Ahmed Bensaada à Algeriepatriotique : «Kamel Daoud est un écrivain néocolonisé qui s’évertue à diaboliser sa communauté»
L’écrivain Ahmed Bensaada voit dans l’attitude du chroniqueur controversé Kamel Daoud un «amour du colonisateur» et une «haine de soi», ce dernier épousant «automatiquement les idées les plus réactionnaires de l’ex-colonisateur» et «se métamorphosant à l’image du colonisateur dans le but ultime d’être finalement accepté par son modèle». Interview.
Algeriepatriotique : Votre livre Kamel Daoud : Cologne, contre-enquête, paru cette semaine aux éditions Frantz-Fanon est une analyse exhaustive des écrits de Daoud. Qu’est-ce qui vous a décidé à l’écrire ?
Ahmed Bensaada : Cela fait plusieurs années que je lis les chroniques de Kamel Daoud, d’autant plus que j’ai longtemps écrit dans le même journal que lui, c’est-à-dire le Quotidien d’Oran. J’ai remarqué qu’avec le temps, ses propos ont inexorablement glissé de la critique à l’injure de sa communauté et son impertinence intellectuelle s’est métamorphosée en un chapelet d’offenses aussi dégradantes les unes que les autres. Tout cela s’est accompagné d’un processus de «mimétisation» de l’ancien colonisateur que j’ai amplement expliqué dans mon essai, processus qui l’a mené tout droit au statut d’écrivain «néocolonisé». Le paroxysme de ce processus de «mimétisation» a été atteint par le chroniqueur oranais dans son analyse simpliste et erronée de l’affaire des viols de Cologne qui s’est déroulée dans la nuit de la Saint-Sylvestre 2015. En usant de stéréotypes éculés et abusant de clichés offensants sans attendre la fin de l’enquête, il a démontré qu’il utilisait le même vocabulaire que les commentateurs les plus réactionnaires et les plus xénophobes de l’Hexagone. Outré par cette attitude méprisante, j’ai décidé d’analyser avec soin les prises de position de Kamel Daoud depuis un certain nombre d’années pour montrer la constance de son attitude envers sa communauté.
Vous qualifiez les intellectuels maghrébins «qui jouent un rôle de supplétifs» d’écrivains «néocolonisés ». Vous citez Kamel Daoud, Boualem Sansal et Djemila Benhabib. Qu’est-ce qu’un écrivain «néocolonisé», au juste ?
Ce concept d’écrivain «néocolonisé» est amplement discuté dans mon essai. Pour cela, j’ai utilisé une grille d’analyse empruntée à Albert Memmi et tirée de son livre «Portrait du colonisé» (Payot – Paris, 1973). En résumé, un écrivain «néocolonisé» est celui qui se fond dans la littérature de l’ex-colonisateur, en épouse automatiquement les idées les plus réactionnaires, use et abuse des stéréotypes et s’évertue à diaboliser sa communauté d’origine. Intronisé dans le temple de la science infuse, complètement phagocyté par la bien-pensance occidentale, il s’extirpe du terroir qui l’a enfanté et tend un énorme doigt accusateur par-delà la Méditerranée en toisant ses compatriotes d’antan. C’est ce que Memmi a appelé «l’amour du colonisateur et la haine de soi».
Kamel Daoud a consacré deux articles dans Le Monde et The New York Times sur l’affaire de Cologne, où il est tombé dans l’invective et l’insulte contre les réfugiés maghrébins, sans attendre les résultats de l’enquête. Sont-ce des articles commandés, selon vous ?
Je ne sais pas s’il s’agit d’articles commandés. Il faudrait pour cela s’enquérir auprès de l’auteur. Cependant, commandés ou non, ces articles sont dans le prolongement de ce qu’il écrit depuis quelques années. Sa cible préférée est une espèce humaine ( ?) qu’il a baptisée «Arabo-musulman» et à qui il fait porter tous les maux et toutes les tares de la Terre. Dans sa pseudo-analyse de l’affaire de Cologne, il porte son dénigrement de cette «espèce» à des niveaux jamais atteints.
Quel sens donnez-vous à sa manière de décrire toujours l’Arabe, le musulman ou le réfugié par «l’autre» et leur stigmatisation par la «marque du pluriel». Est-ce une forme de négation de soi ?
Memmi nous explique que le colonisé (et par extension, le «néocolonisé») est toujours tenté de «changer de peau» par mimétisme. Il se métamorphose à l’image du colonisateur dans le but ultime d’être finalement accepté par son modèle. Ce colonisateur vénéré qui «ne souffre d’aucune carence» et qui «bénéficie de tous les prestiges». Cet «amour du colonisateur est sous-tendu d’un complexe de sentiments qui vont de la honte à la haine de soi». D’autre part, contrairement à l’Occidental qui a le droit à un traitement différencié, l’«Arabo-musulman» ne peut prétendre «qu’à la noyade dans le collectif anonyme». Cette «marque du pluriel», signe explicite de dépersonnalisation, a pour conséquence d’attribuer les crimes d’une personne ou d’un groupe de personnes à toute une communauté, voire une nation, une religion. Ce traitement collectif n’est évidemment pas utilisé lorsqu’il s’agit d’agissements répréhensibles perpétrés par des Occidentaux. Les actes d’un Occidental n’engagent que sa seule personne.
