Une contribution du professeur Mohamed Daoud – Turquie-monde arabe : le retour fugace de l’Histoire (I)
Du temps du kémalisme, la Turquie s’est tournée entièrement et pendant plus d’un demi-siècle vers l’Europe, mais elle a commencé à s’orienter vers la Méditerranée et le monde arabe à la faveur de la fin de la guerre froide vers la fin des années 1980. Cette nouvelle évolution dans la politique extérieure du pays s’est confirmée avec l’arrivée au pouvoir de l’AKP (Parti de la justice et du développement fondé le 14 août 2001 par Recep Tayyip Erdogan, l’actuel président de la Turquie). D’ailleurs, le gouvernement d’Ankara a procédé, en premier, au règlement des contentieux existants dans son environnement, en offrant ses bons offices aux voisins arabes et puis, deuxièmement, il s’est impliqué dans les conflits générés par les soulèvements arabes de 2011, en présentant aux différents acteurs de ces pays son expérience politique, comme un «modèle» à suivre. Depuis, beaucoup d’événements ont secoué cette partie du monde (chute de plusieurs régimes, guerres civiles, terrorisme et crises des réfugiés), débouchant sur un éclatement de plusieurs Etats arabes, voire leur disparition, bref, un remodelage de la région tant souhaité par les Américains. Les récents événements qui ont ébranlé la scène politique turque (putsch manqué, renouement avec la Russie, intervention militaire turque dans le nord de la Syrie, etc.) laissent croire qu’une troisième phase est en cours de concrétisation pour la diplomatie de l’AKP envers les pays arabes, à commencer par la Syrie.
Au terme du post-putsch manqué, et pour mieux affronter les graves conséquences générées par ces événements, la Turquie a introduit beaucoup de changements, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur. La relance des contacts avec la Russie et l’Iran augure d’un grand chamboulement dans les relations internationales, voire un basculement géostratégique, car tout peut changer d’un moment à l’autre dans cette région, et au gré des conjonctures et des intérêts, les alliances peuvent se faire et se défaire précipitamment.
La Turquie : atouts et écueils
De par sa position géographique (entre l’Europe et l’Asie, entre l’Occident et l’Orient), de son histoire et de sa culture (étant un ancien califat musulman), la Turquie est un pays très riche à plus d’un titre, car se situant à «un carrefour géostratégique, politique et socioculturel très important».
Ces deux substrats mêlant la géographie à l’histoire invitent à reconsidérer les multiples rapports de ce pays avec le monde arabe, avec lequel il partage plusieurs fondements (voisinage, religion et liens historiques). En outre, la Turquie est un pays émergent sur le plan économique, membre de l’Otan et candidat à l’Union européenne depuis plusieurs décennies. Ce pays a su trouver, grâce à l’intelligence de plusieurs de ses intellectuels et de ses acteurs politiques, un compromis prometteur entre la tradition et la modernité, entre l’islam et la démocratie.
La Turquie est aussi une grande puissance sur le plan démographique (quatre-vingts millions d’habitants), riche en ressources humaines qualifiées, un pays économiquement solide en pleine croissance malgré les déséquilibres entre les régions, entre les villes et les campagnes. Le ministre de l’Économie, Mustafa Elitaş, a relevé que «la performance de croissance de la Turquie pour l’année 2015 se situe bien au-delà de ces prévisions. La Turquie a également devancé 23 membres de l’UE, grâce à sa croissance de 4%».
En somme, une image idyllique qui cache une réalité qui désarçonne plus d’un ; les divers héritages culturels de ce pays organisent son identité et en même temps «brouillent ses repères», les multiples appartenances de la Turquie font que ce pays «ne se trouve nulle part», et cela n’est pas une simple métaphore. Beaucoup d’atouts et beaucoup d’écueils pour ce pays en pleine émergence.
En dépit de tous ces atouts, le pays évolue dans un environnement complexe et compliqué, miné par plusieurs conflits récurrents, un espace où nombreux sont les enjeux stratégiques et saisissant est leur impact sur les populations de la région : l’occupation israélienne des territoires arabes (en Palestine, en Syrie et au Liban) dure plusieurs décennies, l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis en 2003 a eu comme conséquences le délitement des institutions étatiques, l’instabilité politique est chronique au Liban, etc.
A ces tourments, se sont ajoutés les événements de 2011 dans plusieurs pays arabes et qui ont débouché sur l’émergence du terrorisme et la création de l’organisation Etat Islamique en Irak et au Levant, Daech (acronyme en langue arabe, EI en français et Isis en anglais). Au début, la Turquie a souhaité évoluer dans un environnement apaisé, loin des conflits répétitifs, en offrant sa médiation.
