Une contribution de Kamel Bouslama(*) – Plaidoyer pour une éducation civique dans une école citoyenne
A travers la récente levée de boucliers islamo-ultraconservatrice contre la ministre de l’Education nationale et son programme de modernisation de l’école, se profile nettement un enjeu politique déterminant pour l’avenir de notre pays : le maintien ou non, dans le cadre de la réforme du système éducatif, de matières d’enseignement qui ont jusque-là conduit notre société à l’impasse actuelle, et ce, en raison de la compromission, voire la complicité avérée des régimes politiques qui se sont succédé jusqu’à présent. Ici, donc, plaidoyer pour une éducation civique dans une école citoyenne enfin débarrassées des miasmes putrides d’une idéologie obscurantiste et rétrograde.
Autant le dire, d’emblée : il ne faut jamais perdre de vue que, sous le fallacieux prétexte de défense de «constantes nationales» telles l’islamité et la langue arabe, l’objet de la contestation islamo-ultraconservatrice en question, à savoir le maintien contre vents et marées de l’enseignement de l’éducation islamique, voire des sciences islamiques, va en réalité dans le sens étroit et exclusif du maintien des privilèges matériels et financiers des membres de cette mouvance à travers la sauvegarde de leurs intérêts politiques et idéologiques.
Or, on sait bien que la contestation islamo-ultraconservatrice, parce qu’elle s’est déjà manifestée à maintes reprises durant ces trois dernières décennies, a toujours donné lieu, comme il fallait s’y attendre, aux multiples convulsions traversées de façon récurrente par notre pays depuis son accession à l’indépendance. Le dramatique épisode de la décennie noire n’aura été, pour ainsi dire, que la «cerise sur le gâteau». Autrement dit, la manifestation paroxystique de la tentative, armée de surcroît, de faire aboutir coûte que coûte le funeste projet islamiste en question.
Anciens dealers de drogue, nouveaux dealers de Dieu
Alors que la plupart de nos concitoyens ne s’en soucient même pas, le projet de société des islamo-ultraconservateurs ne devrait pourtant être un secret pour personne. Car il s’agit tout simplement, pour ceux qui en doutent encore, de faire de l’Algérien du futur un croyant corvéable à merci et, de surcroît, docile dans son enfermement culturel ; bref, un «clone» soumis jusqu’à l’overdose dans son nouvel entendement cultuel, bien entendu sans «r». A l’opposé de ce projet de société funeste, celui des républicains est de faire de ce même Algérien un citoyen accompli, responsable, en phase avec son époque, bien entendu nonobstant la couleur de sa croyance religieuse, laquelle ne peut relever que du domaine strictement privé.
Il y a donc là deux projets de société antinomiques qui s’affrontent sans merci depuis les premières années de l’indépendance de notre pays, et même bien avant. Je dis bien projets antinomiques pour la simple raison qu’ils sont aux antipodes l’un et l’autre : l’un est obscurantiste et rétrograde à souhait et l’autre, républicain et algérianisant ; l’un œuvrant pour la dawla islamiya (Etat théocratique) de l’ex-FIS et l’autre, pour une Algérie républicaine enfin adossée à un Etat de droit fort, pérenne.
Et où le terrain d’affrontement de ces deux projets de société se situe-t-il ? Ni dans les maquis du terrorisme d’avant 1990 bien sûr – car le terrorisme islamiste a commencé bien avant cette année, auquel cas ces islamo-ultraconservateurs auraient été vite laminés par les forces de sécurité – ni même au sein de la société civile en devenir laquelle, avant le détournement de sa conscience nationale par les sinistres membres de cette mouvance (1), avait alors d’autres aspirations sociétales bien plus nobles.
L’école, cheval de Troie des islamo-ultraconservateurs
Il restait, malgré tout, à cette mouvance une sortie de secours. Et quelle sortie ! Forger à son profit exclusif «l’apanage» fictif d’un secteur – celui de l’éducation nationale –, lequel, en plus de présenter la particularité d’être non souverain, est d’autant plus sensible qu’il devait assoir, dans la durée, un projet de société fiable, viable, crédible ; un projet qui réponde de façon idoine aux aspirations des Algériens. Dans une première phase donc, il n’était pas encore question de soumettre l’école au diktat islamiste ni de vouloir, à travers les premières tentatives subreptices, voire clandestines d’instauration de l’éducation islamique – éducation islamiste en réalité – transformer la société dans l’immédiat, à l’image de cette mouvance islamo-ultraconservatrice.
