Une contribution d’Omar Mazri – La Tunisie et l’Algérie face aux attentats
Les attentats perpétrés contre la Tunisie avec l'intensité de leur violence et leur répétition semblent en apparence valider la thèse de la folie de Daech et consorts qui frappent n'importe où et n'importe quand, d'une manière tant imprévisible qu'insensée. La logique islamiste sans programme politique pourrait laisser croire que la vocation de l'islam est le terrorisme. Les individus et les groupuscules qui composent cette armada sont bien entendu des atomes de terreur et de chaos pour multiples raisons : discours religieux immature, situation politique incohérente, désœuvrement mental et social, nihilisme idéologique, fantasme sur une dawla islamique à réaliser par la conquête militaire. Ces tares n'expliquent que partiellement ce qui se passe. En 2010, j'ai écrit deux livres sur l'islamophobie et la révolution arabe ainsi que des dizaines d'articles et de conférences. Cinq ans après, je reste davantage «sidéré» par la lutte idéologique que se livrent les partisans dans le monde arabe que par ma lecture correcte des événements et que le temps a globalement confirmé la justesse. J'ai du mal à comprendre comment la haine d'un régime et la dénonciation de son pouvoir puissent tolérer non seulement le silence, mais l'applaudissement lorsque les avions et la marine des ennemis de nos peuples détruisent les territoires, font couler le sang des innocents et éradiquent toute possibilité de développement. L'islamophobie est littéralement une crainte irrationnelle (relevant de l'affectif) de l'islam et de ses adeptes. Personne ne peut craindre sans raison un phénomène, un être ou une chose s'il n'a pas auparavant grandi dans l'imaginaire collectif qui cultive cette crainte du fait de l'expérience vécue ou des légendes racontées ou des représentations imaginées et infondées reposant sur l'ignorance. L'islamophobie est une machine de guerre rationnelle qui instrumentalise les peurs et les ignorances et qui fabrique les expériences de haine, de cruauté et de déraison focalisées sur l'islam et les musulmans tant dans le monde musulman qu'en Occident. Après le juif errant, l'Asiatique jaune, le communiste rouge, c'est au musulman vert de jouer son rôle dans la partition de destruction des mentalités et des diversités. Le drame est que le musulman le fasse parce qu'une partie de lui-même est complice ou otage, alors que l'autre partie est inspiratrice de la machinerie diabolique qui fait le travail de sape et de subversion médiatique, idéologique, géopolitique. Ce travail de sape et de diversion ne peut être joué par des individus ou des groupuscules même s'ils sont l'expression de la cruauté et de la folie la plus inimaginable. Il est joué derrière des paravents par des gouvernements pervers narcissiques qui haïssent l'humain et qui ne sont guidés que par des mobiles bestiaux de prédation vorace et des motivations démoniaques de pouvoir absolu. Les «anges de la terreur» ne sont pas une création ex nihilo spontanée. Cela fait des années que les Saoudiens, les Turcs, les Français et les Américains appuyés par des médias, des services et religieux du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord ont mobilisé et envoyé en Libye et en Syrie des hordes de «délavés» mentaux pour exécuter leur agenda et brouiller toutes les cartes. Les cercles informés parlent de plus de 7 000 Tunisiens envoyés au front arabe sans parler de ceux qui attendent de passer à l'action. Ceux qui ont goûté au sang syrien et à la drogue fabriqué en Syrie sont revenus transformés : plus peur de l'effusion de sang, aguerris au combat et au maniement des armes les plus sophistiquées, maîtrisant la rhétorique de l'idéologie takfiriste éradicatrice. Face à leur retour, le terreau est resté toujours fertile. La lutte antiterroriste menée contre les peuples a radicalisé et s'est avéré un échec. Ce qui aurait dû être fait en matière de développement, de liberté et de changement des mentalités en offrant l'alternative culturelle n'a pas été fait, au contraire, ce sont les affaires et la rente qui sont non seulement un argument supplémentaire de révolte, mais une manne pour «le butin de guerre» et les taxes à verser aux seigneurs de guerre. L'attentat de Ben Guerdane, dans le sud-est de la Tunisie, est vraisemblablement l'œuvre de gens de la région qui ont la connaissance du terrain et les réseaux de soutien et d'information. Il n'est ni le premier ni le dernier, mais cette fois-ci, ils annoncent des opérations militaires de grande ampleur et de grande durée en Afrique du Nord. La Tunisie paye le prix du soulèvement des masses