Bon voisinage et bons offices
C’est dans l’esprit du bon voisinage que l’AKP au pouvoir s’est inscrite, la venue d’Ahmet Davutoglu aux Affaires étrangères en 2009 a donné un coup d’accélérateur à cette démarche. Ce dernier a tenté une nouvelle approche dans le domaine des relations internationales en mettant en valeur les divers atouts dont dispose le pays. Il a prôné «une politique de zéro problème avec les voisins». Avant de devenir ministre des Affaires étrangères puis Premier ministre, Ahmet Davutoglu était professeur, spécialiste des relations internationales à l’université de Beykent et celle de Marmara. Il a publié en avril 2001 un gros ouvrage intitulé «Profondeur stratégique : la position internationale de la Turquie» (Editions Kure yayinlari) ». Ce travail académique, traduit uniquement en langue arabe et publié à Beirut par les soins du centre d’études d’Al-Jazeera (Al-Jazeera Center For Studies) et en collaboration avec une maison d’édition libanaise (Arab Scientific Publishers, Inc), peut être considéré comme le «texte fondateur» de la politique étrangère turque depuis l’accession de l’AKP au pouvoir en 2002. A travers cet ouvrage, l’auteur appelle à une refonte globale de la politique étrangère turque basée sur une nouvelle vision qui fera de ce pays un Etat central qui dépasse sa situation périphérique, en s’inscrivant dans la nouvelle dynamique de l’ordre mondial post-guerre froide. Pour l’auteur, la réussite de cette politique extérieure doit passer par le règlement des problèmes internes, tels que la question kurde et la polarisation entre le camp islamiste et le camp laïc. Les régions avec lesquels le pays doit coopérer sont en priorité le bassin terrestre proche (Moyen-Orient, Balkans, Caucase) ; le bassin maritime proche (mer Noire, mer Méditerranée, mer Rouge, mer Adriatique et mer Caspienne) ; et enfin, le bassin continental proche (Europe, Asie du Sud, Asie centrale et orientale, et Afrique du Nord).
Il semble que le monde arabe est au centre de cette nouvelle politique, qui a rompu avec l’isolationnisme du kémalisme affiché depuis la chute du califat ottoman dans les années 1920 et dont la démarcation vis-à-vis de ce monde a duré jusqu’à la fin de la guerre froide. Bien avant, la Turquie était considérée comme un instrument aux mains de l’Occident, de par sa reconnaissance d’Israël en 1948 et son adhésion à l’Otan en 1951, mais à partir des années 1980, la fin de la guerre froide aidant, Turgut Özal, qui a présidé aux destinées du pays de 1989 à 1993, s’ouvre sur le voisinage, surtout sur les républiques de l’Asie centrale. L’islamiste Necmettin Erbakan qui a été Premier ministre de 1996 à 1997 suivra cette ligne politique en tentant de renouer avec la région arabomusulmane. Depuis, la Turquie a encouragé le développement des échanges économiques, touristiques et culturels avec les pays arabes, notamment à travers les feuilletons turcs doublés en Syrie et distribués dans les pays arabes du Proche-Orient et du Maghreb.