Comme il fallait s’en douter, il y avait, là, pour tout dire, un terrain rêvé où, selon les membres de cette mouvance, il était encore possible, particulièrement en raison du manque républicain de vigilance, de procéder tout autrement. C’est ainsi qu’il fut question de faire de l’école un «cheval de Troie» qui, à long terme, permettrait d’«investir» la société selon leur propre «feuille de route». Pour ce faire, il a fallu procéder sans précipitation. Il s’agissait, pour cette mouvance, de créer et d’élargir la brèche en procédant graduellement, discrètement dans un premier temps, tout en prenant bien soin d’agir de façon méthodique, voire clandestine dans de nombreux cas.
Le but de cette démarche, ô combien dangereuse pour le pays, étant de faire inscrire à terme leur action dans la durée, avec une finalité précise : mettre à genoux le peuple algérien, le «cloner», pour ainsi dire, à leur image et le soumettre littéralement, jusqu’au déni de soi identitaire, à ces nouveaux «dealers» de Dieu (2).
Le programme de l’ex-FIS avec… un néo-FIS recomposé
Comme on s’en doutait bien, disions-nous, ce terrain d’affrontement, devenu par la suite terrain d’opérations d’abord islamo-baathistes, ensuite carrément islamistes, ne pouvait être que l’école. Comment, alors, ne pas entrevoir, à travers une telle démarche, un procédé savamment mis au point par les tenants de l’application du programme de l’ex-FIS, devenu, entretemps, toujours avec la compromission sinon la complicité du pouvoir, un néo-FIS recomposé pour les raisons que plus personne, à présent, n’est censé ignorer.
Au nom de quoi ce procédé diabolique est-il élaboré ? Au nom d’un absolutisme abject qui, joint à l’activisme inquisiteur du parti dissous, n’en continue pas moins de promettre aux Algériens crédules la béatitude de l’au-delà après un enfer ici-bas, moyennant un abandon pur et simple de tout ce qui fait la dignité, la noblesse et la grandeur humaine. Tout cela au nom de cet absolutisme qui, par la suite, aura fait répandre des flots de sang algérien pour imposer, au-delà d’un hypothétique Etat théocratique, cet effroyable délire obscurantiste que continue de refléter, à ce jour, le nombre considérable de victimes jusque-là enregistrées.
Les Algériens sont ainsi devenus, graduellement, ce qu’en a fait le pouvoir en tant que maître d’ouvrage, épaulé en cela par son maître d’œuvre islamo-ultraconservateur : des épigones assistés, inaccomplis, ballotés entres les archaïsmes les plus funestes, les plus négateurs et une modernité souvent mal enseignée, mal assimilée et forcément assumée de façon maladroite. Systématiquement rejetée en de nombreuses occurrences parce mal comprise dans sa philosophie. Du reste, pourquoi changeraient-ils d’habitudes aussi tenaces, si bien ancrées dans le tissu social, puisqu’ils n’en continuent pas moins de se complaire dans ce que leur a toujours demandé de faire l’ex-Etat-parti unique dit du FLN postindépendance ? «Occupez-vous de construire des mosquées, de faire la prière, d’aller au stade et de célébrer les fêtes nationales et religieuses ! Pour ce qui est de votre avenir, ne vous en faites-pas, on est là pour y réfléchir, pour décider et agir à votre place !»
La dérive du système est inscrite dans la démarche éducative même
A l’aune de ces attendus prévisibles, il faut retenir en filigrane que, contrairement à l’idée reçue, ce n’est pas l’école algérienne qui fait la société. Dans le cas de notre pays en l’occurrence, comme peut-être sous d’autres cieux aussi, c’est plutôt la société qui fait l’école. En retour, il faut bien admettre que les effets du système éducatif modifient, à terme, les comportements sociaux.
Or, la société algérienne actuelle est malheureusement ce qu’elle est devenue, après un long conditionnement d’ordre idéologique : une société hybride, inaccomplie, débridée. Quant à l’individu, il ne peut, face au danger que représente une marginalisation doublée du risque d’isolement, donner un sens à son existence qu’à travers son appartenance à des réseaux sociaux – au sens sociétal du terme – de plus en plus enchevêtrés, complexes ; réseaux «dans lesquels l’inscrivent ses succès ou ses échecs». C’est pourquoi le discours sur l’éducation est le véhicule privilégié des projets de société.
