Interview – Saïda Keller-Messahli : «Il faut un débat public critique autour de l’islam»
Saïda Keller-Messahli a fondé le Forum pour un islam progressiste au lendemain des attentats du 11 septembre. Cette universitaire suissesse d’origine tunisienne regrette que le «discours humaniste rencontre beaucoup de résistance idéologique parmi les musulmans eux-mêmes», tandis que la doctrine wahhabite «est diffusée grâce à d’énormes sommes de pétrodollars». Interview.
Algeriepatriotique : Vous avez créé un Forum pour l’islam progressiste en Suisse. Qu’est-ce qui vous a encouragée à entreprendre une telle démarche ?
Saïda Keller-Messahli : J’ai vécu les attentats du 11 septembre 2001 en tant qu’observatrice internationale suisse dans la ville de Hébron dans les territoires palestiniens occupés par Israël. Cet évènement m’a paru si surréaliste dans le cadre de mon engagement et je n’avais pas le temps et le calme nécessaire de le saisir. De retour de ma mission, j’ai beaucoup lu pour mieux comprendre ce qui s’était passé. Entre autres, j’ai lu le livre La maladie de l’islam du Franco-Tunisien Abdelwahhab Meddeb. Ce livre m’a beaucoup touchée et inspirée pour agir. Je savais qu’il était urgent de faire quelque chose, mais je ne savais pas encore assez quoi. Finalement, au cours de l’année 2004, je me suis décidée à constituer une association avec des amis et des connaissances de religion surtout musulmane. Ils partageaient avec moi un besoin d’agir pour offrir un cadre où on pouvait discuter librement et sans tabous de tous les aspects de l’islam qui nous semblaient faire problème en notre temps parce qu’ils étaient en décalage avec notre vie moderne du XXIe siècle. C’est ainsi qu’est né notre Forum en 2004.
Votre Forum est antérieur aux attentats terroristes qui viennent de secouer plusieurs villes européennes. Sentiez-vous la menace venir avant ce déferlement de la violence ?
Je sentais l’urgence et un fort besoin de rendre possible un débat public critique autour de l’islam. Mais je ne pouvais pas pressentir que le sujet au cours des douze dernières années allait devenir si décisif et prendre tant d’ampleur.
Les autorités suisses ont-elles été trop laxistes envers les islamistes radicaux – dont des activistes du FIS dissous algérien – présents sur le sol helvétique depuis de très longues années, selon vous ?
Il est vrai que les islamistes de divers pays, dont l’Algérie, ont longtemps trouvé en Suisse une terre d’asile et que beaucoup d’entre eux ont pu ainsi redevenir actifs et se réorganiser à partir de la Suisse.
Une attaque vient d’avoir lieu en Suisse. Les autorités suisses ont-elles été négligentes ?
Ce qui s’est récemment passé dans un train en Suisse est l’acte d’un jeune homme suisse qui se sentait exclu de la société. La violence et la douleur qu’il a répandues sont dues à un trouble mental qui n’a aucun lien avec l’islam politique.
Le discours alternatif à celui du wahhabisme n’arrive pas à se faire entendre, en dépit des efforts de nombreux théologiens. Pourquoi ?
Le discours wahhabite est diffusé grâce à d’énormes sommes de pétrodollars. La Ligue islamique mondiale, composée de 21 sous-organisations, dispose d’un budget de plusieurs milliards de dollars qui sert à implanter la doctrine wahhabite sur tous les continents du monde. Même les plus petites îles de la mer des Caraïbes n’y échappent pas : sur les îles aussi petites que Tonga, Tuvalu, Vanuatu, etc., les Saoudiens ont construit des mosquées. La philosophie officielle de la Ligue islamique mondiale est «une mosquée dans chaque ville où il n’y a pas encore de mosquée». Actuellement, elle prévoit de construire des mosquées dans 46 pays supplémentaires. En Europe, elle a réussi déjà dans les années 1970 à s’implanter avec des «centres culturels islamiques», tels qu’à Bruxelles, Genève, Bâle, Londres, etc., ce qui lui a ouvert la porte pour une politique d’expansion idéologique.
Outre la construction des mosquées dont est chargée toute une administration nommée l’Association mondiale pour la construction et le développement, elle forme et finance les imams dans le monde, et met à disposition de toute association musulmane du matériel de propagande et de prosélytisme. Vu que la Ligue est aussi très active dans l’ex-Yougoslavie, le wahhabisme se répand ainsi aussi là où il existe des communautés d’immigrés du Kosovo, d’Albanie, de Bosnie, etc.
Le discours humaniste, seule alternative aujourd’hui, n’a ni cette organisation élaborée ni ces moyens. En outre, il rencontre beaucoup de résistance idéologique parmi les musulmans eux-mêmes dont la majorité – souvent pas assez formée et cultivée – n’a pas les instruments nécessaires pour questionner d’une manière critique un texte religieux considéré par la doxa immuable parole de Dieu. De plus, il n’est pas rare que les voix critiques et courageuses rencontrent la répression de la part de musulmans incapables d’accepter une critique quelconque.
