Michel Raimbaud à Algeriepatriotique : «L’Algérie reste une cible pour l’Empire atlantique» (I)

Dans votre ouvrage Tempête sur le Grand Moyen-Orient, vous expliquez la grande part de responsabilité des grandes puissances de ce monde, sous l’égide des Etats-Unis, dans le chaos qui secoue la région arabe…

Dans votre ouvrage Tempête sur le Grand Moyen-Orient, vous expliquez la grande part de responsabilité des grandes puissances de ce monde, sous l’égide des Etats-Unis, dans le chaos qui secoue la région arabe…
Michel Raimbaud : La responsabilité de l’Empire atlantique dans les événements qui ébranlent le monde arabo-musulman et ses périphéries depuis maintenant un quart de siècle est écrasante. Soulignons, tout d’abord, que les mal-nommés «printemps arabes» ne constituent que l’épisode le plus récent de l’entreprise de «démocratisation» lancée par l’Amérique sur le «Grand Moyen-Orient» à la faveur de la disparition de l’URSS et du bloc socialiste en 1990-1991. Dans son ensemble, l’entreprise est un pur produit de la pensée stratégique néoconservatrice élaborée en Amérique par des mégalomanes, illuminés par un messianisme s’alimentant aux sources du calvinisme et du sionisme. Si les «neocons» – c’est ainsi que l’Amérique les appelle – sont déjà présents dans le sillage des républicains Nixon (1969-1974) et Gerald Ford (1974-1977), c’est au temps du président Reagan (1981-1989), chantre du néo-libéralisme sauvage, qu’ils deviennent vraiment influents. Ils convaincront ainsi l’acteur de western recyclé de mettre fin à la politique de «détente» est-ouest initiée par ses prédécesseurs. Déjà embourbée dans une compétition militaire ruineuse suite à son intervention en Afghanistan, l’URSS sera interpellée dans le domaine où l’Occident se croit imbattable : la «démocratie». Toutefois, les règles de la guerre froide et l’équilibre de la terreur interdisent aux deux super-grands des aventures trop inconsidérées.
Bouleversant la donne stratégique, politique et militaire, la chute de l’URSS rend possible ce qui ne l’était pas auparavant. Washington a le champ libre pour réaliser le rêve des penseurs neocons. Durant les vingt années qui suivent, George H. W. Bush, le démocrate Bill Clinton, puis George W. Bush vont se relayer à la Maison-Blanche pour mettre en musique, avec une parfaite continuité, la noble mission confiée par Dieu à son nouveau peuple élu, le peuple américain, à savoir la conquête du monde.
Le monde arabo-musulman, cette ceinture qui court autour de la planète sur 160 degrés de longitude (de la Mauritanie à la Nouvelle-Guinée, via le Turkestan chinois), est un enjeu majeur pour les nouveaux conquérants. Séparant, selon les géopoliticiens, l’Empire atlantique (Etats-Unis, Grande-Bretagne notamment) des puissances eurasiatiques (Russie/URSS et Chine, ainsi que leurs mouvances), le «Grand Moyen-Orient» de George W. Bush doit être «démocratisé», c’est-à-dire rendu compatible et soumis à l’Occident. La meilleure des solutions est d’y installer le chaos en transformant les Etats existants en un patchwork de mini-entités ethniques et/ou confessionnelles (sunnites et chiites notamment, mais aussi Kurdistan, Sud-Soudan, Liban chrétien, etc.) Il s’agit, d’une part, de contrôler le pétrole et les ressources de la «ceinture verte musulmane» et, d’autre part, de légitimer l’Etat confessionnel par excellence, Israël, et d’assurer son statut de grande puissance régionale. La maîtrise de cet espace stratégique doit enfin permettre d’assiéger et de neutraliser les puissances eurasiatiques installées par la géopolitique au «cœur du monde».
A partir de 1990-1991, sous le règne de Georges Bush père, vont s’enchaîner guerres, campagnes de harcèlement, opérations de déstabilisation, aventures en cascade, déclenchées par l’Amérique avec le soutien de ses alliés (en Irak, en Somalie, en Afghanistan à nouveau). L’impression prévaudra dans ces années de rodage que l’islamisme est voué à remplacer le communisme en tant qu’ennemi public n°1. Il n’en est rien. L’Amérique combat certes parfois les islamistes «radicaux», les utilisant comme des boucs émissaires (Soudan, Somalie…), mais elle n’a aucun scrupule à les instrumentaliser ; attitude normale concernant l’un des pays géniteurs d’Al-Qaïda (en Afghanistan contre les Soviétiques) : les «révolutions arabes» de 2010-2011 en témoignent (c’est la grille de lecture présentée dans mon ouvrage Tempête sur le Grand Moyen-Orient). L’Empire atlantique s’alliera ouvertement aux régimes islamistes radicaux et soutiendra de facto les mouvements terroristes et djihadistes tout en faisant semblant de les combattre (mollement) ici ou là.
A quel stade ce plan est-il à présent et jusqu’où ira-t-il ?
Le plan en est déjà à un stade avancé de mise en œuvre. Il suffit de voir dans quel état se trouvent en avril 2016 les pays du «Grand Moyen-Orient», après vingt-cinq ans de «démocratisation» américaine et cinq ans de «printemps arabes». Ils sont au choix :
– démantelés et partitionnés comme le Soudan, l’Irak, la Somalie, la Libye, l’Afghanistan ;
– encore menacés comme le Yémen, la Syrie et, ironie du sort, la Turquie ou l’Arabie Saoudite…
