Interview – Mustapha Baba-Ahmed : «Tout a été fait comme si le prix du pétrole n’allait pas baisser»

Algeriepatriotique : Deux discours s’entrechoquent sur la situation en Algérie. Le pouvoir rassure et l’opposition s’inquiète. Quelle est votre analyse en tant qu’ancien cadre supérieur de l’Etat ?
Mustapha Baba-Ahmed : Chaque partie est dans son rôle. Le pouvoir se prévaut de l’élection démocratique du président et de toutes les instances législatives. La forme éclipse le fond. L’opposition fait face à l’autisme du pouvoir, mais a elle aussi ses propres limites : le spectre des sensibilités est tellement large qu’elle ne peut dépasser le stade de la contestation. La question à poser est : est-ce que les prochaines élections présidentielles pourront être libres ou est-ce que «l’homme providentiel» devra être adoubé ?
Mettre la rente pétrolière au service du développement est un exercice difficile que l’Algérie indépendante n’a pas réussi. Pourquoi, selon vous ?
Cette phrase figure en quatrième page de garde du livre L’Algérie : diagnostic d’un non-développement. Cet ouvrage a été édité en avril 1999 et concerne donc la gestion du pays antérieure à l’actuel président. L’effort de construction de l’économie dans le cadre du modèle dit «des industries industrialisantes» a échoué pour différentes raisons, dont la principale a trait aux insuffisances du système productif. Le transfert de technologies que l’Algérie a payé au prix fort était d’abord hypothéqué par l’inadaptation des travailleurs au travail à la chaîne ; il y a eu très peu de formation acquise dans des unités industrielles étrangères. La France qui n’avait que quelques décennies de retard sur l’Angleterre au XVIIIe siècle dans l’épopée industrielle y envoyait des contremaîtres se former comme des ouvriers pour acquérir le savoir-faire effectif.
Pour justifier les très faibles niveaux de production dans les premières années, les promoteurs du modèle soutenaient qu’il fallait un temps pour la montée en cadence de la production. Les niveaux de production n’ont que faiblement augmenté et le taux d’utilisation ne dépassait pas les 40%.
Le modèle a échoué aussi en raison du système de l’entreprise socialiste instauré par l’ordonnance 71-74 qui présentait le double inconvénient de ne pas reconnaître l’autonomie financière des entreprises et de nuire à l’autorité des responsables.
Vous évoquez dans le même ouvrage des insuffisances du système productif qui ne peuvent être dissimulées que pour un temps par une création monétaire incontrôlée. Le pouvoir met-il ainsi l’avenir de l’Algérie en péril ?
Cette idée valait pour les années antérieures à 1999. Les insuffisances sus-évoquées ont fait que les entreprises socialistes qui ne produisaient pas assez ne pouvaient être équilibrées sur le plan financier alors que le marché était protégé ; il est vrai que les prix de leurs produits étaient maintenus bas pour protéger le pouvoir d’achat.
Les banques (publiques à l’époque) étaient obligées d’assurer la liquidité des entreprises du secteur réel avec ce paradoxe qu’elles pouvaient ne financer que la paie des travailleurs. Mais payer les travailleurs sans financer les inputs aboutit à aggraver les déséquilibres financiers des entreprises. Le tout se faisait par création monétaire sans contrepartie.
Le système a déresponsabilisé tout le monde. Le premier contre-choc pétrolier de 1985 a révélé la fragilité de l’économie. La suite est connue avec le recours au FMI… Les résistances au changement avaient fait que la volonté politique perceptible dès 1983 pour infléchir le modèle n’a pu se traduire qu’en 1988 avec la réforme du statut de l’entreprise publique devenue économique, mais, surtout, avec la loi sur la monnaie et le crédit d’avril 1990, laquelle a ouvert le pays à l’investissement étranger.
Vous affirmez que l’opération s’est transformée en une gigantesque gabegie, dont les effets sont durables. Est-ce à dire que l’Algérie est condamnée au sous-développement ? Le pouvoir en est-il conscient ?
On peut dire sans beaucoup de risques de se tromper que les erreurs de la période traitée dans mon livre édité en 1999 procédaient de bonnes intentions, même si elles ont eu les conséquences sus-évoquées. Ceci, parce qu’une règle budgétaire d’or avait été décidée dès 1970 : le budget de fonctionnement de l’Etat devait être couvert par la fiscalité ordinaire de sorte que la fiscalité pétrolière était réservée à l’investissement. Cette règle a été respectée jusqu’en 1986 sauf pour une ou deux années.
Pourquoi n’a-t-on pas reconduit cette règle en 2001 ? Si cela avait été fait, en plus de la création du Fonds de régulation des recettes (FRR), le pays n’aurait pas connu la gabegie née avec l’explosion des prix du pétrole.
L’Algérie n’est pas seulement condamnée au sous-développement ; elle doit trouver les moyens d’équilibrer ses comptes fondamentaux. Pour cela, il n’y a pas beaucoup de solutions. J’en traite dans mon livre paru en mars 2015 en France avec près d’un an de retard lié au refus que j’ai rencontré sur la place d’Alger.
Pourquoi vos ouvrages ne sont-ils pas édités en Algérie ?
Ce n’est pas à moi qu’il faut poser cette question…
Vous estimez que l’Algérie est malade de ses gouvernants. Vous avez occupé de hautes fonctions au sein de l’Etat. Selon vous, quelles sont les raisons de cette «gouvernance malavisée», comme vous la qualifiez dans Algérie : l’heure de vérité pour la gouvernance ?
Une bonne gouvernance consiste pour l’Etat à gérer la ressource en bon père de famille pour sa collecte comme pour sa dépense. On ne peut pas dire que cela a été le cas : le ministère des Finances a été dessaisi de ses prérogatives et le budget a fonctionné à guichets ouverts. L’explosion de la fiscalité pétrolière a donné le vertige. Tout s’est passé comme si les prix du pétrole n’allaient plus baisser. La gouvernance n’a tiré aucune leçon du passé. Les transferts ont lesté le budget de fonctionnement et les subventions implicites non ciblées ont accentué la gabegie.
Entretien réalisé par Karim Bouali

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