Guy Mettan à Algeriepatriotique : «Un discours va-t-en-guerre est savamment distillé en Occident»
Pour le journaliste et homme politique suisse, le nouvel axe en Europe de l’Ouest n’est plus Paris-Berlin, mais Berlin-Varsovie. Interview.
Algeriepatriotique : Dans votre livre Russie-Occident : la guerre de mille ans vous avez remonté l’histoire, jusqu’à l’empereur Charlemagne, pour expliquer l’acharnement des Occidentaux contre la Russie. Pouvez-vous nous en parler ?
Guy Mettan : C’est peut-être paradoxal, mais la russophobie occidentale est plus ancienne que la Russie ! En effet, elle a commencé avec les rivalités politiques et religieuses qui ont opposé l’Empire d’Occident, fondé par Charlemagne en l’an 800, à l’Empire d’Orient basé à Constantinople, et les Eglises catholique et orthodoxe. Charlemagne était un rebelle qui a réussi à s’imposer face au souverain légitime qui régnait à Byzance. Ses successeurs, qui ont créé le Saint-Empire romain germanique à la fin du Xe siècle ont ensuite réussi à imposer aux papes des réformes religieuses contre l’avis des Eglises d’Orient, qui s’y sont opposées parce qu’elles estimaient qu’il s’agissait d’un coup de force et non d’une décision démocratique prise au sein d’un concile œcuménique universel. Suite à ce schisme, officiellement daté du XIe siècle, toute une propagande anti-orthodoxe, ou antigrecque si l’on préfère, s’est mise en place à Rome afin de dénigrer les Orientaux. Lorsque les Ottomans conquirent Byzance en 1543, ces préjugés négatifs ont été transposés sur les Russes, qui avaient revendiqué l’héritage politique et religieux de Byzance. Ces préjugés occidentaux sont de deux ordres. Un, les Grecs, et donc les Russes, sont des barbares et leurs souverains sont des despotes et des tyrans. Deux, ce sont des expansionnistes, des gens agressifs qui ne rêvent que de conquérir et subjuguer l’innocent et vertueux Occident. Ce sont les mêmes préjugés que l’on retrouve aujourd’hui sous la plume des journalistes occidentaux antirusses.
Vous avez cité des faits historiques dont certains totalement inédits et qui ont aidé à forger l’idée d’une Russie dangereuse. Pouvez-vous nous en mentionner les plus importants ?
Il est intéressant de noter que la russophobie moderne a commencé en France à la fin du XVIIIe siècle, quand le cabinet secret du roi Louis XV a forgé un faux «Testament de Pierre le Grand», dans lequel le grand tsar russe aurait enjoint à ses successeurs de conquérir l’Europe. Napoléon l’a fait publier en 1812 afin de mieux justifier son invasion préventive de la Russie en 1813. Les Anglais l’on traduit et utilisé pour justifier leur invasion de la Crimée en 1853. Ce pseudo-testament a été dénoncé comme un faux seulement à la fin du XIXe siècle, après avoir inspiré des décennies de russophobie française et anglaise. Il s’agit exactement de la même manipulation que celle que les Américains ont utilisée en 2003 pour justifier l’invasion de l’Irak. Les fausses armes de destruction massive de Saddam Hussein relèvent de la même mystification. Ce n’est qu’une fois le forfait réalisé que la vérité finit par éclater. L’histoire est encore trop récente pour qu’on y voie clair. Mais il y a fort à parier que les événements de Maidan en Ukraine, en février 2014, relèvent de la même technique de manipulation. Le putsch qui a permis de renverser le gouvernement légal d’Ukraine a été savamment préparé pendant des années par des campagnes financées par les milliards déversés par les Etats-Unis, comme l’a reconnu la secrétaire d’Etat adjointe Victoria Nuland devant le Congrès (les fameux cinq milliards de dollars), pour être déclenché à la faveur de manifestations populaires contre le gouvernement, par ailleurs légitimes étant donné la corruption ambiante. Le résultat, c’est que le gouvernement actuel se révèle tout aussi corrompu que le précédent, mais qu’aucun média occidental ne s’en soucie, puisqu’il a désormais basculé dans le «bon camp».
Quelles sont les lignes idéologiques et géopolitiques dont se nourrit la russophobie occidentale ?
Le discours occidental antirusse s’appuie sur les deux principes évoqués plus haut : l’Occident incarne le Bien, les valeurs universelles, la démocratie, les droits de l’Homme, la liberté (surtout économique) tandis que la Russie représente l’autocratie, le nationalisme revanchard, la négation des libertés et de l’individu. Ce discours blanc-noir qui instrumentalise sans vergogne les droits de l’Homme constitue l’ossature de la propagande occidentale. Il est destiné à formater l’opinion publique pour qu’elle soutienne la remilitarisation de l’Europe et le renforcement de l’Otan, qui n’a cessé de s’étendre depuis vingt ans avec l’intégration de toute l’Europe de l’Est, et maintenant du Monténégro, et la vassalisation de l’Ukraine, de la Suède, de la Géorgie et même de la Suisse «neutre» qui participe à ses exercices au nom d’un «partenariat pour la paix» qui n’est qu’une formule verbale. Le but est d’encercler la Russie tout comme le «pivot vers l’Asie» opéré par le président Obama vise à neutraliser la Chine. Le chapelet de bases militaires et de missiles nucléaires américains qui entoure ces deux pays est proprement stupéfiant. A noter au passage que les Etats-Unis ont refusé toutes les ouvertures faites par la Corée du Nord, provoquant un raidissement du régime qui rend d’autant plus faciles les explications données aujourd’hui pour réarmer le Japon, la Corée du Sud et les pays d’Asie contre la prétendue menace nord-coréenne.
