Michel Raimbaud à Algeriepatriotique : «L’Occident fait semblant de croire que Riyad combat Daech» (II)
Algeriepatriotique : Vous avez laissé échapper un soupir de soulagement après le départ de Laurent Fabius du Quai d’Orsay. Vous l’avez même qualifié de «pire ministre jamais offert à la France». Fabius n’a-t-il pas fait que suivre la politique étrangère héritée de l’ère Sarkozy ?
Algeriepatriotique : Vous avez laissé échapper un soupir de soulagement après le départ de Laurent Fabius du Quai d’Orsay. Vous l’avez même qualifié de «pire ministre jamais offert à la France». Fabius n’a-t-il pas fait que suivre la politique étrangère héritée de l’ère Sarkozy ?
Michel Raimbaud : Il aurait été surprenant que ce départ déclenche une vague de tristesse dans une diplomatie en deuil. Fabius n’a fait que suivre la politique étrangère héritée de l’ère Sarkozy, en y ajoutant un supplément d’acharnement et d’arrogance : ce n’est pas fait pour nous consoler et cela ne suffit pas pour le justifier. Il y a eu, hélas !, une grande continuité diplomatique ces dernières années.
Vous brossez un tableau noir de la diplomatie française dont vous dites qu’elle est devenue «un instrument au service de la politique des néoconservateurs américains» alors que sous Jacques Chirac, la politique étrangère française affirmait son indépendance. A quoi ce changement est-il dû ?
Je crois avoir répondu à cette question en me référant à la communion naturelle existant entre les dirigeants occidentaux d’Amérique du Nord, d’Europe ou d’ailleurs, issus des partis dits «de gouvernement» de droite ou de gauche. Le ciment de cette union idéologique a un nom : le néo-conservatisme made in America. L’indépendance de la politique étrangère française s’est manifestée pour la dernière fois, et avec éclat, en 2003, lorsque la France s’est opposée, lors d’un épisode célèbre du Conseil de sécurité, à la guerre d’agression que l’Amérique allait lancer contre l’Irak. Je l’ai souligné plus haut, le changement que vous évoquez s’est produit peu après, concernant notamment la Syrie et le Liban. Vous en devinerez donc facilement la raison.
L’implication – directe ou indirecte – des officines occidentales dans la création du terrorisme islamiste est une vérité de plus en plus admise. Le terrorisme cible l’Europe désormais. Quelles sont les responsabilités des uns et des autres dans ce déchaînement de violence sur le Vieux Continent ?
L’implication dont vous faites état ne fait plus guère de doute et est dévoilée par les dirigeants politiques et les responsables des services américains eux-mêmes, de même que par tous les experts. D’autres pays occidentaux sont plus discrets, mais l’ingérence des «officines» en faveur du terrorisme islamiste n’est plus un mystère pour personne. Cette collusion est sûrement contre nature, mais elle apparaît en toute clarté depuis les «printemps arabes», épisode au cours duquel beaucoup de masques, sinon tous, ont été jetés.
Que le terrorisme cible désormais l’Europe relève également d’une autre inconséquence : le combat contre la barbarie est un, et l’on ne peut prétendre lutter ici contre des terroristes qui représenteraient le sommet de l’horreur et soutenir là-bas des djihadistes qui feraient du bon boulot ou serviraient une noble cause.
La Syrie est en train de gagner sa guerre contre Daech depuis l’entrée en action de l’armée russe. Peut-on interpréter cela comme une Bérézina pour l’Ouest ?
Il est évident qu’il n’y aurait jamais eu de «printemps» ni à Damas ni ailleurs, sans l’existence d’un terreau propice à la contestation et sans cette collusion avérée entre les forces de l’islamisme radical et leurs complices occidentaux. La Syrie est en guerre depuis mars 2011. Mais il ne s’agit pas d’une guerre civile qui aurait opposé deux parties du peuple syrien. Il ne s’agit pas d’une «révolution» que soutiendraient l’Arabie, le Qatar, la Turquie des Frères musulmans, l’Amérique et les Européens. Si c’était une «révolution», il faudrait parler de révolution importée. Au fond, il n’y a jamais eu de mouvement pacifique d’opposition en Syrie. Certes, parmi les protestataires des premiers jours, on trouve des manifestants de bonne foi, demandant la fin de la corruption, de l’arbitraire des services de sécurité ou des autorités administratives, réclamant plus de liberté politique. Mais ils sont submergés et manipulés dès le départ par des cyber-résistants eux-mêmes formés, entraînés par milliers en Occident par des ONG, des fondations, des organisations relevant des services secrets américains et de l’appareil de production «industrielle» de la démocratie de marché à l’américaine, et ce, depuis des années. Très vite, ces manipulateurs seront manipulés et écartés du jeu par des militants islamistes aguerris (Frères musulmans) qui prendront en main l’Armée libre syrienne (ALS). Cette dernière se laissera ainsi entraîner dans une dérive terroriste, dès juillet 2012, puis sera prise, peu après, dans l’engrenage du djihad. Avec l’afflux de combattants étrangers venus d’une centaine de pays, la Syrie sera plongée dans une guerre globale, opposant la Syrie légale et ses alliés (Iran, Hezbollah libanais, Russie et Chine) à l’opposition armée djihadiste et terroriste, financée et parrainée par les Occidentaux que vous savez et les régimes islamistes (turc et arabes) que vous connaissez, sous le regard intéressé d’Israël et des «amis de la Syrie». Les plans de ces agresseurs acharnés échoueront les uns après les autres. Et beaucoup se mettent à penser et à dire que la Syrie pourrait bien l’emporter, bien qu’elle ait encore à se défendre sur tous les fronts.