Vous avez abordé dans votre livre la relation ambiguë de Kamel Daoud avec la langue arabe et l’islam. Pouvez-vous nous expliquer ce rapport équivoque ?
Kamel Daoud considère la langue arabe comme une langue de colonisation. Certes, cette affirmation peut être discutée dans des cercles savants, mais le chroniqueur ne dit jamais que la langue française est aussi une langue de colonisation. Au contraire, il prétend qu’elle est un «bien vacant», abandonnée en Algérie par les colons français lorsqu’ils quittèrent leur ancienne colonie. Et cette comparaison des langues arabe et française ne s’arrête pas là. Pour lui, la langue arabe est une langue morte «piégée par le sacré, par les idéologies dominantes» alors que le français est une langue de liberté, de dissidence et d’imaginaire. Là aussi, Memmi nous apporte une explication : «Dans le conflit linguistique qui habite le colonisé, sa langue maternelle est l’humiliée, l’écrasée. Et ce mépris, objectivement fondé, il finit par le faire sien. De lui-même, il se met à écarter cette langue infirme, à la cacher aux yeux des étrangers, à ne paraître à l’aise que dans la langue du colonisateur.» En ce qui concerne l’islam, Kamel Daoud est passé d’un extrême à l’autre et, comme dit si bien le dicton, les extrêmes se rejoignent. Jeune, il reconnaît avoir été islamiste, imam de son lycée, entre 1983 et 1990. Huit ans durant, il a fréquenté les cellules clandestines des Frères musulmans, prélude à cette sanglante décennie noire qui a endeuillé notre pays. Dans ses écrits actuels, il est passé de l’autre bord. Il ne se gêne pas de dresser du musulman un portrait très répugnant : sale, édenté cannibale et j’en passe… Il s’est même demandé : «En quoi les musulmans sont-ils utiles à l’humanité ?» Dans un de ses articles, Kamel Daoud a déclaré : «Je suis algérien et pas arabe. Je suis humain et j’ai le choix d’être musulman ou pas.» Une façon d’affirmer son rejet de l’arabité et de l’islamité.
L’écrivain «néocolonisé» est-il, forcément, nostalgique de l’époque coloniale ?
En effet, une des caractéristiques de l’écrivain «néocolonisé» consiste à glorifier directement ou indirectement cette période misérable de notre histoire. Kamel Daoud nous a expliqué par exemple que «la terre appartient à ceux qui la respectent. Si nous, les Algériens, en sommes incapables, alors autant la rendre aux colons». Cette déclaration suit le même cheminement idéologique déjà emprunté par Boualem Sansal qui avait avoué son admiration pour l’ancien colonisateur : «En un siècle, à force de bras, les colons ont, d’un marécage infernal, mitonné un paradis lumineux. Seul l’amour pouvait oser pareil défi… Quarante ans est un temps honnête, ce nous semble, pour reconnaître que ces foutus colons ont plus chéri cette terre que nous, qui sommes ses enfants.» Mais cette caractéristique n’est pas la seule. On remarque aussi que l’écrivain «néocolonisé» glorifie l’Etat hébreu aux dépens de la cause fondamentalement juste de la Palestine. Boualem Sansal a admis être revenu «riche et heureux» après s’être rendu en Israël en 2012. Durant l’été 2014, Kamel Daoud s’est dit non solidaire de la Palestine alors que les bombes pleuvaient sur Gaza, tout en faisant l’éloge de la «démocratie» israélienne. Une «démocratie» qui a massacré, cet été-là, 2 000 personnes, dont 500 enfants. Mais en réalité, ces deux caractéristiques ne sont que les deux faces de la même médaille : la France est un colonisateur d’antan ; Israël est un colonisateur d’aujourd’hui.
Comment se traduit le rapport entre ce genre d’écrivains et l’ancien colonisateur ?
Le rapport entre l’ancien colonisateur et l’écrivain «néocolonisé» est de nature mutualiste, c’est-à-dire constituant une relation d’intérêt. En récompense pour son rôle d’«alibi ethnique», ce genre d’écrivain est allégrement exhibé dans les plateaux médiatiques de renom, exposé dans de prestigieuses tribunes littéraires, affublé de superlatifs pompeux, comparé aux plus grands auteurs métropolitains et «anobli» par de prestigieux trophées. D’autre part, l’écrivain «néocolonisé» possède un réseau de défenseurs ou de «protecteurs» occidentaux qui montent au créneau lorsque leur protégé est malmené à cause de ses écrits ou éclaboussé par l’écume de l’actualité. Dans le cas de Kamel Daoud, ce réseau est imposant. Il compte, entre autres, d’anciens ministres français, d’influents intellectuels cathodiques et le lobby sioniste français au complet. La cerise sur le gâteau ? Le Premier ministre français en fonction, Manuel Valls en personne. En effet, le locataire de Matignon a pris ouvertement, et à deux reprises, la défense du «soldat Kamel Daoud». La première fois sur sa page Facebook personnelle (rien de moins) et la seconde lors du fameux dîner du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif). Rappelons que le Crif est un puissant lobby juif pro-israélien autour duquel gravite toute l’élite politique française. Certains observateurs considèrent cet organisme comme le porte-parole d’Israël en France. Manuel Valls, qui a certainement lu les contributions de Kamel Daoud sur la Palestine, sait qu’au Crif, il a une oreille attentive.
