence du profit comme vérité absolue. Le religieux se focalise sur la morale et, lorsqu'il entre dans le champ politique, il entre en reprenant à son compte les appareils du marxisme et du libre-échange en leur ajoutant l'affabulation importée des autres civilisations à qui il donne l'étiquette d'islamique. L'islamiste est hélas non seulement inculte politiquement, mais trop sectaire, trop partisan, trop ignorant, trop dispersé pour saisir la globalité et les interactions de l'environnement favorable ou hostile au changement. Au lieu de proposer des solutions, il devient problématique dans le champ politique et social.
Le matérialisme occidental importé comme contrefaçon civilisationnelle qui corrompt nos désirs et nos pensées, ignore la mystique de l'histoire. Dieu intervient dans l'histoire d'une manière qui accélère, ralentit ou détourne les dynamiques de l'individu, de la société et de l'environnement.
La lucidité, l'esprit de sens, l'esprit de justesse sont une faveur et une miséricorde que Dieu accorde aux hommes à titre d'individus, de société ou d'environnement pour que l'histoire s'accomplisse au bénéfice des réformateurs et au détriment des corrompus, même si cet accomplissement nous paraît long, compliqué ou invisible lorsque nous le regardons à l'échelle individuelle.
Partout dans le monde arabe s'élève la question sur la formation de l'intellectuel et son absence, comme s'il pouvait sortir d'une manière spontanée, ex nihilo, ou porter d'une manière intrinsèque la vocation messianique. Il est, à l'instar du général, du policier, du douanier et du gouvernant arabe, le produit de son environnement. Des cas exceptionnels existent, mais une hirondelle ne fait pas le printemps. Lorsque l'environnement est stérile, la pensée est stérile. Inversement, une pensée stérile lorsqu'elle s'impose comme norme, finit par désertifier l'environnement. C'est une spirale infernale de fossilisation. Saint-Exupéry a intelligemment répondu : «Dans la vie, il n'y a pas de solutions ; il y a des forces en marche : il faut les créer et les solutions suivent.» Le changement véritable commencera donc lorsque gens du commun et intellectuels, gouvernants et gouvernés, ne vivent plus comme des rentiers dans un casino où chacun espère la chance et attend la solution au gré des dominos ou de la roulette, mais comme des responsables qui mobilisent ce qu'ils trouvent comme parole, argent, idée, cadre organique, hommes, histoire, religion et autres ressources à fabriquer de l'énergie où puiser et des forces à mettre en mouvement.
Chaque individu est un virtuel d'intellectualité et un potentiel de changement, si les conditions de sa réalisation sont réunies. La première condition est de redonner à cet homme le droit de s'exprimer sur le changement qu'il attend. L'homme qui n'exerce pas son devoir de s'interroger sur le sens de son existence n'a pas de droits, mais une rente d'assisté. La compétence de changer c'est d'abord et avant tout la compétence, c'est-à-dire la légitimité ou la reconnaissance sociale, de penser librement au changement, de prendre le courage de nager loin des rentes et des privilèges, de refuser ce qui porte préjudice à sa dignité humaine et qui insulte son intelligence. Il ne s'agit pas d'une démarche programmatique ni d'un rassemblement partisan, mais d'une quête vers l'humanité que Dieu a déposé en nous et qui se manifeste dans notre capacité spirituelle par laquelle on produit du sens et on donne de la valeur à l'existence. Chaque homme porte en lui la capacité de changer et, qu'il veuille ou non, il change ainsi que son environnement. Sa responsabilité est de donner un sens positif ou négatif au changement ainsi qu'une intensité et une amplitude. C'est à la société vivante de donner légitimité ou non à la capacité de changement pour en faire une compétence reconnue. Ce ne sont pas des subtilités de langage, mais des nuances de comportement individuel et social. Ces nuances échappent à la classe politique et médiatique des «civilisés» de l'Occident comme ils échappent à ceux qui sont en voie de sous-développement. C'est Umberto Eco, décédé cette semaine, qui l'a dit il y a quelques années déjà : «Une civilisation démocratique ne se sauvera que si elle fait du langage de l'image une provocation à la réflexion et non une invite à l'hypnose».
L'art n'est plus réception esthétique et critique, la philosophie n'est plus concept explicatif du monde au service de l'homme, la religion n'est plus humilité, la politique n'est plus quête du bonheur de la cité, la quête n'est plus sur le salut de l'homme. La fascination et l'hypnose font obstacle à la réflexion et à l'émotion.
Omar Mazri
(*) Le titre est de la rédaction. Extrait d’une réflexion intitulée De la compétence du changement.