Algeriepatriotique publie des extraits de l’interview du général Khaled Nezzar sur les événements du 5 Octobre 1988
A l’occasion de la commémoration des événements tragiques du 5 Octobre 1988, nous publions des extraits de l’interview que nous avait accordée l’ancien ministre de la Défense nationale, en février dernier, dans laquelle il apporte des éléments d’information importants sur cet épisode de l’histoire mouvementée du pays.
Algeriepatriotique : (…) Le général Betchine nie avoir torturé en octobre 1988…
Je le dirai pour l’Histoire, pour ces malheureux suppliciés qui, grâce à eux et à tous ceux qui ont perdu la vie durant ces regrettables événements de 1988, les choses ont bougé en Algérie. S’agissant de Betchine, il a bien été celui qui a supervisé les basses œuvres de ce qui s’était passé à la caserne de Sidi-Fredj. Au reçu de l’information (sur la présence de cas de torture, ndlr), j’ai dépêché le chef de la cellule des parachutistes auprès des forces terrestres placées sous mon commandement. Actuellement, cet officier, toujours sous les drapeaux, témoignera en son âme et conscience, le moment venu et pour l’Histoire.
Existe-t-il un rapport sur ces actes de torture ?
Normalement, ce n’était pas à moi de procéder à une enquête. Ceux à qui cette responsabilité incombait étaient nombreux. A commencer par le président de la République, le chef du gouvernement et mon chef direct. En ce qui me concerne, je l’ai fait pour une raison bien simple. Des informations m’étaient parvenues que des personnes avaient subi des sévices et précisément dans la caserne de Sidi-Fredj. J’ai réagi à travers une enquête parce que Sidi-Fredj fut un des nombreux endroits disséminés dans la capitale où ont été entreposées des denrées alimentaires et de l’habillement pour les militaires placés sous mes ordres et dépêchés dans la capitale précipitamment.
Les militaires venus de Biskra, Djelfa, Béchar et Sidi Bel Abbès, affectés au maintien de l’ordre, ne connaissaient ni les gens ni leurs domiciles. Ceux qui allaient frapper aux portes, ceux-là connaissaient leurs cibles et savaient qui ils recherchaient. Y a-t-il eu une autre enquête ? Je n’en sais rien. A l’époque, c’était un secret de polichinelle, puisque les suppliciés avaient été montrés à la presse à partir de l’hôpital Mustapha (plus précisément au centre Pierre et Marie-Curie). En ce qui me concerne, j’en avais rendu compte, mais il n’y eut pas de suite du fait de la déclaration précipitée d’amnistie, suivie immédiatement d’une loi prononcée par le président Chadli.
Pourquoi a-t-il agi ainsi, selon vous ?
J’ai toujours soutenu que les événements d’Octobre 1988 ont été déclenchés par le pouvoir. Donc, il valait mieux éviter l’enquête et sur la torture et sur le déclenchement des événements. Lorsque, à mon initiative, les généraux Gheziel et Rahal furent chargés de tenir une conférence de presse pour informer, à travers les médias, l’opinion publique de l’ensemble des pertes humaines et lui donner toutes les informations dont nous disposions à l’époque, rien ne filtra. Ce n’est pas un hasard. Les journalistes présents ce jour-là s’en souviennent sans doute ; ceux d’entre eux qui n’ont pas perdu la mémoire peuvent en témoigner.
Les marionnettistes cachés derrière les rideaux et qui font tout pour rester à l’abri ne peuvent manipuler tout le monde. La vérité finira par se faire jour. La vérité sur le nombre exact des morts, sur les cas de torture et sur les responsables directs des événements. Maître Miloud Brahimi a déjà dit la vérité sur le nombre de victimes, qui se situe en deçà de 200, comme j’avais eu à l’annoncer durant les jours qui avaient suivi les événements d’Octobre 1988.
Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?
J’en veux pour preuve la situation politique de l’époque, marquée par la baisse des prix du pétrole et la chute brusque du pouvoir d’achat des citoyens, ce qui a amené Chadli et certains cercles à vouloir procéder à des «réformettes». Il s’en était suivi un bras de fer entre deux clans du pouvoir. Ceci a poussé Chadli à prononcer son fameux discours qui était, en fait, une invite à descendre dans la rue. Cette inconséquence a eu des suites ravageuses pour lui et pour le pays. Il fut contraint de décréter l’état de siège et d’appeler l’armée à intervenir.
Comment et pourquoi le président Chadli vous a-t-il confié la mission de rétablissement de l’ordre dans la capitale ?
