Une contribution du Pr Mohamed Daoud – Le double piège de Daech et des Kurdes (III)
Obnubilé par la chute de Bachar Al-Assad, qu’il croyait imminente comme tout le monde d’ailleurs, «Ankara a apporté un soutien logistique à l’opposition syrienne, sans se préoccuper de l’identité et de la nature des mouvements qui recevaient ce soutien». Peut-être que c’est à son insu qu’Ankara s’est retrouvée parrain de cette organisation, en lui offrant beaucoup de soutiens, notamment en rendant possible le commerce illégal du pétrole auquel s’adonnait Daech à ses frontières. Par son appui implicite à Daech, Ankara visait un double objectif : accélérer la chute du régime syrien et empêcher, à tout prix, la création d’un Etat kurde à ses frontières. Devenant la cible des attentats terroristes à l’intérieur même des villes turques, et les différentes prises d’otages de citoyens turcs en Irak et en Syrie, Ankara s’enferme dans le piège de Daech, et se trouve dans l’obligation de combattre cette organisation. En effet, les dirigeants de cette nouvelle entité politique ont sciemment instrumentalisé la religion, l’histoire et les nombreuses frustrations des populations sunnites qui ont été marginalisées soit en Irak soit en Syrie. Et en choisissant un territoire situé entre ces deux pays, Abou Bakr Al-Baghdadi qui s’autoproclame calife et commandant des croyants, le 29 juin 2014, marque «un tournant par rapport aux autres organisations à l’image d’Al-Qaïda. La nouveauté de l’Etat islamique est avant tout la territorialisation de son pouvoir». C’est un véritable Etat qui a mis en place un processus d’institutionnalisation de ses structures (direction politique, idéologie, armée, monnaie…), et dont les pays riverains doivent freiner l’expansion.
Selon Pierre-Jean-Luizard, auteur d’un ouvrage intitulé «Le piège Daech», l’action de l’Etat Islamique est à mettre sur le compte de la remise en cause des frontières mandataires héritées de l’époque coloniale et dont sont issus des pouvoirs locaux tenus par des minorités dans les deux pays. L’intervention des Etats-Unis en Irak, et dont l’objectif était de reconstruire un nouveau régime plus démocratique, n’a pas abouti, du moment qu’elle s’est faite «toujours sur des bases confessionnelles, mais en renversant les ethnies au pouvoir. Le tandem sunnite et kurde est exclu du pouvoir, tandis que les chiites y accèdent». Le résultat étant «le délitement de l’Etat et le démembrement de son territoire sur des bases confessionnelles et ethniques», ce qui fera l’affaire de Daech qui va s’appuyer sur les ressentiments des populations sunnites pour instaurer son ordre, qui se présente par l’utilisation contre ses adversaires politiques et les autres minorités ethniques d’une violence inouïe. La même configuration politique existe en Syrie, où les Alaouites (une autre variété du chiisme) sont au pouvoir depuis longtemps.
Après avoir cultivé un «double jeu» envers cette organisation islamiste, Ankara décide de rejoindre la coalition internationale qui vise à l’éradiquer, sans aller vraiment sur le terrain, car «Ankara se sent moins menacé par ce groupe djihadiste que par l’émergence d’une force autonome kurde en Syrie, qui pourrait éventuellement s’allier aux Kurdes de Turquie et d’Irak pour créer un grand Kurdistan, scénario cauchemardesque pour Ankara». La question kurde devient, alors, une priorité pour les autorités d’Ankara, il s’agit pour eux de combattre les Kurdes. Ces derniers sont en fait un peuple d’origine indo-européenne à grande majorité sunnite et une minorité chrétienne ou Yazidis, ils sont au nombre de 35 millions de personnes et se retrouvent sur les frontières de quatre pays (Turquie, Syrie, Irak et Iran), «une particularité qui vaut aux Kurdes d’être la plus grande nation sans Etat au monde». Le traité de Sèvres qui prévoyait en 1920 la création d’un Kurdistan indépendant a été annulé trois ans plus tard par le traité de Lausanne, privant la communauté kurde d’avoir son Etat et qui se retrouve disséminée entre quatre pays. Les populations turco-kurdes tentent par tous les moyens de revendiquer leur autonomie, elles ont créé en 1978 le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), et ont opté pour la lutte armée contre le pouvoir d’Ankara, sans grand résultat. Ceux d’Irak ont obtenu en 2003, juste après la chute de Saddam, leur Etat autonome avec comme capitale Erbil et pour gouverneur Massoud Barzani.
