Une contribution du Dr Arab Kennouche – Le général Tartag et le dilemme marocain
Le rapprochement stratégique survenu récemment lors de la visite du patron du service d’espionnage marocain, la DGED dirigée par Yacine El-Mansouri, et le général Athmane Tartag, chef de l’ex-DRS (ou CSS selon une nouvelle appellation encore en gestation), semble pour le moins excentrique, à considérer les énormes écueils que les deux services de sécurité ont eu à affronter ensemble. L’initiative semble venir de Rabat puisque le palais royal a également dépêché à Alger son ministre délégué aux Affaires étrangères, Nacer Bourita, connu pour ses positions fermes et irrévocables dans l’affaire du Sahara Occidental. La diplomatie marocaine a semblé, cette fois-ci, bénéficier d’une ouverture exceptionnelle de la part du président Abdelaziz Bouteflika en octroyant à deux représentants de haut niveau de la sécurité marocaine une entrevue avec le général Bachir Tartag, dont l’expérience en matière de lutte antiterroriste n’est plus à conter.
Avant même l’arrivée des émissaires marocains, la DGSN avait livré à la presse des informations concernant un resserrage du contrôle des ressortissants marocains présents légalement ou illégalement sur le territoire algérien et dont le nombre serait important, entre 300 000 et 500 000. Nul besoin de rappeler tous les enjeux de cette présence marocaine en Algérie : cellules dormantes de «djihadistes» du Mujao, de Daech et autres factions terroristes, agitateurs pro-autonomistes du MAK, crime organisé transnational avec trafic de drogues, d’organes, d’êtres humains et de carburant… Tous ces dossiers sont parfaitement connus et maîtrisés par la DGSN, dirigée par général Abdelghani Hamel.
Il serait cependant hasardeux de ne considérer ce problème que comme une question de migration ou de criminalité économique. Il ne faudrait donc pas s’étonner si tout ce beau monde commençait à inquiéter le royaume chérifien, si un jour les autorités algériennes décidaient de frapper dans la fourmilière. Car on ne voit pas comment les services de sécurité algériens pourraient encore rester les bras croisés avec cette énorme épée de Damoclès posée sur le destin de la sécurité nationale. Les services de sécurité, ANP, Gendarmerie et police nationales travaillent déjà à flux tendus devant l’étendue des menaces internes et externes, et ceci, depuis de très longues années. En définitive, c’est la nature du rôle du nouveau chef de la CSS qui est à évaluer ici, entre le Makhzen, le président Bouteflika et des secteurs importants de la sécurité nationale.
De patron des services à conseiller
Le nouvel échafaudage institutionnel dans lequel on a inséré le patron de l’ex-DRS, celui d’un conseiller à la sécurité nationale, chapeauté par la présidence de la République, doit nous éclairer sur la véritable marge de manœuvre du général Tartag. La gestion du dossier marocain ne se fera, en dernier ressort, que dans l’appréciation finale de la présidence de la République des mesures à prendre, qui, par les nouvelles dispositions régissant l’action de la CSS, échapperont au pouvoir discrétionnaire de ses dirigeants. Mais ceci reste théorique et la véritable question est d’essence politique : y aura-t-il un bras de fer entre l’ex-bras droit de Toufik et le président Bouteflika lorsqu’il faudra déterminer, au final, qui est Marocain et qui ne l’est pas, qui pose un problème à la sécurité nationale et qui est venu simplement travailler, qui il faut expulser et qui il faut autoriser à séjourner légalement en Algérie ? Dans quel état d’esprit s’effectuera cette collaboration sécuritaire entre la Présidence, le Maroc et le général Tartag ?
Nous nous rappelons tous, à ce jour, les expulsions de citoyens marocains, mais également de citoyens algériens du Maroc, sous Boumediene et sous Zeroual, lorsqu’on décida de fermer la frontière. Ces événements ont toujours été présentés comme un traumatisme dans les relations algéro-marocaines, comme quelque chose de plus grave encore que l’agression militaire de l’armée de Hassan II à l’indépendance de l’Algérie. Le rappel des expulsions semble faire barrage au moins émotionnellement à toute idée d’un rapatriement de Marocains jugés dangereux en Algérie, et réalisé de façon arbitraire. Bouteflika aurait-il l’audace de répéter l’épisode des expulsions rendues célèbres par Boumediene ?
