Une contribution du Dr Arab Kennouche – L’islam conquérant des banlieues est-il soluble dans la laïcité ?
La France de 2016 semble bien déroutée et perplexe face à la question de la place de l’islam dans l’architecture de la Ve République. On peut le comprendre vu l’immensité du problème, dont les répercussions en termes de sécurité publique rendent presque ridicules et naïfs les derniers traitements sociologiques de la question, qui laissaient croire à l’instauration d’un véritable dialogue œcuménique entre les grands monothéismes. Islam «de» France, islam «en» France, islam français, on ne sait plus sur quel pied danser afin de greffer dans le corps de la nation une grande religion en pleine «effervescence», au moins au plan politique.
La dernière intervention de Pierre Manent décrit encore cet état de perplexité que l’auteur résout non sans talent par un recours à la raison, entendre le raisonnable que tout le genre humain partage. En clair, la démarche prônée ici est la discussion selon un principe de concessions réciproques (des aménagements raisonnables), devant aboutir à une décrispation générale au sein de la société française : la démarche est appréciable et rappelle en Algérie la période du hiwar el-watani (le dialogue national que le président Zeroual Liamine avait émis de ses vœux) des années 90. Le pouvoir politico-militaire de l’époque, très perspicace dans l’appréciation sociale de la violence islamiste, avait établi des lignes rouges, dont l’alternance au pouvoir, le respect du principe démocratique, le non-recours à la violence armée et le multipartisme. Pierre Manent semble aussi se faire à l’idée que l’islam étant désormais plus qu’un fait social en France, puisqu’il déborde sur le politique, il faut changer d’attitude à son égard et presque de bon cœur, trouver des aménagements de vie pratique qui satisfassent les uns et les autres.
C’est la politique de bon voisinage, qui s’appuie sur le versant culturel de l’islam, culinaire, vestimentaire, peut-être même architectural, auquel renvoie l’auteur pour désamorcer certains clivages entre Maghrébins et Français. Pourtant, Pierre Manent paraît oublier l’essentiel dans sa démarche lumineuse et conciliante : des causes profondes sont à même de remettre en question cette idée d’une convivialité dans les lois de la laïcité. Il s’agit tout d’abord de l’ostracisme généralisé dans lequel vit la communauté maghrébine de France, définissant un apartheid culturel et économique enraciné depuis des décennies et qui a servi de terreau à l’élaboration d’un Islam identitaire revalorisant. L’islam d’aujourd’hui se définit également contre la tradition et les Beurs s’abreuvent plus de littérature religieuse contestatrice voire radicale (souvent par des auteurs wahhabites), faisant appel à un islam conquérant que de lectures offrant accès à un ressourcement culturel, comme le faisaient leurs parents immigrés, et derrière lequel se niche l’idée d’une refondation. Le couple conceptuel tradition/ réforme encore en vigueur au début du siècle dernier (El-Islah) a également été brisé au profit d’une opposition modernité/anti-modernisme fondamentaliste qui remet en question toute la philosophie de la laïcité défendue dans l’approche réaliste et dialoguiste de Manent. Finalement, l’islam des banlieues, foncièrement antimoderne, s’inscrirait en porte-à-faux avec l’institution d’une fondation de l’islam, visant à séculariser une religion en la fondant dans le creuset de l’histoire culturelle de France.
Le wahhabisme contre l’apartheid
Il n’est pas certain en effet que la question de l’islam en France soit purement religieuse. Tout porte à croire que l’irruption du radicalisme islamique ne transcrive en fin de compte qu’une réaction profondément revendicatrice de droits culturels, économiques et politiques identiques aux grandes marches profanes des Beurs des années 80. La France a toujours constitué une terre de discrimination outrancière pour les Maghrébins, qui n’a rien à envier au système politique raciste de l’Afrique du Sud surtout dans sa forme de Petty Apartheid. Deviser sur l’islam de France, c’est encore se méprendre sur la véritable nature du problème de la radicalisation religieuse qui tend plutôt à décrire une forme de rejet expiatoire d’un racisme institutionnalisé, que la volonté d’une pratique cultuelle libre de toute entrave. La pyramide culture-religion a été inversée dans le débat actuel d’intégration de l’islam dans la république alors qu’il est évident que c’est l’écrasement odieux de la communauté maghrébine dans le bas de l’échelle sociale qui a conduit à cette fuite en avant vers le salafisme perçue comme valorisante. Le Maghrébin a le choix entre devenir un «grand» joueur de football, manager un fast-food, ou être nommé pseudo-ministre beur de la République égalitariste… Souvent pour quelques mois d’ailleurs. Le terreau social et économique fait d’un parcage programmé des enfants d’immigrés a conduit à leur ghettoïsation progressive avec très peu de couloirs de sortie et de survie vers la vraie France.
