Une contribution de Mohamed Mekhdari – Patrimoine et amnésie : trait d’union entre l’imzad et Yacef Saâdi
Les biens matériels et immatériels, ouvrages de la main de l’homme ou produits par son esprit et dont la constance transversale est leur reconnaissance et leur adoption en tant que richesses communes par un peuple, marquent son long cours, ses périodes de gloire et ses moments de repli, comme le feraient par ses impacts sur la roche les eaux d’un grand fleuve.
Les antiquités historiques, «ces objets qui ont une âme», ces liens entre les générations, sont des vestiges-témoins qui nous permettent d’évoquer des civilisations révolues dans une sorte d’intemporalité qui abolit l’espace et le temps et la complexité des époques. Une relation émotionnelle s’établit entre l’œuvre qui porte le poinçon des âges et ceux qui, aujourd’hui, la regardent.
Le patrimoine historique «classique» est celui sur lequel veillent des préposés jaloux et méritoires, mais qui n’ont pu empêcher que des bibelots précieux, dont chaque veine est une légende, prennent le chemin de l’étranger. Les arches mémorielles des eaux vives qui enjambaient le ravin du Val d’Hydra ont subi l’outrage d’un tâcheron inculte. La cascade-arc en ciel dont les argiles reflètent les verts et les bleus des forêts de la Maouna a été abandonnée aux vandales. La belle corniche jijélienne est devenue un dépotoir. Tant et tant d’autres trésors ont été engloutis à jamais dans l’entonnoir sans fond des égoïsmes, des prédations, de l’inculture ou de l’indifférence.
La mémoire d’un peuple
Le musée, le temple, le livre, l’œuvre d’art, la musique, les valeurs humanistes, les grandes dates de l’histoire, les hommes qui ont fait l’histoire, ont toujours été instrumentés par l’ambition, la guerre, l’égoïsme ou l’idéologie. Lorsque des hommes, en proie à des peurs inconscientes, vivant des exaltations idéologiques ou aveuglés par des passions dominatrices, découvrent dans le passé, ou dans l’actualité, ce qui peut contrecarrer leurs pulsions ou mettre en danger leur pouvoir, ils cachent, dénaturent ou détruisent ce qui symbolise à leurs yeux la rébellion contre leur ordre établi. C’est ainsi que le patrimoine devient un enjeu de guerre. Des livres, des partitions musicales ont été interdits de cité parce que leurs auteurs étaient des opposants politiques, ou soupçonnés d’impiété ou appartenaient à une race décrétée maudite. Les Français ont dévalorisé les traditions de la famille algérienne et buriné le profil de ses crêtes à l’entour, pour accréditer la notion du «sauvage» et asseoir l’idée de «peuplades» pour perpétuer leur domination. Le musée de Bagdad a été livré au pillage par les Américains pour abolir la mémoire d’une civilisation millénaire afin de faciliter la tribalisation des Irakiens et les livrer à la merci des chapelles. C’est fait, hélas ! Des idéologues du sionisme l’ont compris, qui expliquent la légitimité de leur occupation de la terre d’autrui par l’emplacement des ruines d’un temple où, jadis, leurs lointains aïeux auraient prié.
Des contextes géopolitiques particuliers ont conduit des envahisseurs à s’établir en Algérie d’une façon durable. Ils ont construit des villes et des ouvrages divers qui reviendront à l’Algérie à l’issue de péripéties historiques tumultueuses. Ce patrimoine, que les Algériens en arme des années 1950 et 1960 considèrent comme un «butin de guerre», déchaîne les passions et oppose les mémoires. La cause patrimoniale instrumentalisée constitue un moyen pour amener les opinions publiques à regarder autrement une aventure coloniale basée sur la violence et l’injustice. La loi votée par le Parlement français soulignant le rôle positif de la colonisation avait oublié que le soc de la charrue fertilisatrice avait été coulé avec le métal de l’épée conquérante. Les têtes des résistants algériens exposés au Musée de l’homme à Paris – horrible butin de guerre des armées françaises – prouvent que l’on ne peut dissocier la main du bâtisseur de sa pensée.
En Algérie, des affidés d’une secte intégriste ont tenté, en 1992, de brûler les archives nationales afin d’effacer la mémoire de l’Etat républicain et fondre notre pays dans une nébuleuse islamique improbable décrétée «oumma» par la violence et la haine des autres. Leurs idéologues, dans leurs tentatives de réécrire le passé du peuple algérien, décriront les valeurs émancipatrices et libératrices prônées par la révolution de novembre – ce patrimoine historique – comme le fondement de l’apostasie du peuple algérien.