Les déclarations de Saïdani, le secrétaire général du FLN, au sujet du Sahara Occidental et la dissémination récurrente de déclarations hostiles au Polisario pendant les mandats du président Bouteflika ne donnent pas à penser que les autorités algériennes actuelles suivent les mêmes pas que Boumediene. On aurait même tendance à croire qu’une certaine honte nationale est en train d’être vécue par une partie des élites à ce sujet et que l’Algérie avait une dette envers le Maroc, d’où la venue de ces nombreux «travailleurs» marocains. Tout porte à croire, en effet, que Bouteflika ne céderait pas devant les sirènes d’expulsions pourtant jugées nécessaires et justifiées légalement. Tout comme il n’a pas jugé utile et nécessaire de continuer jusqu’au bout le procès Sonatrach. Quoi qu’il en soit, la Présidence tient là une pomme de discorde idéale pour mettre en gêne, au moment opportun, le tout nouveau et redoutable patron de l’ex-DRS, le général Tartag.
Un général redoutable et des calculs politiciens
Le dossier des Marocains d’Algérie ressemble étrangement à celui que le général Toufik avait à traiter avec l’affaire Sonatrach. Lorsque les services du DRS de Toufik apportèrent les pièces à conviction et les preuves irréfutables d’anomalies graves chez Sonatrach, s’en suivit une confrontation sans précédent entre la Présidence et le DRS au point de rompre tous les équilibres du jeu institutionnel. Une grave crise politique continue aujourd’hui de produire ses effets, minant même l’Etat.
Dès lors, des questions importantes surgissent en écho de ce qui arriva avec le général Toufik : si demain le général Tartag apportait des preuves irréfutables au président de la République de l’implication de centaines de Marocains dans des actes de subversion contre l’Algérie, quelle en serait sa réaction ? Tartag et ses services oseraient-ils employer la manière forte en circonscrivant le mal, ou devraient-ils se plier aux injonctions de la Présidence ? Les services marocains sont-ils en train d’évaluer de telles dissonances ? L’affaire DRS-Sonatrach demeure encore vive dans nos mémoires : la Présidence a opposé une fin de non-recevoir à la bravoure judiciaire des limiers de Toufik. Tartag aura-t-il autant de courage et de marge de manœuvre à appuyer les actions de la justice algérienne contre ce qui se profile comme un nouveau cheval de Troie en Algérie ? Cette situation inextricable où le patron du DRS doit se soumettre à des décisions politiques présidentielles qui pourraient aller à l’encontre de son travail d’investigation des groupes terroristes marocains implantés en Algérie, est-elle l’occasion idéale pour le Président de lui fournir un nouvel alibi contre la nomination de Tartag ?
Faire venir à Alger de hauts représentants des services secrets marocains et l’annoncer via un communiqué officiel n’est pas anodin : c’est l’option de la collaboration sécuritaire qui est choisie et non celle des «expulsions» à la Boumediene. Le grand dirigeant algérien avait saisi l’aspect stratégique et militaire dans le traitement de ce dossier sécuritaire brûlant, en considérant les Marocains expansionnistes présents en Algérie comme ennemis avant tout. Cependant, à l’ère de l’Etat «civil», il semble peu probable qu’un tel traitement réapparaisse, alors même que la question est bien plus grave qu’il y a 40 ans. Et nous savons également que le président de la République a désormais son mot à dire : mettre en échec ces négociations, d’une manière ou d’une autre, reviendrait à mettre en cause la mission de Tartag.
Que des dissensions se fassent jour sur la manière à traiter un éventuel retour de citoyens marocains jugés dangereux et ce serait l’occasion inespérée pour la présidence de la République d’opérer des changements dans l’appareil sécuritaire. Toufik en sait quelque chose. Au général Tartag d’aviser.
Dr Arab Kennouche
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