Rocard et l’Algérie : son rapport sur la torture a marqué un tournant dans la guerre
L’ex-Premier ministre français Michel Rocard s’est éteint ce samedi à l’âge de 85 ans. Il s’est distingué par ses positions «réfractaires» par rapport aux socialistes français, sur au moins deux sujets sensibles : l’Etat d’Israël et la question algérienne. Alors qu’il n’était qu’un inspecteur des finances, il réussit, en 1959, pendant que le plan Challe contre les maquis de l’ALN battait son plein et que les ministres socialistes y étaient pleinement «embarqués», à bouleverser la donne et à galvaniser une partie de l’élite française, qui était encore tiraillée par le choix à faire entre «sa mère» et «la justice». Son rapport accablant remis au délégué général en Algérie alertait sur la situation dramatique dans les camps de regroupement, où plus d’un million d’Algériens, dont plus de la moitié étaient des enfants, étaient menacés par la famine et, dans un autre chapitre, évoquait les conditions carcérales en Algérie, en faisant état de l’usage systématique de la torture dans les centres de détention. Communiqué à la presse, quelques jours plus tard, ce document n’a pas laissé indifférents les milieux intellectuels, eux-mêmes bâillonnés par un système répressif et peu soucieux des exigences de liberté et de démocratie.
C’est cette alerte qui donna naissance au célèbre manifeste des «121» intellectuels et hommes de culture français contre la «guerre d’Algérie». Publié le 6 septembre 1960 dans le magazine Vérité-Liberté, ce manifeste porte un titre sciemment irrévérencieux : «Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie». Des sommités intellectuelles ont signé cet appel, dont le grand philosophe Jean-Paul Sartre, la romancière à succès Françoise Sagan, l’écrivain communiste Dionys Mascolo, le critique radical Maurice Blanchot, l’immense écrivain André Breton, le poète Henri Kréa, l’universitaire André Mandouze, l’éditeur François Maspero, Simone de Beauvoir ou encore Simone Signoret. Ils dénoncent notamment le militarisme et la torture qui va «contre les institutions démocratiques», et condamnent dans le même temps l’attitude équivoque de la France vis-à-vis du mouvement d’indépendance algérien, en appuyant le fait que la «population algérienne opprimée» ne cherche qu’à être reconnue «comme communauté indépendante». Les signataires s’engagent solennellement à «respecter le refus de prendre les armes contre le peuple algérien» et à «respecter la conduite des Français qui estiment de leur devoir d’apporter aide et protection aux Algériens opprimés au nom du peuple français». Ils plaident enfin que «la cause du peuple algérien, qui contribue de façon décisive à ruiner le système colonial, est la cause de tous les hommes libres».
C’est donc la première fois qu’un nombre aussi important de faiseurs d’opinion français reconnaissait publiquement la légitimité du combat algérien contre le colonialisme français : «Pour les Algériens, peut-on lire dans le manifeste, la lutte, poursuivie soit par des moyens militaires, soit par des moyens diplomatiques, ne comporte aucune équivoque. C’est une guerre d’indépendance nationale.» Il va sans dire que ce manifeste a eu un impact extraordinaire sur une opinion française largement formatée par la propagande officielle sur ce qui était toujours appelé «les événements d’Algérie».
R. Mahmoudi
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