Chaque pays aurait sa russophobie, selon vous. Peut-on connaître les plus importantes ? Et y a-t-il une différence entre elles, idéologiquement et géopolitiquement parlant ?
J’ai analysé les quatre formes les plus importantes de la russophobie moderne. La française, très active entre 1780 et 1880, a opéré un spectaculaire retournement à la fin du XIXe siècle face à la menace allemande, mais elle est à nouveau très présente à Paris ces dernières années. La russophobie anglaise a débuté après la victoire contre Napoléon, obtenue grâce aux troupes russes. Londres s’est alors retournée contre son allié, qu’elle craignait de voir devenir trop puissant en Méditerranée et en Asie centrale. La russophobie allemande est née de la frustration coloniale de l’empire allemand, qui a poussé le Kaiser puis Hitler à vouloir élargir leurs territoires en Russie (théorie de l’espace vital, du Lebensraum). Elle est aussi à l’origine du révisionnisme historique actuel qui consiste à surévaluer la contribution américaine à la libération de l’Europe (400 000 Américains tués) et à dévaloriser l’effort majeur fourni par la Russie soviétique (26 millions de morts). Enfin, la russophobie américaine a été déclenchée au lendemain de la victoire sur le nazisme, selon le même schéma que la russophobie anglaise. Aussitôt l’ennemi commun vaincu, les Etats-Unis ont entamé la guerre froide contre leur allié soviétique au nom de la lutte anticommuniste. Or, chacun a pu constater que, bien que la menace communiste ait disparu depuis 25 ans, la russophobie américaine a redoublé d’intensité depuis une dizaine d’années ! De là à penser que la lutte contre le communisme n’était qu’un prétexte, il y a un pas qu’on peut franchir allègrement…
Vous citez trois lobbies antirusses influents dans le monde. Peut-on les connaître ?
A Washington, trois lobbies font la loi au Congrès et à la Maison-Blanche : celui des armes, celui du pétrole et plus accessoirement celui d’Israël et des pays d’Europe de l’Est (Pologne et pays baltes notamment), traditionnellement très antirusses bien qu’Israël entretienne de bonnes relations avec la Russie du président Poutine. A Bruxelles, le nouveau rapport de force européen a marginalisé la France, devenue insignifiante en matière de politique étrangère depuis qu’elle a renoncé à sa conception gaullienne des rapports géopolitiques. Le nouvel axe n’est plus Paris-Berlin, mais Berlin-Varsovie, l’Allemagne ayant besoin de s’appuyer sur les pays d’Europe de l’Est antirusses pour imposer sa politique d’austérité à l’Europe du Sud.
Un rapprochement Occident-Russie est-il possible malgré tous les préjugés précités, selon vous ?
A ce stade, je suis très pessimiste. Il y a un discours va-t-en-guerre qui hante les discours de l’Otan et des responsables de l’Union européenne et qui est savamment distillé dans les opinions publiques via les dizaines «d’experts» proches de l’Otan et qui peuplent les pages éditoriales des grands journaux. Les sanctions ne seront pas levées de sitôt et on trouvera toujours des prétextes pour les justifier, comme la Crimée, pourtant russe depuis que l’Alsace-Lorraine est française, et dont le rattachement à la Russie a été approuvé par des deux référendums populaires, en 1991 et en 2014, alors que le Kosovo a été détaché de la Serbie sans aucune consultation démocratique. Cherchez l’erreur !
L’Otan vient de confirmer le renforcement de ses bataillons aux frontières de la Russie. Cette russophobie millénaire dont vous parlez peut-elle conduire à une guerre entre les deux pôles ?
Le but est d’étrangler la Russie militairement et économiquement en l’obligeant à s’armer elle aussi. On rejoue le scénario des années 1980 en espérant faire tomber la Russie comme l’Union soviétique. La différence est que la Russie est un pays ouvert, et qu’elle a des alliés ou des sympathisants, dont la Chine. Tant qu’il y a un équilibre de la terreur, comme pendant la guerre froide, la «guerre» actuelle restera non militaire. Le risque surviendra lorsque les généraux et les think tanks militaristes américains auront acquis la conviction qu’une guerre contre la Russie pourra être gagnable, comme Guillaume II et Hitler l’avaient pensé en 1914 et en 1939. Pour l’instant, donc, la stratégie favorite de l’Occident reste celle du «changement de régime» imposé par les restrictions économiques, la course aux armements, le harcèlement médiatique et des ONG stipendiées ainsi que l’argent distribué aux opposants «démocrates».
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi
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