Personnellement, je pense que le président était de bonne foi. J’ai été reçu à la Présidence pour me voir signifier ma désignation pour le rétablissement de l’ordre public à Alger. Chadli avait ajouté : «Mohamed Betchine sera avec toi pour t’aider !» J’avais donc, sur décision présidentielle, le chef de la sécurité intérieure entre les pattes. J’ai subodoré que les choses n’allaient pas être simples. Etait-il là pour aider ou pour veiller à ce que les manipulations qui ont provoqué la catastrophe demeurent cachées ?
Son aide ne vous était-elle pas nécessaire ?
J’avais assez de collaborateurs pour cela, d’autant que le chef d’état-major, le général Abdallah Belhouchet, mon chef direct, avait mis à ma disposition tout son staff, composé d’officiers compétents, tels que les officiers Lamari, Djouadi, Ouadey, Yala et d’autres. J’ai été renforcé, en outre, des officiers Touati, Rahal et Gheziel, sans compter les membres de l’état-major des forces terrestres…
Quelle mission avait été assignée par Chadli à Betchine dans ce cas ?
Betchine n’avait pas de mission propre. La manière avec laquelle il a été désigné signifiait que je pouvais le charger de tâches que je ne pouvais pas accomplir faute de temps ; c’est ce que prévoient les règlements s’agissant des missions de l’adjoint en général. C’est plus tard que j’ai compris que Betchine n’était là que pour rattraper leur bourde et essayer d’éteindre la mèche qu’ils avaient eux-mêmes allumée.
Betchine vous contredit sur votre proposition faite au FIS de se contenter de 30% des voix. Qu’en est-il ?
Il est vrai, comme je l’ai toujours soutenu, que Betchine n’était pas mon subordonné et dépendait de la seule autorité du président de la République, ministre de la Défense à cette époque. Mais sachant qu’il avait des contacts soutenus avec le FIS – souvenez-vous des images que transmettait la télévision montrant Betchine priant derrière les membres du majliss achoûra –, j’ai profité de cette proximité pour faire passer la proposition qui consiste, pour le FIS, à mettre le pied à l’étrier sans pour cela bousculer la stabilité de l’édifice de l’Etat. Il a beau renier et s’en défendre, cette proposition n’est pas une simple vue de l’esprit. Les responsables du FIS en parlent encore et nous reprochent, d’une certaine manière, d’avoir voulu les brider.
Pour Betchine, Hamrouche n’a jamais «tiré sur la foule»…
Là, il s’agit des morts survenus à la place du 1er-Mai et autour. Il faut savoir qu’avant le 5 juin 1991, nous étions en régime normal, hors état de siège et que, dans ce cas, la responsabilité de l’usage des armes incombait à l’autorité civile. Les gens réagissent comme si rien ne s’était passé. C’est tout à fait désolant quand même ! Personne ne veut endosser la responsabilité. Je n’ai jamais dit que Hamrouche ou un autre «a tiré» et je ne dirai jamais une telle absurdité, moi qui sais que l’usage des armes obéit à des règles du maintien de l’ordre. Les ordres qui les concernent sont donnés par écrit – se reporter notamment au chapitre relatif à l’utilisation des armes, inclus dans la directive sur le rétablissement de l’ordre. Dans le cas Hamrouche, il est responsable de jure, dans la mesure où c’est lui qui a donné ordre de faire libérer les places du 1er-Mai (par la gendarmerie) et des Martyrs (par la police). Il est donc tout à fait normal qu’il endosse, lui et son gouvernement, la responsabilité.
Je dis et je le répète : si des sévices ont eu lieu à Sidi-Fredj, Betchine en est responsable. Qui plus est, il s’était trompé de cible en arrêtant principalement les militants du PAGS (parti communiste, ndlr). Par ailleurs, d’où provenaient ces voitures banalisées qui circulaient à vive allure dans certains quartiers et à partir desquelles étaient tirés des coups de feu ? Hamrouche dit avoir démissionné, l’a-t-il fait ? Ma réponse est non. Il aurait, dans ce cas, quitté son poste. Or, il a continué à donner des ordres jusqu’au moment où le président Chadli déclara l’état de siège. La décision du départ du gouvernement, elle, ne sera prise par le chef de l’Etat qu’entre minuit et 1 h à la date de la promulgation de l’état de siège de juin 1991.
Pourquoi n’avez-vous pas dénoncé ces tristes événements au moment où ils s’étaient produits ?
Je l’ai fait au cours d’une interview donnée à l’APS le 9 septembre 1990. A une question relative à la torture, j’ai répondu que «mes fonctions durant l’état de siège m’impliquaient moralement sur le sujet et que taire la réponse serait une injustice à l’endroit des victimes et une dérobade devant l’opinion algérienne». Aussi avais-je dit, affrontons le problème et parlons-en. J’avais dit que les cas de tortures relevés durant les événements d’Octobre «sont une salissure qu’il faudra s’employer à effacer». Je l’ai fait aussi en 1998 dans le livre Ils parlent du journaliste Sid-Ahmed Semiane. De même que j’ai eu à en parler récemment à Ennahar TV, en 2012.