Vous sentez-vous mieux écoutée depuis que les extrémistes islamistes se sont dévoilés au grand jour en frappant en plein cœur de l’Europe ?
Nous avons toujours été bien écoutés, car nous avons proposé un discours nouveau, différent de celui des associations musulmanes en Suisse et en Europe, autocritique et honnête.
Alors que certaines voix appellent à adopter les mœurs musulmanes dans les sociétés occidentales pour faciliter leur intégration, vous vous dites convaincue que cette dernière ne peut se réaliser que par la contrainte. Comment ?
Il est bien de rappeler que 25% de la population suisse est composée d’étrangers. L’intégration sociale des étrangers fonctionne très bien en Suisse, car il y a aussi une volonté politique de la faciliter. Diverses institutions publiques s’en occupent en offrant des cours de langues nationales, des formations, de l’aide à trouver du travail, un logement approprié, etc., indépendamment de l’appartenance religieuse des gens venus de divers pays. Parmi les musulmans très conservateurs, il y a néanmoins une minorité qui refuse de s’intégrer socialement et qui considère l’intégration sociale comme une menace pour son «identité». Cette petite minorité réclame régulièrement au nom de l’islam des «droits» supplémentaires, tels que la dispensation des filles du cours de natation, leur séparation des garçons, le refus de garçons de serrer la main de leur professeur femme ou encore celui de faire porter aux filles le foulard dit «islamique».
Toutes ces revendications – souvent soutenues tant par des groupes islamistes que par la gauche paternaliste – touchent au domaine politique puisqu’elles essayent de transformer les règles du vivre-ensemble. Et c’est précisément là qu’il faut avoir des règles très claires et nettes afin de garder la religion dans son domaine, bien séparée du terrain politique. C’est grâce à cette séparation entre religion et politique qu’il est possible que diverses religions puissent coexister paisiblement dans l’espace public et politique, car c’est ce principe laïc qui garantit que toutes les religions soient respectées d’une manière égale et juste. Les islamistes veulent une société conforme à la charia, une société régie par les lois de Dieu et non les lois des hommes. C’est la raison pour laquelle la laïcité est leur ennemi principal.
Les autorités suisses veulent renforcer leur arsenal juridique pour combattre le terrorisme. Est-ce suffisant, selon vous ?
Même en Suisse nous avons un problème de «djihadisme». On compte presque quatre-vingts personnes parties participer à une guerre qui n’est pas la leur. C’est un phénomène pas si nouveau, mais de plus en plus important. Comme dans d’autres pays touchés par ce phénomène, il est très important aussi pour la Suisse d’ajuster sa situation juridique. Mais cela ne résoudra pas tous les problèmes. Il faudra développer un solide concept de prévention à tous les niveaux en ce qui concerne la radicalisation des jeunes et ses causes psychologiques, familiales, sociales et religieuses. C’est un vrai défi.
Dans plusieurs pays d’Europe, l’islamophobie a atteint son paroxysme. Un imam et son assistant ont été tués à New York, des affrontements entre musulmans et autochtones ont eu lieu en Corse, etc. Sentez-vous une menace contre la communauté musulmane en Suisse ?
Ce qui s’est passé à New York est un acte de haine abominable que nous ne pouvons que condamner. Les musulmans de Suisse ont une situation excellente. Ils bénéficient de la totale liberté de s’organiser, de la liberté d’expression, de tout droit démocratique et du privilège d’être citoyen d’un Etat de droit où règnent la paix sociale et la sécurité. Je n’ai jamais senti de menace contre les musulmans. Ceux qui utilisent le néologisme «islamophobie» sont les islamistes à agenda politique qui essayent ainsi de faire taire surtout les musulmans humanistes qui osent questionner et critiquer leur tradition religieuse. Le mot «islamophobie» est donc devenu chez nous, en Suisse, un museau pour les esprits critiques.
S’il y a aujourd’hui un malaise concernant l’Islam, c’est que, malheureusement, il ne s’agit pas d’une peur irrationnelle comme suggérée par le mot «phobie», mais d’une réalité bien concrète qui nous met tous mal à l’aise : la terreur quotidienne dans divers pays du monde dit musulman. On nous sert tous les jours des obscénités au nom de l’islam : esclavage, viol, meurtres – la violence dans tous ses états. Dire que cette violence n’a rien avoir avec l’islam non seulement ne suffit pas, mais c’est aussi intellectuellement malhonnête, car nous savons que les terroristes se réfèrent bien à des textes que ce soit ceux du Coran ou du hadith (tradition racontée).
Nous ne pourrons remédier à la maladie de ce corps «islamique» qu’en nommant honnêtement et courageusement les maux dont il souffre. Il est indispensable de mener ce débat publiquement, aussi douloureux soit-il. Ce n’est qu’ainsi que se préparera la voie de la guérison et de l’équilibre.
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi
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