Une contribution du Dr Arab Kennouche – Les dits et les non-dits de l’islamisme politique d’Erdogan
L’histoire universelle nous a amplement montré maintenant qu’en politique, ce sont plus les intentions et les dispositions d’esprit cachées que les théories, les idéologies ou les traités, qui sont décisifs dans le jeu du pouvoir. Or, depuis l’émergence de l’islamisme radical sur la scène internationale, tout n’a pas été forcément dit sur les intentions des uns et des autres et, aujourd’hui, nous en payons le prix fort. Les récents événements de Turquie et la vague d’attentats en Europe sont symptomatiques de l’imbroglio idéologique dans lequel se sont fourvoyés nombre de partis islamistes qui semblent désormais soucieux de s’adapter à un contexte politique fondamentalement hostile à leurs égards. Si l’on regarde de plus près l’expérience du marxisme révolutionnaire et de son alter ego, le socialisme utopique français qui le précéda, on retrouve dans l’idéologie islamiste, sur le même tempo, les mêmes problématiques : faut-il faire la révolution armée pour s’imposer ou bien réformer le système de l’intérieur selon une voie parlementaire et dans le cadre de la démocratie ? Utiliser la force ou la démocratie pour fonder un totalitarisme ?
C’est la question que se posaient les socialistes français et même les communistes après la révolution bolchévique de 1917 qui employa des moyens violents pour imposer le marxisme-léninisme en Russie. Mais le socialisme français s’est finalement dissous dans la démocratie parlementaire et libérale au point qu’aujourd’hui, il s’apparente davantage à la social-démocratie qu’à la révolution prolétarienne chère à Marx et Lénine.
En Algérie, l’aliéné Ali Belhadj avait choisi la voie révolutionnaire, mais ne put réussir le coup de Lénine en s’en prenant à tout ce qui bouge : les premiers éradicateurs furent bien les islamistes du FIS jusqu’à ce que leur défaite militaire obligeât l’islamisme à composer avec la démocratie, dans une voie de la réforme qui a conquis de nombreux pays arabes et même la Turquie. On a abandonné le glaive et la kalachnikov pour venir s’asseoir au parlement afin de pouvoir goûter aux joies du parlementarisme démocratique. Mais que se cache-t-il véritablement derrière cette posture de la nouvelle raison islamique ?
Le réformisme islamiste : un loup dans la bergerie ?
Le récent coup d’Etat avorté en Turquie révéla en profondeur les véritables intentions des uns et des autres. Alors que l’AKP d’Erdogan s’est toujours présenté comme une force politique respectant la démocratie, les militaires n’ont jamais cru au réformisme islamique de ce parti qui, d’élection en élection et par petites touches, rogne sur les principes démocratiques inscrits dans la constitution. L’objectif non avoué d’Erdogan est de conduire à une transformation globale de la société, une sorte de révolution islamique en gants de velours, indolore, mais qui remettrait en cause tout l’édifice de la Turquie kémaliste. Comme en Algérie, en Tunisie et ailleurs, les islamistes semblent attendre leur heure dans cette espèce de déguisement démocratique dont ils tirent toute la force de leur nouvelle légitimité.
Or, on peut ne pas aimer le kémalisme ou la république laïque et ses dépassements de la moralité musulmane, mais croire que la cité de Dieu est sous les pieds d’Erdogan est encore une autre paire de manches. Une grande partie de l’establishment militaire turc en est consciente et prend la mesure de la distance qui reste avant que la Turquie ne sombre dans une forme de théocratie acceptable, du type réformiste ouvert sur l’Occident, à l’iranienne. Il ne faut pas oublier qu’une bonne partie de la population turque ne se retrouve plus dans la mégalomanie islamo-capitaliste d’un tsar qui emprunte une voie pour pouvoir un jour mieux l’infléchir, dit-il. Erdogan peut toujours se justifier devant le peuple des croyants afin de profiter des avantages du pouvoir qui, eux, sont bien capitalistes. Tout de même, et si Erdogan, avec autant de moyens financiers, autant de forces de police et autant de moyens militaires, se mettait un jour à utiliser les structures du capitalisme pour mieux le détruire et le ramener aux oubliettes de l’Histoire ? Utiliser les moyens du capitalisme, ses infrastructures internationales, le pénétrer dans ses méandres les plus profondes, utiliser ses circuits financiers, ses armes létales pour le paralyser définitivement, ou au moins tenter de le faire ? La révolution par la réforme, une strangulation par à-coups… C’est, en tout cas, de cette façon qu’il faut interpréter cette nouvelle forme d’islamisme bien pensant, calfeutré dans les habits de la démocratie parlementaire, mais dont l’internationalisation doit donner à réfléchir.
