Une contribution du réalisateur Ali Akika – L’Emir Abdelkader, Ahmed Bey, Ben Badis et… le cinéma
Pourquoi les prestigieux personnages de notre histoire n’ont-ils pas droit à des films à la hauteur de leurs rôles historiques(1) ? N’avons-nous pas des historiens qui connaissent sur le bout des doigts la vie et le parcours de ces héros ? N’avons-nous pas des écrivains qui manient la plume et l’imagination pour les habiller de la meilleure étoffe qui sied aux héros ? N’avons-nous pas des cinéastes à qui on pourrait offrir toute l’armada exigée par l’industrie du cinéma et qu’on laisse mener leur barque tranquillement ? Car, chez nous, bien entendu, les pièges et les grains de sable s’infiltrent dans tous les rouages de la fabrication d’un film. Ça va du ministère et ça dégringole jusqu’au plus petit clou de la machinerie cinématographique. Assurément, nous avons ces compétences. Hélas !, elles ne peuvent pas faire des miracles quand les décisions sont prises non pas en fonction des exigences artistiques, mais plutôt soumises aux aléas de l’enflure des ego et autres subjectivités infantiles. L’actualité, depuis un certain temps, est encombrée de bizarreries. Que nos infrastructures et que 80% des produits que nous consommons soient le fait de sociétés étrangères, c’est dur à avaler. Mais que des œuvres d’art – et pas n’importe lesquelles – comme les films sur nos héros nationaux, ça blesse non pas notre ego, mais notre statut de citoyen. Car un film ne se consomme pas comme une banane. Il nourrit notre imaginaire et participe à la construction d’une conscience nationale et historique.
Je me bornerai donc au domaine que je connais un peu : le cinéma. Après la rocambolesque aventure (qui a coûté cher et sans aucun résultat) du film sur l’Emir Abdelkader, confié à un Américain, voilà qu’on remet sur le tapis des projets de films portant sur d’autres personnalités historiques. Films sur Ahmed Bey et Ben Badis que l’on veut confier à des cinéastes étrangers. Pourquoi pas ? Sauf que là aussi, comme pour le film sur l’Emir Abdelkader, on a oublié qu’il y avait des cinéastes algériens(2). Confier un film à un cinéaste étranger est tout à l’honneur du pays. Mais répéter l’opération sans avoir analysé les contraintes et la complexité politique et artistique de l’entreprise, c’est faire preuve de légèreté. En 1965, on a confié le film La bataille d’Alger à juste raison à Ponté Corvo. Parce que le réalisateur est un monument du cinéma et son pays, l’Italie, abrite le festival de Venise, rival direct de celui de Cannes. Les responsables de l’époque ont vu juste. Le film a été primé à Venise alors que Cannes l’a «boudé». La guerre d’Algérie était encore fraîche dans une partie de cette France moisie et Truffaut (eh oui !) auréolé en 1959 de son film à Cannes, Les quatre cents coups, n’a pas eu du mal à s’opposer à la compétition de La bataille d’Alger pour la Palme d’or. De plus, l’Algérie en 1965 n’avait pas encore suffisamment de cinéastes et techniciens pour prendre la tête d’une telle entreprise cinématographique. J’ai déjà dit mon opposition au film sur l’Emir Abdelkader confié à un Américain. Mon opposition ne découlait nullement d’une quelconque position chauvine. Les lecteurs peuvent se rapporter à l’article paru dans Le Soir d’Algérie, le 11 décembre 2013. Mes arguments se fondaient sur des critères artistiques et politiques que je n’ai pas besoin de rappeler ici. On apprend aujourd’hui que ce «film» qui ne verra jamais le jour a déjà coûté «bonbon».
Aujourd’hui, rebelote ! On apprend que des films sur Ben Badis et Ahmed Bey sont confiés à des ressortissants de respectables pays. Quels sont les critères qui ont présidé à ces choix ? Est-ce le talent du cinéaste, la connaissance du sujet, une nécessité «diplomatique» ou bien une de ces trouvailles du génie de nos «décideurs» dont on devine les intérêts bien compris ? Ces choix peuvent avoir leurs raisons et même leur légitimité. Encore faut-il qu’on en débatte, qu’au moins les «gens du métier» donnent leur avis pour éviter tous les pièges du chauvinisme et les choix sournois orientés idéologiquement (affinités politiques ou connaissances tribales). Tout film et notamment portant sur l’histoire est un regard subjectif de l’auteur, certes, mais qui ne fait aucunement l’impasse sur son un rapport à l’histoire(3). Bien sûr, le regard d’un étranger peut être plein d’empathie pour nos héros, mais une œuvre d’art ne peut se satisfaire de ce seul critère. Une œuvre acquiert son statut artistique véritable quand elle embrasse la complexité des choses qui la rapproche le plus possible de la «Vérité» par sa rigueur, la fertilité de l’imaginaire de l’auteur et la flamboyance de la beauté de l’œuvre.
La lecture de l’interview de l’équipe du film sur Ben Badis dans El-Watan suscite quelques réserves. Les notions citées pêle-mêle dans cette interview, à savoir fiction, documentaire, histoire, etc., sont d’une telle platitude qu’elles ont sonné à mon oreille comme un échec annoncé.
Il faut en finir avec le gaspillage de l’argent produit par les richesses du pays. Quand l’Etat subventionne des œuvres, il faut qu’à l’arrivée on en voie la couleur et même l’odeur. Il me vient à l’esprit des faits quelque peu navrants, en 2004, durant l’année de l’Algérie en France. Je me souviens d’Abdou B., délégué de l’Algérie aux rencontres cinématographiques, cette année-là. Je le vois encore recherchant de cinéastes pour assister aux présentations des films avant la projection. Il me demanda de le faire. C’est ce que j’ai fait au festival des trois continents de Nantes et au festival du Cinéma du Réel de Paris. Bien que deux de mes films (sur Jean Sénac et sur le 17 Octobre 1961) ne fussent nullement «algériens», puisque produits par une société française, j’entends encore le regretté Abdou B. me dire : «Mais tes films sont algériens, c’est l’artiste qui donne la nationalité à une œuvre et non le fric !» Je l’ai fait évidemment par amitié pour Abdou B., mais aussi pour le pays dont la nationalité ne procède pas d’un nom à l’Etat civil, mais de l’Histoire avec un grand «H».
Je ne me fais pas de soucis sur la place dans l’histoire de l’Emir Abdelkader, Ahmed Bey, Ben Badis… Ils sont entrés dans l’histoire par la grande porte. Film ou pas film, ils sont à jamais dans le Panthéon des grands hommes.
Ali Akika
(1) Deux films Chronique des années de braise et surtout La bataille d’Alger ont été à la hauteur de la longue et courageuse guerre de libération. C’est pourquoi ils ont fait le tour du monde. Georges Bush, président des Etats-Unis, a demandé à le voir. C’est dire !
(2) Puisse un jour un cinéaste jeune, courageux et plein d’énergie, mais surtout bien entouré (techniquement) et loin des pressions parasitaires, s’attaquer et réussir un film sur ces monuments de l’histoire. Les cinéastes et journalistes se sentent blessés dans leur statut de citoyen et non par une hypothétique et éventuelle blessure narcissique d’artistes ou d’intellectuels.
(3) Le rapport à l’histoire empêche les imbéciles de se dire appartenant à une «race supérieure» comme l’a laissé entendre un certain Nicolas Sarkozy, déblatérant devant les Africains, chez eux qui plus est.