La Turquie s’embourbe et perd de son éclat ?
Les succès militaires remportés contre Daech par les milices armées kurdes, qui ont suppléé aux armées irakienne et syrienne en pleine décomposition, ont accordé à ces derniers un poids considérable dans le conflit en cours.
Alors, Kobané ou Aïn Al-Arab, une ville martyre située à la frontière turque, est attaquée le 25 juin 2015 par les terroristes de Daech qui commettent des massacres contre les populations kurdes qui y vivent. Elle sera défendue par la branche armée du Parti de l’union démocratique (PYD), la branche syrienne du PKK, les Unités de protection du peuple (YPG). Ainsi, Daech se trouve confronté, également, aux combattants kurdes irakiens, les peshmergas (qui sont évalués à 200 000) se sont retrouvés en première ligne des combats, épaulés par des combattants kurdes de Turquie et de Syrie. Ces derniers remportent une victoire décisive à Kobané en janvier 2015. En juillet 2015, les YPG repoussent également l’offensive de l’EI sur Hassakah, qu’ils tiennent désormais avec les forces loyales au régime syrien.
Un choix clair s’impose pour Ankara, soit combattre Daech et en payer le prix (les terroristes de Daech ont déjà commis plusieurs attentats à l’intérieur de villes turques), soit conforter les Kurdes dans leurs ambitions. Ces derniers, soutenus par les Américains et les Européens, menacent désormais l’unité territoriale de ce pays, et un autre axe pourrait se dessiner (Ankara-Damas- Bagdad- Téhéran) pour les contrer, ce qui fait dire à certains observateurs que la Turquie pourrait «abandonner le legs des cinq années passées à intervenir militairement en terre syrienne (…) à travers la coordination avec l’Arabie Saoudite et le Qatar». Cependant, Ankara a lancé le mercredi 24 août 2016 l’opération Bouclier de l’Euphrate afin d’empêcher la formation d’une entité kurde autonome en Syrie. Il semble également que la guerre livrée par Erdogan aux Kurdes aux frontières syriennes a pour objectif de servir un agenda politique interne, celle d’affaiblir, à l’intérieur, le Parti démocratique des peuples (HDP), le parti politique des Kurdes qui a remporté plusieurs succès électoraux.
Où va la Turquie ?
Le putsch manqué du 15 juillet 2016 va accélérer le rapprochement de la Turquie avec la Russie et l’Iran, et l’on parle déjà d’un nouvel axe Ankara-Moscou-Téhéran, un événement inimaginable il y a seulement quelques semaines. Il s’agit pour le gouvernement d’Ankara d’aplanir ses différends avec la Russie et l’Iran, et de mettre la pression sur ses anciens alliés qui ne l’ont pas suffisamment soutenu durant cette grave épreuve. Le pouvoir d’Ankara peut être tenté d’épouser les thèses de ses «nouveaux partenaires» concernant le conflit syrien et d’apporter un nouveau souffle à son économie malmenée par les attentats, mais sans apporter de notoires changements dans ses rapports avec l’Otan.