Beaucoup de personnes, y compris vos amis, vous reprochent, vous, ancien ministre de la Défense et ancien chef d’état-major, d’avoir accepté d’être jugé par un tribunal suisse…
Le 2 mai 2013, j’ai répondu à une convocation du procureur suisse. Tout le monde me conseillait de ne pas y aller. Entre le risque d’être arrêté et celui d’encourir l’opprobre d’être traité de tortionnaire, j’ai choisi sans hésiter. Je suis allé affronter mes accusateurs parce que j’ai la conscience tranquille. Ceux qui s’attendaient à une dérobade n’en sont pas revenus…
Pendant la période du HCE, j’avais à mes côtés de grands patriotes, de grands intellectuels, des personnes qui ont contribué à la victoire de l’Algérie contre le colonialisme. Pensez-vous qu’ils se seraient compromis avec un «tortionnaire» ? Tout dépassement aurait été intolérable pour eux, comme il l’a toujours été pour moi. Qui a dit «Dieu préservez-moi de mes amis, mes ennemis je m’en charge» ? Ce ne sont pas mes amis – je les salue au passage et je leur dis que je comprends parfaitement les raisons de leurs réticences et de leurs réserves –, ce ne sont pas mes amis, dis-je, qui sont accusés par des procureurs étrangers de crimes de guerre, c’est Khaled Nezzar, c’est moi qui suis sur la sellette.
C’est à moi que l’on fait porter le chapeau. Qui peut légitimement me dénier le droit de me défendre alors que ma famille, mes enfants et petits-enfants sont traînés dans la boue et traités de noms inqualifiables ? En disant qui est qui et en le démontrant, je ne défends pas uniquement ma personne, mais l’honneur de tous mes compagnons à la retraite. Je continuerai sur la même ligne, au besoin, seul. Nous sommes, nous avons été les enfants du peuple algérien, nous ne serons jamais ses «tortionnaires».
Et Chadli dans tout ça ?
J’ai toujours respecté l’homme. Peut-être a-t-il mal pris le chapitre que je lui ai consacré dans mes mémoires et dans lequel je parle de l’homme politique. Il est vrai que le titre de ce chapitre intitulé «Bendjedid ou la seconde mort de Houari Boumediène» peut surprendre plus d’un, n’empêche qu’il répondait bien à la situation politique de l’époque. Ce que rapportent certains journalistes à ce sujet est tout à fait erroné. Je les invite à consulter le démenti de Chadli à l’époque.
Les observateurs vous reprochent de traiter d’un sujet qui remonte à un quart de siècle et de ne pas vous prononcer sur la situation politique actuelle, confuse et agitée…
Retournez cette question à ces mêmes journalistes qui sont venus me voir pour me poser ce genre de questions. Et de surcroît celles qui peuvent créer un buzz. Qui dit buzz dit audience dit business. Alors que cela date, comme vous dites, d’un quart de siècle, de ce fait, ces questions devraient être laissées à l’Histoire. La situation actuelle est la conséquence directe de tous ces événements qui continuent de susciter polémiques et interrogations. J’ai l’impression qu’ils en rajoutent en essayant de détourner les citoyens de leur quotidien.
Ahmed Ouyahia vient de déclarer que le fait de dire que la lettre de démission n’ait pas été rédigée par feu Chadli signifie qu’il a été victime d’un coup d’Etat…
J’ai toujours répété que nous avions préparé la lettre dès que le président Chadli avait décidé de partir. Quel mal y a-t-il à lui préparer la lettre ? Il a toujours été procédé de la même manière pour tous les autres documents. M. Ouyahia devrait être clair sur ce sujet ; il devrait préciser et cibler les concernés. L’interprétation n’est pas de moi, mais de tous ceux qui y trouvent intérêt. L’avocat William Bourdon, militant de la FIDH que préside Patrick Baoudoin, tenant du «qui tue qui» et défendant les thèses du FIS, a prétendu la même chose au procès intenté contre moi à Paris. Je me pose la question de savoir de quel côté est M. Ouyahia, lui qui a toujours été clair sur ce sujet.
Vous savez, vous êtes le deuxième journaliste à me demander mon avis sur M. Ouyahia. Le premier, c’était en 2006, pour Le Soir d’Algérie si je ne m’abuse. Sa question était : «Que pensez-vous de M. Ouyahia ?», ma réponse était : «Qui vivra verra !»
Interview réalisée par M. Aït Amara
Comment (35)