populaires, même s'il a été confisqué par les appareils et les petites bourgeoisies. Le potentiel de ce qu'on a nommé le «printemps arabe» pour le récupérer et le soumettre reste intact, car les conditions qui l'ont créé sont toujours présentes : les jeunes et les pauvres exclus de tout avenir et de toute participation au devenir de leur pays. Ben Guerdane est présenté comme un fief islamiste qui a donné des résultats électoraux en faveur des listes islamistes. Cette analyse superficielle occulte le fait que là où le système est défaillant, les populations votent pour les antisystèmes les plus radicalisés. Le vote radical est un prélude à l'action violente. Il serait erroné de croire que la démocratie ne convient pas aux musulmans ou qu'il faut appliquer d'une manière bête et méchante le mot d'ordre guerrier par de liberté pour les ennemis de la démocratie et autres suicides. Il faut revenir à bonne et juste raison et d'accepter la vérité : ce sont les régions les plus déshéritées qui ont en plus des traditions de luttes anticoloniales et de révoltes tribales qui continuent d'être rejetées par les bureaucraties et les rentiers des systèmes post-indépendance ou post-«révolution arabe». Bien entendu, les administrations occultent l'histoire et la sociologie et imposent des solutions d'en haut sécuritaires ou bureaucratiques oubliant les interpénétrations ethniques et culturelles entre les populations de l'intérieur du Maghreb, et en particulier celles du Sud qui communiquent autrement que par la «voix de son maître». Il n'y a pas d'imperméabilité médiatique et culturelle entre les tribus, nous oublions cette réalité et ses conséquences, car nous n'aimons pas le fait tribal qui nous rappelle notre passé et nous nous intéressons à lui que pour corrompre quelques brigands que nous pensons être les chefs de village ou de hameaux. C'est donc très en amont que les Egyptiens, les Tunisiens et les Algériens auraient dû agir pour stopper l'œuvre dévastatrice de l'Otan et des pervers narcissiques bédouins et turcs. Il aurait fallu d'abord que les trois pays aient suffisamment de liberté de manœuvre, de clairvoyance et de solidarité. La stratégie de la «régression féconde» et du «chaos fondateur» sont connus et suffisamment médiatisés depuis au moins 25 ans pour ne pas jouer à l'imbécile qui découvre qu'il est assis sur une branche sciée et que s'il n'est pas tombé, il ne le doit ni à sa prouesse intellectuelle ni à son agilité physique, mais aux conditions choisies par l'Empire et ses valets. La Tunisie est, par sa position géographique et par l'implantation des officines étrangères de renseignement et de subversion, le laboratoire par excellence pour exporter le chaos en Afrique du Nord. C'est à partir de la Tunisie que le scénario de «printemps arabe» sous tutelle a été reconduit sur la Libye, l'Egypte et la Syrie avec toutes les conséquences dramatiques que l'on sait. La Tunisie est, par sa proximité avec la Libye, l'environnement qui subit tous les dommages de la déstabilisation mise en œuvre par les pervers narcissiques arabes, sionistes et occidentaux. Les suites de l'intervention de l'Otan en Libye avec la bénédiction des élites politiques et religieuses arabes et musulmanes vont continuer à se manifester en Tunisie avec cette fois plus de nuisance puisqu'il s'agit de finir le travail entamé par la liquidation de Mouammar Kadhafi : mettre la Libye sous protectorat militaire, la partitionner et la vider des richesses de son pétrole et de son eau. L'Egypte, la Libye et l'Algérie disposent des plus grandes nappes phréatiques dans le monde pouvant satisfaire les besoins mondiaux en eau potable et eau d'irrigation. La Tunisie subissant les nuisances à sa frontière et à l'intérieur de ses terres est sans doute invitée à se soumettre et remettre sa souveraineté, son territoire, sa police, son armée et ses services de renseignement aux appareils des pervers narcissiques. Les Algériens doivent se montrer plus vigilants et plus agissants en assistant directement nos frères tunisiens et ne pas les laisser seuls face à l'épreuve. Il ne s'agit pas de les aider symboliquement, mais d'investir des milliards de dollars pour les soutenir socialement et économiquement sans parler du soutien sécuritaire et militaire. C'est dans ce contexte qu'il faut se réveiller et construire le Maghreb des peuples. Même si moralement l'Empire, l'Otan et les pervers narcissiques arabes et turcs ont l'entière responsabilité dans l'effondrement (total) de la Libye (et partiellement de la Syrie), leur responsabilité en leur qualité de conquérants ou d'armée d'invasion est toujours engagée sur le