Quoi qu’il en soit, les effets à présent connus de l’instrumentation à des fins idéologiques du système éducatif ne sont pas dus à la seule pression extérieure des forces sociales archaïsantes, obscurantistes et rétrogrades qui sévissent de façon récurrente au sein de la société. La dérive du système est malheureusement inscrite dans la démarche éducative même, laquelle, fatale conséquence, aura échoué dans sa mission qui consiste à favoriser chez l’élève la constitution d’un bagage conceptuel solide, à même d’apporter des solutions qui transcenderaient les problèmes de tous ordres que vit la société.
Ce qui complique davantage les choses, c’est que cette même démarche se trouve à présent réduite à refléter on ne peut mieux la perversion, voire l’inversion pure et simple des valeurs inscrites dans l’aura «novembriste» des premières années de l’indépendance, en ce que cette aura est justement fondatrice de la citoyenneté algérienne et, partant, de l’algérianité.
De plus, les images appelées communément «repères identificatoires» et «constantes nationales» que la société véhicule et fournit au jeune apprenant à travers l’école, la télévision, la mosquée, la rue, ces images-là sont déterminantes. Cela donne pour ainsi dire ce postulat de base : «un homme fait quelque chose de soi ce que la société fait de lui».
L’intégrisme religieux, une lourde hypothèque sur le devenir de l’Algérie
Voilà pourquoi les mêmes islamo-ultraconservateurs qui, entretemps, ont appris, expérience vécue à leurs dépens, qu’ils ne pouvaient dès le départ accaparer des secteurs dits de souveraineté nationale, tels ceux de la défense et de l’intérieur, se sont en définitive rabattus «à pieds joints et à bras raccourcis» sur celui de l’éducation nationale et, à un degré moindre, sur celui des affaires religieuses – les deux maillons faibles à leurs yeux. Des secteurs qu’ils ont pris soin d’infiltrer, voire d’investir au moins depuis la gouvernance Ben Bella à travers, notamment, cet antécédent de longue date qu’a déjà été l’instrumentation de l’école publique par des «enseignants» égyptiens – dix mille, selon feu Mostefa Lacheraf (3) – acquis aux thèses arabo-islamo-populistes développées alors sur la base de slogans funestes tels que «Nahnou ârab ! Nahnou ârab ! Nahnou ârab !» (Nous sommes des Arabes).
Faut-il savoir – ou se souvenir – que ce slogan a été répété haineusement trois fois de suite par l’ancien président feu Ben Bella, puis repris à satiété, voire jusqu’à l’overdose, par les partisans de l’ex-Etat-parti unique dit du FLN postindépendance, l’antithèse même du FLN canal historique ?
Tout cela, bien sûr, a déjà été dit, écrit, à la limite «rabâché». On avait, en l’occurrence, attiré l’attention maintes fois sur un péril majeur, l’intégrisme religieux doublé depuis peu du salafisme wahhabite, en ce qu’il représente toujours une lourde hypothèque sur le devenir de l’Algérie. En tout cas, tant que rien de résolument sérieux, de conséquent n’aura été entrepris pour l’en écarter définitivement. A force de se trouver, chaque fois, éperdument ballottés entre deux configurations de comportements dont la cohabitation apparaît de plus en plus difficile, controversée, voire antinomique, les jeunes d’aujourd’hui, qui seront les citoyens de demain, accusent, en effet, dans leur frêles consciences, le poids écrasant de deux cultures rendues à dessein dissemblables, antagoniques. L’une «modernisante», mal assumée parce que mal assimilée ; l’autre «traditionnalisante», avec une tendance pharisienne à la «sacralisation irraisonnée» du divin et de sa périphérie «spirituelle» immédiate.
Un profond clivage entre culture moderne et culture traditionnelle
Donc, autant de contrecoups portés de façon incisive à un enseignement qui, sans pour autant être profane, est affublé paradoxalement du défaut d’être «laïc», irrecevable aux yeux de la mouvance islamo-ultraconservatrice.
Replacée dans le contexte éducatif national, l’omniprésence de l’idéologie obscurantiste et rétrograde de cette dernière va s’exercer de tout son poids pour, notamment, consacrer la prééminence du religieux sur le profane dans l’écriture et l’enseignement de l’histoire nationale. A telle enseigne que tout récemment encore, c’est à l’histoire de la religion que l’on estimait devoir rattacher l’histoire de l’Algérie, laquelle, tout en occultant sciemment les périodes préhistorique, protohistorique et antique, ne commencerait qu’avec l’avènement de l’islam ! Au demeurant, même si, en d’autres circonstances, il ne s’agit que de l’acquisition d’un savoir moderne à usage professionnel, celle-ci –l’idéologie islamiste – ne remet presque jamais en question les bases archaïques de la société traditionnaliste. Dans la mesure, bien sûr, où ces bases elles-mêmes ne remettent pas en question les idées reçues et préjugés islamistes qui ont eu le temps de germer et prospérer dans les esprits.