Lorsqu’un Erdogan rencontre un Mokri en Algérie, on ne peut s’empêcher de penser à une entente stratégique aux relents révolutionnaires réprimés pour la circonstance. Comme si les Américains ne pouvaient pas savoir ou connaître toutes les facettes de l’islamisme depuis sa forme la plus tendre jusque dans ses formes les plus radicales.
Les islamistes modérés et le califat
L’une des questions fondamentales concernant l’islamisme modéré consistera, à l’avenir, à mesurer la distance qui le sépare du califat de Daech, ou bien de toute autre forme violente, nihiliste, takfiriste. Cette problématique de la violence nihiliste concerne également des régimes politiques en place depuis fort longtemps, comme les monarchies fondamentalistes du Golfe, Arabie Saoudite en tête. Mais il ne faut pas s’y méprendre, dans cette taqya de l’islamiste modéré se croyant à l’abri de sa ruse, on peut de l’extérieur également observer le regard inquisiteur de l’Oncle Sam qui verrait d’un mauvais œil un glissement progressif de l’islam politique vers un califat complètement indépendant et doté d’armes de destruction massive, donc forcément pas comme celui de Daech.
Le danger pour le camp occidental, c’est que l’accumulation d’expériences de régimes islamistes même modérés en divers endroits se transforme en révolution sociétale, sans recours à la violence armée, dans tout le monde islamique, emportant de la sorte tous les personnels politiques dont ils ont déjà le contrôle. Imaginez un instant un gouvernement PJD au Maroc, MSP en Algérie, Ennahda en Tunisie et ainsi de suite simultanément jusqu’en Syrie, dans le Golfe et même jusqu’en Indonésie : les transformations profondes dans les sociétés par une réislamisation des mœurs amplifieraient les extrêmes, les élites modérées en seraient vite débordées.
L’islamisme modéré à forte dose (dans plusieurs pays simultanément) conduirait à la perte du leadership américain dans le monde arabe : d’où ces nombreuses contre-révolutions, tunisienne, égyptienne et maintenant turque pour ramener à la case départ les loups (qui s’ignorent ou feignent de s’ignorer) de la modération. Le faux califat de Daech ne serait rien comparé à des millions de musulmans «modérés», forts de leurs soutiens politiques, qui réclameraient désormais, au nom de la civilisation et d’une tradition historique incontestable, un califat en propre et due forme, déconnecté de l’Occident. Encore que, pour que ce califat fasse de l’ombre à l’Occident, il faille le doter d’un armement conséquent et dissuasif.
Les Etats-Unis ont donc tout intérêt à essayer de laminer les derniers gouvernements progressistes arabes, comme ceux qui avaient tenté de développer une arme nucléaire, en y semant le poison de Daech. Comme ils ont tout intérêt à endiguer l’islamisme dit modéré à la Erdogan, Mokri, Ghannouchi en leur jetant aux pieds le feu de Daech, afin qu’il ne se transforme pas en une internationale du califat rebelle un jour. Pris entre deux feux, il ne reste au monde musulman dans la formule américaine guère que la solution de l’émasculation à la Brunei, Qatar, Jordanie, à la Tunisie de Ghannouchi (qui vend la suprématie de l’islam au peuple, mais se couche à la moindre injonction occidentale) ou encore, enfin, à l’Algérie de Bouteflika après 2019.
Dr Arab Kennouche
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