– maintenus en ébullition perpétuelle comme le Liban…
– disparus comme la Palestine, dont il ne reste qu’un archipel submergé par le sionisme…
– peinant à sortir du chaos islamiste comme la Tunisie ou l’Egypte…
Jusqu’où ira la mise en œuvre de ce plan ? Pour l’instant, tout semble suspendu au destin que connaîtra la Syrie. Il est à souhaiter qu’elle continue à résister comme elle l’a fait depuis cinq ans.
De toute façon, un tel chaos a été instauré dans ce «Grand Moyen-Orient» que l’on peut craindre l’allumage de nouveaux foyers d’instabilité : le conflit naissant entre l’Azerbaïdjan et le Haut-Karabakh, qui ressemble beaucoup à une petite guerre par procuration entre la Turquie et la Russie, illustre la réalité de ce risque.
Le «printemps arabe» n’a pas commencé en 2011 avec la Tunisie, mais en 1991. La montée de l’islamisme politique en Algérie à cette période entrait-elle dans le cadre de ce plan de déstabilisation ?
Avec le recul du temps, comment ne pas voir dans les années de plomb 1991-2000 l’un des épisodes initiaux du plan ? Il est évident que la flambée de l’islamisme politique violent et du terrorisme en Algérie ou ailleurs est liée au redéploiement général des «afghans arabes», disponibles depuis la fin de la guerre d’Afghanistan. Un phénomène qu’à ce stade, les Américains n’avaient sans doute pas anticipé. D’où leur mutisme. L’ex-ambassadrice des Etats-Unis à Alger, Mme Janet Sanderson, avait comparé rétrospectivement la situation de l’Algérie des années 90 à celle de l’Amérique après le 11 septembre 2001 : «Il est dommage que nous et les autres pays soyons entrés dans cette lutte, dans ce conflit, plus tardivement.» Bonne ou mauvaise foi ? Mauvais calcul ou volonté délibérée de ne pas voir en face les risques que comporte toute commandite du terrorisme ? A la même époque, l’approche américaine vis-à-vis de l’Irak, du Soudan, de la Somalie ou de l’Afghanistan est nettement plus tapageuse.
En tout état de cause, la montée de l’islamisme politique en Algérie s’inscrit bien dans une évolution générale (cf. la tentative de coup d’Etat des Frères musulmans en Syrie en 1982, fait précurseur) qui conduira aux «printemps» de l’hiver 2010-2011. Du côté de l’Empire atlantique, notons aussi que les événements d’Algérie des années 1990 dont il est question ici interviennent alors qu’au nord de la Méditerranée se succèdent les guerres destinées à démanteler la Yougoslavie communiste non alignée de Tito et à la sortir de la mouvance russe traditionnelle. Enfin, les tentatives constatées en janvier 2011 de lancer à Alger un «printemps arabe» démontrent, s’il en était besoin, que les projets n’ont pas disparu. Je crois que l’Algérie reste une cible pour les parrains et acteurs, quels qu’ils soient, du plan de déconstruction du monde arabe et musulman.
Pourquoi le monde occidental est-il resté sourd aux mises en garde de l’Algérie contre le terrorisme islamiste dans les années 1990 ?
La décennie 1990-2000 est marquée par de grandes offensives impériales, sous des formes très diverses, la première guerre arabo-occidentale contre l’Irak étant la version militarisée, la campagne anti-soudanaise se voulant diplomatie musclée, et l’affaire de Somalie une démonstration humanitaire de «l’axe du bien».
Le silence des Occidentaux durant la guerre de l’Algérie contre le terrorisme des années 1990 correspond peut-être, comme il vient d’être dit, à un effet de surprise face à un phénomène «imprévu» (la translation de la guerre terroriste de l’Asie centrale vers le nord de l’Afrique), ou à un alignement sur le mutisme américain.
Pourquoi la France s’aligne-t-elle systématiquement sur les Etats-Unis ? Qu’est-ce qui l’y pousse ou l’y oblige ? Existe-t-il un accord secret dans ce sens ? Les intérêts sont-ils les mêmes partout dans le monde entre Washington et Paris ?
Rien ne pousse ou n’oblige la France à s’aligner comme elle le fait sur les Etats-Unis. Ce fut longtemps le cas pendant notre IVe République. Depuis 2003-2004, la France a manifestement archivé tout ce qui faisait l’exception française depuis le retour aux affaires du général de Gaulle en 1958. Sarkozy a accéléré le retour à l’Otan amorcé par son prédécesseur et officialisé le retour au «bercail atlantique». Le président actuel a pris la suite avec zèle. Il n’y a pas besoin d’accord secret, puisqu’il y a de plus en plus une connivence naturelle entre les dirigeants occidentaux, droite et gauche confondues, à quelques exceptions près : l’adhésion au «néo-conservatisme profond» transcende les frontières.
La France et les Etats-Unis n’ont évidemment pas les mêmes intérêts, notamment en ce qui concerne le monde arabe ou musulman, qui est notre «étranger proche», alors qu’il est un étranger lointain pour les Etats-Unis. Mais, on le sait, Washington tend chaque jour davantage à imposer ses visions et ses lois nationales aux autres pays de la planète qui acceptent cette prétention, à commencer par les Européens, toujours complaisants.
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi et M. Aït Amara
(Suivra)

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