Ahmet Davutoglu, ce «Kissinger turc», met en avant, dans son ouvrage, la «profondeur stratégique» de la Turquie, qui passe nécessairement par sa «profondeur historique» et sa «profondeur géographique». Dans ce sens, il propose des actions afin de permettre à son pays de devenir «une puissance sur la scène internationale». Le legs ottoman, en tant que passé historique de la Turquie, pourrait lui faciliter de rétablir les liaisons avec son voisinage arabe, par l’entremise de ce qui est commun, à savoir l’héritage musulman, mais pas que ça. Dans cet ordre d’idées, la position géographique de la Turquie, étant au carrefour de plusieurs régions et cultures, est un autre atout pour ce grand pays, elle peut lui assurer la possibilité de se déployer dans plusieurs pays dans son entourage. Mais pour Ahmet Davutoglu, la priorité serait donnée à la Méditerranée orientale, et c’est «en accroissant sa visibilité et son influence dans le bassin méditerranéen oriental (Afrique du Nord, Proche-Orient) que la Turquie pourrait se créer un «hinterland» (un arrière-pays) qui servira comme tremplin pour son accession au rang de «puissance régionale puis à terme mondiale». Cela se concrétise, pour les officiels turcs, par le développement d’un discours tiers-mondiste original, dénonçant les injustices du nouvel ordre international dont Israël fait partie. La mise en œuvre de cette nouvelle approche a paradoxalement coïncidé avec les soulèvements arabes, ce qui a donné à la Turquie un poids considérable dans le nouveau remodelage du Moyen-Orient. En voulant mettre en avant ses atouts, la Turquie d’Erdogan s’est retrouvée face à de nombreux écueils et va s’aligner graduellement sur des positions politiques qui vont remettre en cause la théorie Ahmet Davutoglu, comme quoi les rapports de force dans les relations internationales se dessinent dans d’autres contrées et font peu cas des bonnes intentions ou des bons sentiments des uns et des autres. Au commencement, le gouvernement d’Ankara a entrepris des actions de bons offices et de médiation «entre les Etats-Unis et l’Iran, entre Israël et la Syrie, entre l’Irak et la Syrie, entre Israël et les Palestiniens, entre Hamas et Fatah». Ces initiatives, même si elles étaient appréciées par l’ensemble des partenaires, n’ont pas été conclues dans le sens souhaité du fait des complications politiques de la région du Moyen-Orient, néanmoins, elles ont donné un poids régional important à ce pays. La Turquie conçoit le Moyen-Orient comme un Hinterland indispensable, encore que Davutoglu n’évoque pas ouvertement «la solidarité musulmane, même s’il est sous-entendu que l’islam et le passé ottoman sont les principaux ressorts du «soft power» (puissance douce) turc dans la région.
Pour rappel, les Ottomans dominaient, durant plusieurs siècles ayant précédé le XXe siècle, la région et ont «fait du bassin méditerranéen un espace de vivre ensemble, de coexistence et de métissage – un héritage qui continue à prévaloir encore aujourd’hui chez les Etats riverains». La situation va changer à partir du XVIIIe siècle et plus encore au XXe siècle, les Ottomans vont subir défaite sur défaite et la domination européenne va se préciser, le traité de Sèvres de 1920 fera le reste. La Turquie sera affaiblie et son empire démantelé, créant par-là chez les Turcs une image négative de l’espace méditerranéen et du monde arabe. Elle s’en éloigne et s’applique à en trouver une autre alternative en se rapprochant de l’Europe, lieu de progrès et de développement. Son adhésion à l’Otan, en octobre 1951, ne lui confère qu’un rôle de supplétif dans la stratégie de l’Alliance atlantique, celle qui consistait d’empêcher la propagation du soviétisme. Mais malgré la fin de la guerre froide, la Turquie est restée bloquée, pendant longtemps, dans les anciennes représentations de division du monde, n’évoluant que par à-coups. Il fallait attendre un homme politique de l’envergure de Davutoglu pour que les postures changent et évoluent.
A vrai dire, Ankara s’est distinguée bien avant en montrant une certaine indépendance vis-à-vis de ses partenaires occidentaux (refus d’utilisation de son territoire par les troupes américaines pour attaquer l’Irak, mars 2003, le coup de gueule d’Erdogan lors de l’intervention de Shimon Peres, Davos janvier 2009, la rupture des relations avec Israël après l’attaque de la flottille pour Gaza, mai 2010, le refus de la Turquie de cautionner les sanctions contre l’Iran, septembre 2010), sont autant d’actes qui placent le pays dans une nouvelle posture. Ces différentes actions vont donner l’impression d’une véritable réorientation de la politique extérieure de la Turquie envers ses voisins arabes et autres.
En suivant cette nouvelle logique, la Turquie rétablit ses relations avec la Syrie de Bachar Al-Assad, avec l’Egypte de Hosni Moubarak, avec le Fatah et le Hamas en Palestine, s’ouvre sur le plan économique avec nombre de pays arabes et intervient, surtout dans l’année 2008, dans des conflits que connaît la région en proposant des règlements à l’amiable. Aussitôt, elle encourage les pourparlers entre Israël et la Syrie, intervient auprès des différentes factions irakiennes et auprès des différentes communautés libanaises, etc. En fait, une véritable stratégie de «facilitateur et de médiateur promeut la Turquie au rang de puissance neutre et bienveillante», et de «parrain» ou grand frère des «petits» Etats de la Méditerranée orientale.
Avec la survenue des soulèvements du «printemps arabe», la Turquie s’implique intensément et tente de proposer son «modèle» politique, ce qui a donné lieu à beaucoup de questionnements sur les motivations réelles et la stratégie de la politique extérieure turque dans le monde arabe.
Mohamed Daoud
Professeur à l’université Ahmed-Ben Bella, Oran 1/Crasc
(Suivra)
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