A partir de l’été 2014, la guerre a pris une autre dimension avec l’entrée en piste de Daech, qui s’installe en Irak et en Syrie avant d’amorcer un repli vers la Libye. La situation est assez trouble ; les Etats-Unis, la Turquie et l’Arabie prétendant combattre l’organisation «Etat Islamique» dont eux-mêmes sont les meilleurs soutiens. Appuyée par l’intervention militaire ouverte de la Russie et son apport technologique, ayant pu compter sur l’aide de ses alliés, le Hezbollah et l’Iran, l’armée syrienne est effectivement en train de gagner sa guerre contre…
Bérézina ? C’est en tout cas un revers sérieux, un de plus en Syrie, pour tous ceux qui ont voulu cette guerre d’agression, y compris pour les régimes «orientaux» qui la commanditent en y soutenant le terrorisme et le djihadisme. La reprise de Palmyre par l’armée syrienne est lourde de charge symbolique. La reconquête totale d’Alep et celle de Raqqa restent des objectifs majeurs.
Que gagne la France officielle à s’acharner à vouloir interférer dans les affaires internes de la Libye et de la Syrie et à renverser le régime de Damas après avoir conduit à l’assassinat de Kadhafi ? A quoi obéit cet interventionnisme zélé ?
Je ne sais pas ce qu’elle gagne, mais je déplore ce qu’elle perd en termes d’influence et d’image dans un pays, la Syrie, où elle pouvait bénéficier d’un certain capital de sympathie. L’atlantisme (le retour au bercail) et le tropisme néoconservateur dans toutes ses facettes sont sans doute les fondements idéologiques de ce retournement, d’une politique «arabe» vers une politique «israélienne», et d’une politique musulmane à une politique «sunnite» sectaire.
Le pétrole de Libye ? Peut-être et même probablement. Pour la Syrie, certains évoquent les pressions des monarchies du Golfe ou les mirages de contrats qui alimenteraient l’entêtement à réclamer jusqu’à plus soif le départ de Bachar Al-Assad pour complaire à des alliés de circonstance mal placés pour prêcher la démocratie ou les droits de l’Homme chez les autres.
A contrario, le régime despotique de Riyad est encensé par les capitales occidentales, bien qu’il soit prouvé que le wahhabisme est la matrice du terrorisme islamiste et malgré les graves atteintes aux droits humains par les Al-Saoud. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
La clé du mystère se trouve encore une fois en Amérique. A Washington, le régime despotique de Riyad est depuis longtemps encensé et honoré. Le pacte du Quincy signé en 1945 entre le roi d’Arabie et le président Roosevelt à son retour de Yalta, est l’acte qui scelle pour soixante ans l’union, sinon le grand amour entre les deux pays ou les deux gouvernements : garantie de la sécurité pétrolière contre garantie de la sécurité dynastique. La monarchie wahhabite devient ainsi intouchable en Amérique, alors qu’elle est encore peu connue en Europe.
Le pacte, scrupuleusement respecté, sera d’ailleurs renouvelé en 2005 pour soixante autres années. Il aura permis à l’Arabie Saoudite de faire oublier tous ses gentils déficits en libertés, en démocratie, en droits de l’Homme, en droits de la femme. Il aura généré quelques miracles : de faire passer sous silence le rôle majeur des Al-Saoud dans la création d’Al-Qaïda en Afghanistan – mais ceci se comprend, puisque les Etats-Unis étaient leur partenaire dans l’entreprise. Les wahhabites seront également ignorés lors des attentats du 11 septembre 2001, bien que la plupart des terroristes soient saoudiens.
La période actuelle reste miraculeuse : malgré ce lourd passé qui n’a rien de secret, l’Occident fait encore semblant – mirages de contrats et milliards de dollars obligent – de croire que l’Arabie combat férocement Daech et la maison-mère qu’est Al-Qaïda.
Il est vrai que l’Empire atlantique ne voit que ce qu’il veut, s’étant une fois pour toutes arrogé le droit de trier les bons et les méchants, le mal et le bien, à sa façon. Sauf que Barack Obama lui-même, pourtant néo-conservateur d’adoption de par sa fonction, semble las du trompe-l’œil saoudien, et qu’il n’est pas tendre dans ses jugements de fin de parcours, à en croire la «doctrine» qui lui sert de testament.
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi et M. Aït Amara
(Suite et fin)