Cette compression violente, à base ethnique, contre les idéaux mêmes de la Révolution, ne pouvait que déboucher sur une expression tout aussi violente d’une injustice pourtant essentiellement sociale, économique et culturelle et non pas religieuse. Le salafisme des banlieues françaises a servi de soupape de régulation face à l’apartheid subi par des Maghrébins beaucoup trop touchés par la mort sociale qui les guette. Il n’y aurait pas d’islam salafiste des banlieues à traiter politiquement par des aménagements à la Pierre Manent, si l’on avait permis une meilleure intégration économique des Beurs. Pourquoi donc les Tariq Ramadan et Nasser El-Khelaifi ne ressentent-ils pas le besoin d’arborer de longues barbes comme ces victimes innocentes des ghettos français ? Intégrés économiquement, les stars du wahhabisme des banlieues roulent sur l’or et ne ressentent aucune gêne à faire des concessions à la Manent, car leur haine du système français est bien moindre, voire inexistante. Tariq Ramadan peut même se permettre d’adorer la France qui lui a offert un fonds de commerce en or : les ghettos de France qu’il n’aurait jamais pu trouver en Suisse. Il n’est donc guère étonnant que pour les Maghrébins, l’enjeu de la réforme fasse piètre figure devant celui de la contestation radicale.
A la reconquête du dogme
Pierre Manent, mais également tout ce qui se fait de mieux en ce moment sur le marché de l’œcuménisme religieux et du dialogue des civilisations, commet une erreur fondamentale d’appréciation de l’islam des banlieues en le réduisant à sa forme la plus lisse, la plus fréquentable. Alors que pour nos parents, il était tout naturel de voir l’intention avant la forme, l’acte moral avant la justification écrite, le pardon avant la réprimande, les générations d’aujourd’hui ne sont absolument plus disposées à faire profil bas comme leurs parents. D’autant plus qu’ils ont su recouvrir et justifier leur haine psychologique par tous les versets que compte le Coran décrivant une obligation de prosélytisme (daâwa) et même d’abrogation des autres religions monothéistes, judaïsme et christianisme. Comment donc une fondation chevènementiste de l’islam pourrait-elle se rendre efficace lorsque dans le même temps une haine sociale monte des ghettos pour avertir les Français que la seule religion possible est désormais l’islam ? Quels aménagements raisonnables, Monsieur Manent, peut-on entrevoir dans ce cas précis où la conciliation, le nivellement, l’échange ne sont plus possibles ? Nos parents qui songeaient toujours à un retour en Algérie, au Maroc, ne rechignaient pas à cacher un certain temps des bouts d’islam «en» France, dans l’espoir d’un meilleur retour. Ils rasaient les murs en respect de l’autre et ne racontaient pas leur islam de peur de ne pas offusquer. On cachait son islam comme un petit trésor et on offrait le couscous aux Auvergnats, aux Bretons, en guise de partage culturel.
Mais comment partager une sourate de la daâwa, qui vous dit noir sur blanc que le doute, qui façonne l’Homme au plus profond de son être, n’est plus permis. Dans les efforts louables de rapprochement à la française, qui avaliserait un certain plan de Dieu et établirait une congruence avec la notion proprement coranique du refus de Dieu de créer une seule religion et une seule communauté, on oublie que face à la main tendue, il se trouve un sabre bien tranchant. Le fondamentalisme des banlieues françaises n’est pas un repli identitaire comme on l’entend si souvent, mais exprime bien une forme de reconquête dont la visée est l’instauration d’une nouvelle suprématie politique. Là encore, l’idée de fondation ou d’aménagement raisonnable pèche par défaut de compréhension d’un enjeu de l’islam qui n’est plus celui de la réforme, mais bel et bien celui d’une reconquista. Car au fond, l’islam ne peut plus être de France si celle-ci s’autorise, de par sa modernité, de profondes entorses à la lettre du Coran wahhabisé des ghettos.
Les banlieues contre la modernité
On a omis de considérer cet aspect de l’islam des banlieues qui, ouvertement, combat certains côtés de la liberté de conscience. Mais ceci n’est pas propre à l’islam : récemment, un juif orthodoxe récidiviste est finalement parvenu à tuer à l’arme blanche une jeune participante à une manifestation homosexuelle, la Gay Pride de Jérusalem. L’orthodoxie juive peine à pardonner une liberté de conscience qui outrepasse la loi. Comment donc devraient réagir nos futurs imams des Fondations de l’islam de France devant des phénomènes ouvertement immoraux dans le dogme, mais qui pourraient bénéficier d’une forme de miséricorde si une conversation, ou plutôt une conversion civique, à la Manent était conseillée ? Faudrait-il un jour envisager des espaces spéciaux dans les bus, les couloirs du métro afin que deux hommes ne puissent s’offrir en public devant des musulmans ? Le rejet instantané d’une conscience moderne (liberté absolue sans punition) par l’islam des banlieues est bien plus profond que ne laisse présager l’effervescence actuelle du nouvel «objet» de la sociologie et de la science politique française : l’islam de la république laïque.
On pourrait tout à fait concevoir une forme œcuménique de convivialité entre musulmans français et leurs compatriotes sous couvert de tolérance religieuse, si chère à Voltaire, et de miséricorde coranique, la fameuse rahma, encore faut-il comprendre à qui on a affaire dans les banlieues de France. Que les autorités politiques françaises veuillent à tout prix revenir à un islam à la Jacques Berque, à la Mohammed Arkoun, à la Vincent Monteil, au Cheikh Hamza Boubekeur, et à tant d’autres oulémas de la concorde, soit, mais n’est-il déjà pas trop tard, alors que les prêches enflammés brûlent de mille menaces partout en France ?
Dr Arab Kennouche
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