Moscou aurait demandé à la Turquie de rendre ses frontières hermétiques, en interdisant les approvisionnements aux différents groupes armés qui combattent le régime syrien et de participer à la lutte contre Daech. Les Turcs auraient exigé des Russes une contrepartie, celle de ne pas soutenir les Kurdes, en plus d’un partenariat économique plus consistant. De nombreux experts y voient le signe d’un «basculement géostratégique», d’une «rupture» aux conséquences potentiellement considérables». La Turquie se sent flouée par l’Otan, pour le gouvernement de ce pays, les Etats-Unis ne sont pas étrangers à la tentative de coup d’Etat conduit par Fethullah Gulen exilé en Pennsylvanie, «une conjuration qui aurait été mise en échec grâce aux services secrets russes», explique l’agence de presse officielle iranienne Fars. Moscou aurait alerté le président turc de l’imminence d’un coup d’Etat alors qu’il se trouvait en villégiature dans la station balnéaire de Marmaris. Une information confirmée à demi-mot par le pouvoir turc.
C’est apparemment cette posture inattendue de la Russie qui a poussé Erdogan à aller discuter avec Poutine à Moscou d’une nouvelle alliance, inédite il y a quelques semaines, et qui suscite les inquiétudes du camp occidental, surtout celles des Américains et des Israéliens qui auront beaucoup à y perdre. Une nouvelle alliance qui s’étend à l’Iran, et que pourraient rejoindre l’Irak, la Syrie et probablement la bête noire des Israéliens : le Hezbollah libanais, exactement «l’inverse de ce que Jérusalem cherchait en renouant avec Ankara», fait des vagues au sein de l’establishment israélien.
Il serait intéressant de dire que chacune des parties impliquées dans l’axe Ankara- Moscou- Téhéran défend ses intérêts. Premièrement, Moscou veut contrecarrer les ambitions de Washington dans le remodelage du Moyen-Orient. Pour les Russes, c’est clair qu’il faut contrecarrer les pays occidentaux qui veulent mettre la main sur les potentialités énergétiques de la région, coordonner avec les pays producteurs du pétrole pour garder les prix à leur niveau, interdire l’expansion des groupes terroristes vers leur pays, et le plus important dans cette action serait de maintenir Bachar Al-Assad au pouvoir afin de garder son influence géostratégique dans cette région du Moyen-Orient. L’Iran s’inscrit dans cet agenda tout en gardant l’ambition d’être, également, une puissance régionale ayant sa place dans un monde multipolaire.
La Turquie a-t-elle abandonné ses rêves de puissance régionale, l’exportabilité de son modèle auprès de ses adulateurs dans le monde arabe ? Ce qui est sûr, c’est que les élites de ce pays n’abandonneront pas leurs projets, ils sont seulement contrariés par les nombreux événements tragiques qui se produisent dans cette région. Tout en tentant de rompre son isolement régional en renouant avec les quelques pays arabes avec lesquels il n’a plus de rapports, à l’instar de la Syrie et de l’Egypte, Erdogan continuera à liquider ses adversaires politiques de l’intérieur et de l’extérieur pour accaparer totalement le pouvoir, avec le risque de s’engluer dans les marécages de la guérilla kurde et du terrorisme conduit par Daech.
Reste que les partis islamistes et à leur tête les Frères musulmans, qui étaient partants pour modèle turc, ont raté un grand virage historique à la faveur du «Printemps arabe», au Machrek comme au Maghreb. Par la conjonction de plusieurs facteurs internes et externes à leurs formations, les Frères musulmans ont été éliminés du pouvoir en Egypte. Au Maghreb, soit ils sont divisés ou sont dans l’opposition ou les deux en même temps (comme en Algérie), Ennahda en Tunisie est partenaire avec d’autres forces politiques au pouvoir, par contre, le PJD au Maroc, même s’il est au pouvoir, demeure lié par le régime monarchique qui lui délègue que quelques attributions. Devant l’espoir déçu du cheikh Al-Qaradawi de voir Erdogan devenir le sultan de tous les musulmans, et le désappointement des peuples du «Printemps arabe» dans leurs aspirations à la démocratie, on peut dire que l’histoire, telle une étoile filante, a brillé un moment dans le ciel assombri des Arabes avant de s’estomper.
Mohamed Daoud
Professeur à l’université Ahmed-Ben Bella, Oran 1/Crasc
(Suite et fin)
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