La «modernisation» de l’école évoquée ici et là est donc loin d’être une réflexion profonde sur la culture. Particulièrement la culture religieuse héritée. Autrement dit, de la tradition coranique des zaouïas, l’enseignement actuel garde toujours un mode d’assimilation passive du savoir. C’est ce qui, sans doute, explique pourquoi l’écolier, le lycéen, l’étudiant semblent maintenir une sorte de comportement double, ambivalent : moderne dans les sciences et techniques acquises, traditionnel, voire archaïque dans le style de vie et de pensée.
«Algériens de papiers» seulement
De fait, le profond clivage qui existe entre culture moderne et culture traditionnelle est d’autant plus déstabilisant que les sciences, les techniques, la médecine, etc., sont enseignées dans des langues autres que l’arabe, et de surcroît dominantes (le français, l’anglais, l’espagnol, etc.). Or, c’est cette ambivalence basée sur la dichotomie entre la langue de l’enseignement secondaire et universitaire, véhicule de la chose scientifique, et la langue du quotidien (l’arabe parlé) laquelle subit à son corps défendant le discours archaïsant et rétrograde, c’est donc cette ambivalence qui, à présent, met en danger le principe même de la créativité scientifique.
Tout cela fait que les jeunes Algériens d’aujourd’hui ne se reconnaissent dans aucun des deux projets de société invoqués (universel et islamiste) et se sentent plutôt rejetés par les deux. Ils sont «algériens de papiers» seulement. Leur désarroi identitaire, d’ordre culturel et linguistique notamment, les poussent à s’opposer pratiquement à tout. En premier lieu à leurs parents, dépassés par les événements et qui ne saisissent pas toujours leurs problèmes, leurs désirs, leurs luttes. Ne comprennent pas, non plus, pourquoi les enfants leur échappent, ne leur obéissent pas, refusent – lorsqu’ils en sont exclus – de se laisser repêcher par le système traditionnel d’éducation et de formation. Ou tout au moins ignorent – à défaut de les contester – les institutions, symboles et valeurs morales de l’Etat algérien. Ni pourquoi, d’ailleurs, ces enfants n’arrivent pas à trouver du travail ou versent dans le commerce informel, plus lucratif à leurs yeux, quand ce n’est pas carrément dans la spirale de la violence.
Faire de l’éducation un secteur de souveraineté nationale
C’est pourquoi, à mon humble avis, la seule façon de libérer aujourd’hui le secteur de l’éducation nationale et, par la même, la société algérienne dans sa diversité comme dans son unité nationale, tout en les mettant définitivement à l’abri du funeste rouleau-compresseur islamo-ultraconservateur, c’est d’avoir le courage, la lucidité et surtout la volonté politiques, en tant qu’Etat et gouvernement républicains, de lui conférer désormais le caractère de secteur souverain – de facto et de jure – au même titre que ceux de la défense nationale et de l’intérieur. Autrement dit, un secteur qui, politiquement et idéologiquement parlant, serait relativement inaccessible aux desseins déstabilisateurs des islamo-ultra-conservateurs et leurs dérivés radicaux, voire terroristes…
A bien y réfléchir, c’est le genre de mesures salvatrices à prendre d’ores et déjà, voire de toute urgence, si on veut que dans les vingt ou trente années à venir notre pays soit véritablement souverain, tout en étant solidement arrimé aux normes universelles : sans tergiversation aucune, sans atermoiement ou tentative de retour à la période des ténèbres et de la régression. Période que nous autres Algériens connaissons déjà trop bien aujourd’hui, pour continuer d’en souffrir encore de nos jours, à notre corps défendant. Avec, à terme, un énorme risque de disparition pure et simple, en totalité ou en partie, de la carte de géographie ; du moins, un risque de (re)colonisabibité. Or, ces deux échéances, telle l’épée de Damoclès, nous guettent déjà depuis belle lurette, pour ne pas dire depuis au moins deux décennies.
Kamel Bouslama
Journaliste, psychopédagogue
Notes :
(1) Tels les mounafiqîn (hypocrites) qui, pourtant, ont été stigmatisés dans le Coran : «Ni forts ni intelligents, ils sont pourtant capables de détourner tout un peuple».
(2) Il faut savoir que ces nouveaux dealers autoproclamés de Dieu ont d’abord été, pour la plupart d’entre eux, des dealers de drogue.
(3) ancien ministre de l’Education nationale sous la gouvernance de Ben Bella.
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