Dans le chapitre «Kamel Daoud et les fatwas», vous parlez d’un point en commun qui existerait entre Daoud et le salafiste Hamadache, c’est-à-dire entre la «victime» et le «bourreau». Quel est-il ?
Tout en condamnant vigoureusement la fatwa «religieuse» de Hamadache, plusieurs similarités peuvent être établies entre le prédicateur salafiste et Kamel Daoud. A ce sujet, mon ami Mohamed Yefsah a écrit : «Hamadache et Daoud ont un point en commun : des haines et des frustrations, la matrice idéologique de la droite fascisante, mais chacun a sa sémantique. Ils sont des professionnels de la lapidation avec des mots.» De son côté, le journaliste Djamel Zerrouk a rapporté les propos d’un internaute qui compare les deux protagonistes : «L’un voudrait être auréolé du titre d’un Salman Rushdie algérien et l’autre de chef d’une antenne algérienne de Daech.» Lorsque Kamel Daoud fut critiqué par un groupe d’universitaires à la suite de ses articles sur l’affaire de Cologne, ses défenseurs ont inventé une autre sorte de fatwa : la fatwa «laïque». Ainsi, en plus de la fatwa «religieuse» qui porterait atteinte à sa vie, la fatwa «laïque» porterait atteinte à sa liberté d’expression. La victimisation de Kamel Daoud passe donc par non pas une seule, mais deux fatwas. Cette désislamisation de la notion de fatwa nous mène à nous questionner sur la nature de l’expertise de Kamel Daoud. N’est-il pas un virtuose de la fatwa «journalistique» qu’il distille, à doses homéopathiques, jour après jour, à longueur de chroniques ? Des fatwas qui discréditent la religion de ses concitoyens, trucident leur langue et étripent leur culture. En définitive, si Hamadache est un amateur de la fatwa «religieuse», Kamel Daoud est un professionnel de la fatwa «journalistique». Et si le premier finira devant un juge pour entendre sa sentence, le second finira devant un jury pour recevoir ses prix.
Vous parlez également du soutien de médias et d’hommes politiques inféodés au lobby sioniste français. Que représente Kamel Daoud pour ces médias et ces hommes politiques ? Que cache cet intérêt suspect que portent ces milieux à cet écrivain dont les chroniques sont parfois risibles ?
Selon la terminologie utilisée par Alain Gresh, Kamel Daoud ne serait qu’un «informateur indigène», un «musulman qu’on aime bien en Occident». D’après lui, «un « bon musulman », celui qui dit ce que nous avons envie d’entendre, et qui peut même aller plus loin encore dans la critique, car il ne saurait être soupçonné, lui qui est musulman, d’islamophobie». Les écrivains «néocolonisés» participent à ce phénomène de diabolisation de l’islam de plus en plus présent en Occident. Ils servent aussi à défendre les valeurs occidentales contre la «barbarie» orientale en mettant en garde du danger que représentent ces «étranges créatures» vivant au-delà de la Méditerranée. Voici ce qui dit Alain Finkielkraut sur le rôle de Kamel Daoud : «L’anticolonialisme nous a conduits à négliger, effacer, occulter tous les crimes commis par l’Algérie depuis l’indépendance et Kamel Daoud est aussi celui qui dénonce ce qu’est devenue l’Algérie sans chercher dans le colonialisme une excuse à cet échec épouvantable.» L’«informateur indigène» dans toute sa splendeur !
Vous avez confié à Algeriepatriotique que vous espériez que la sortie de votre livre permettrait la tenue d’un réel et profond débat sur la culture et la littérature algériennes. Comment décririez-vous la situation de la culture et de la littérature algériennes actuelle ?
La situation de la culture en Algérie est désastreuse, c’est le moins qu’on puisse dire. Les librairies sont rares, les cinémas inexistants, les théâtres vides, les musées désertés, etc. En ce qui concerne la littérature, ce débat sur les écrivains «néocolonisés» doit servir de base pour une réflexion sérieuse sur le rôle de l’écrivain dans la société algérienne. Pourquoi des pays occidentaux ou moyen-orientaux doivent-ils décider pour nous de la valeur littéraire de nos auteurs ? N’est-on pas en mesure de mettre les bases pour une littérature algéro-algérienne ? Une littérature qui se nourrit de son terroir et qui sert son peuple. Car ce n’est qu’en servant son peuple qu’elle peut prétendre servir le monde.
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi
Kamel Daoud : Cologne, contre-enquête, éditions Frantz Fanon (Alger, 2016)
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