plan moral et juridique sur les conséquences humaines, géographiques et socio-économiques de leurs actes. Chercher un bouc émissaire c'est dédouaner les véritables criminels et accepter que leur impunité soit totale. Celui qui pense que nous exagérons, il faut juste voir comment les Daech et consorts sont parvenus à instaurer leur suprématie sur l'armée irakienne forte d'un million d'hommes équipés et entraînés par l'armée américaine qui a versé une aide militaire de 30 milliards de dollars pour acheter la conscience des Irakiens faillitaires qui ont trahi leur nation pour des considérations ethniques et confessionnelles. L'Egypte et l'Algérie sont visées. Il s'agit d'exercer une pression sécuritaire à leurs frontières pour les pousser à faire des concessions géopolitiques, politiques, sécuritaires et économiques. C'est ainsi qu'on détourne les appareils d'Etat et c'est ainsi qu'on menace les cadres décisionnaires et qu'on leur arrache les derniers outils de souveraineté nationale. Il s'agit aussi de les impliquer directement et militairement en Libye en forces armées et sécuritaires agissant consciemment ou inconsciemment pour le compte de l'Empire et de ses alliés occidentaux et arabes. Une fois impliqués dans les engrenages du présentiel en Libye, non seulement le dernier prestige et les dernières ressources s'épuiseront, mais la subversion interne trouvera les opportunités, les pertinences et les alliés (conscients ou insensés) pour saper l'édifice fragile. Aucune armée et aucune force de sécurité ne peuvent préserver l'intégrité des frontières ni garantir la paix civile si le peuple continue d'être marginalisé et si les mécontents politiques continuent de cultiver leur ressentiment et leur désir de vengeance. Nous avons perdu des années en cherchant les faux semblants, les boucs émissaires et le triomphalisme infantile alors que les pervers narcissiques construisaient et ajustaient méthodiquement leurs machines de prédation. Il n'est jamais trop tard, l'Algérie a un peuple brave et austère ainsi que des cadres compétents et patriotes qui peuvent faire face à la situation si les bureaucrates et les rentiers trouvaient l'ordre et la rigueur qui mettraient fin à leur nuisance et à leur irresponsabilité. Si nous continuons d'attendre, la culture de la haine et de la violence qui fabriquent la méfiance et la défiance afin de rendre impossible toute idée de changement vont fatalement miner ce qui nous reste de raison et de rationalité et nous faire croire que le statu quo est la sagesse par excellence, et qu'il vaut mieux confier notre destin aux appareils de l'Occident lui-même en déliquescence totale. Ce sont les pervers narcissiques arabes et occidentaux qui ont produit les monstres de Daech et qui continuent de les manipuler. La lutte idéologique voudrait nous faire croire autre chose. Elle voudrait que la peur et la haine soient telles que nous soyons nous-mêmes qui sollicitent Janus (la divinité à double visage, l'un ouvert à la guerre et l'autre fermé à la paix, les deux visages avec une porte sur le passé et l'autre sur l'avenir abolissant le présent et la réalité), pour nous sauver de nous-mêmes et nous conjurer de nos ennemis faute de saisir la vérité et la réalité. La lutte idéologique a déjà commencé en Palestine croyant que le régime syrien allait tomber en quelques semaines ou quelques mois. Elle voudrait que les monstres, ceux du sionisme et de Daech et consorts soient l'alternative au Hamas et au Djihad islamique en Palestine en bloquant toute situation à Gaza et en criminalisant la résistance à l'occupant dans la région arabe. Tous les événements sont liés par l'histoire, la géographie et la mentalité collective. Au lieu d'appeler l'aide étrangère ou de criminaliser les monstres qui viennent des utérus de nos mères et des semences de nos pères, réveillons-nous et osons regarder en face la genèse, les mobiles, les objectifs de ce qui est en train de nous disloquer. Les luttes idéologiques et les luttes antiterroristes ne peuvent gommer la vérité sur la réalité transnationale qui disloque nos géographies et sapent nos mentalités. Nous ne pouvons nier la tragédie sur laquelle se tisser les autres tragédies : nos indépendances sont inachevées, nos révolutions sont dévoyées, nos libertés sont confisquées. A partir de là, tous les Janus peuvent nous mener vers leur enfer ou vers leur paradis sans que nous ayons choisi une porte de sortie, un chemin d'accès ou un ticket d'entrée. On nous a tellement rempli notre imaginaire de mythes que nous sommes devenus incapables d'imaginer le désir et les moyens de nous défendre.
Omar Mazri
Auteur et écrivain