Pendant la guerre d’Algérie, les hommes de l’ALN étaient présentés comme des égorgeurs. Après la guerre d’Algérie (après ? Est-ce que la guerre d’Algérie est finie ?), comme des traîtres par les tortionnaires d’hier devenus des historiens d’aujourd’hui. Certaines époques connaissent plus que d’autres l’accélération et le tumulte de l’histoire, ainsi en est-il de la décennie 1950. Novembre de la résurrection est un patrimoine. Il est le fruit des résistances passées. Il porte la marque faite de soupirs, de larmes et de douleurs de ceux qui longtemps le rêvèrent… 1830… 1836… 1856… 1871… 1917… 1945…
Notre peuple a entouré d’une auréole incomparable le visage des immenses ouvriers qui réalisèrent par la sueur et par le sang et qui se consumèrent dans l’œuvre : Larbi, Mostefa, Belkacem, Ramdane et aussi Yacef et les grandes dames de courage, Zohra, Djamila et Djamila et Meriem… noms et visages, filigranes impérissables, authentificateurs, sertis dans l’âme d’une époque. Ces héros emblématiques de notre histoire récente sont un patrimoine. Leur exemple a armé le cœur de ceux qui ont combattu comme ils ont combattu. Quand les Algériens exsangues gisaient, l’âme en peine, à peine vivants, interdits d’être eux-mêmes, hagards, sommés à d’impensables métamorphoses, sous les imprécations et les sabres des prophètes schizophréniques d’une absurde idéologie, ce sont les valeurs de Novembre, notre patrimoine immesurable, au-delà des péripéties et des aléas, qui ont inspiré ceux qui ont refusé que leur pays soit enchaîné, ceux qui ont combattu pour protéger nos filles, nos épouses, nos mères, pour reconquérir le burnous et la mosquée de nos pères.
Patrimoine reconnu et patrimoine excommunié
Une œuvre d’art, un instrument de musique, un chant populaire ne s’imposent pas par eux-mêmes comme marqueurs de l’évolution de la civilisation d’un peuple, il faut l’engagement de personnes convaincues de la nécessité de conforter la mémoire en assignant à l’œuvre un rôle de rappel pour vaincre les réserves, les lourdeurs, l’inculture et les préjugés des milieux influents dont dépend le sésame qui placera l’œuvre sur le podium officiel du patrimoine. Il a fallu la détermination d’une femme d’exception pour que l’imzad à corde unique, qui fait vibrer toutes les cordes intérieures de l’âme targuie, soit retenu comme patrimoine. Un chœur de jeunes filles perpétue la tradition de cet instrument dont les notes reflètent la fierté des habitants du Hoggar, l’âpreté de leurs étendues calcinées, la fraîcheur de la source retrouvée dans les plis brûlants des dunes ou les échos guerriers des sabres et des lances.
Faut-il envoyer l’imzad au pilon et crucifier celle qui a su le placer au carrefour du la lumière ? Aveuglés par l’arbre de la bêtise, les esprits chagrins n’ont pas vu la forêt. Le chaâbi chante l’émoi du premier amour, l’amitié trahie, la nostalgie du pays natal et la douleur de l’exil. Qu’importe le dieu ou le patronyme des bardes si leur génie a enrichi le genre qu’ils ont dominé par la puissance de la voix, la caresse du luth, les sanglots du violent et l’envolée de la cithare. Safinez a osé le dire le jour où, dans l’échoppe lovée dans les entrailles de La Casbah, elle a regardé le vieux miroir qui l’a fait passer de l’autre côté du miroir. Les vieux artistes qu’elle a retrouvés dans les décombres de La Casbah ne font pas le consensus. El-Gusto, étouffé par les vociférations des fanatiques, est allé ailleurs faire écouter les derniers battements du vieux quartier qui fut un moment pluriel. Les distinctions internationales qu’a obtenues El-Gusto sont une reconnaissance des réalités de l’histoire et du génie de tous les habitants d’Alger. Quelle belle définition du patrimoine que celle qui retient comme richesses pérennes d’un peuple, son amour de l’art, celui de l’amitié et de la tolérance ! L’imzad et le chaâbi et celles qui les ont fait revivre sont à placer sur le même podium.
Kateb Yacine, l’iconoclaste accusé d’impiété, Tahar Djaout, l’intellectuel de «mauvais aloi», posté à l’avant-garde de «la famille qui avance» décrétée maudite par les exaltés d’une langue arabe qu’ils récitent étroite, nationaliste, sectaire et bigote alors qu’elle est belle, immense et qu’elle rend, comme aucune autre langue, les frémissements de l’âme et les émois du cœur, et tant d’autres écrivains algériens n’ont pas droit de cité dans leur pays parce que leur nom suscite des réserves et leur inspiration des suspicions. Qu’importe, ils sont honorés par des édiles étrangers. D’autres imzads sont à reconquérir face à l’inculture.
Les notaires de l’histoire ont oublié de souligner à l’intention de nos héritiers, dans la marge blanche des décennies, où ils s’ébrouent écervelés, un important codicille : la patrie et le patrimoine figurent dans la même «fréda» (acte de partage) et qu’ils sont l’arche et le pilier de la nation. Aucune nation ne survit à la perte de ses repères patrimoniaux.
Mohamed Mekhdari
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