Interview – L’académicien tunisien Hamadi Redissi : «Le wahhabisme fut au départ une affaire anecdotique» (II)
Algeriepatriotique : Vous dites dans votre livre Le pacte de Najd, ou comment l’islam sectaire est devenu l’islam que le wahhabisme, qui était une «affaire anecdotique» à sa naissance, s’est transformé en une secte orthodoxe dominante de nos jours. Comment une telle transformation a-t-elle été possible ?
Hamadi Redissi : Bien évidemment que le wahhabisme fut au départ une affaire anecdotique : voilà un exalté religieux (Muhammad Ibn Abd-Wahhab, mort en 1792) qui noue une alliance avec un seigneur de guerre insignifiant (Muhammad Ibn Saoud, mort en 1765), dans un petit village, Dir’iyya, dans le Nadjd (la partie centrale de l’Arabie bédouine et rebelle) où rien d’essentiel n’a eu lieu depuis les odes d’Antar Ibn Shaddad et rien en islam à part les guerres d’apostasie (632-634) ! Cette alliance vers les années 1744-1745 fonde de nouveau le théologico-politique sous la forme d’un partage des rôles respectifs, d’une manière égale, au nom de l’islam, du djihad et de la commanderie du bien et de l’interdiction du mal. Ce qui est inédit par rapport au césaro-papisme classique du califat.
A deux, donc, ils forment une secte qui déroge au départ à la tradition, puisqu’elle considère que les musulmans ont rebroussé chemin vers le paganisme préislamique. Ce qui rend le djihad légitime. Mais c’est une hérésie quasi kharidjite puisqu’elle accuse de bons musulmans d’impiété au motif qu’ils vénèrent les saints, recourent aux intercesseurs et obéissent à des princes pris pour des taghouts (tyrans impies). Le wahhabisme a été récusé par la doctrine sunnite traditionnelle dans une liste ininterrompue de réfutations (dont j’ai fait état) et combattu par l’épée. Il survit au XXe siècle. Il est réhabilité par l’islam sunnite qui y a vu une anticipation du réformisme islamique : d’Alger à Jakarta, d’Afghani à Ibn Badis (plus particulièrement Milli), de Bourguiba à Nasser, le déclin de l’islam a été imputé au trio infernal : le jurisconsulte figé, le marabout suranné et le prince tyrannique. L’islam se wahhabite sans que la secte n’y soit pour quelque chose. On s’est aligné sur son sectarisme, la nouvelle orthodoxie. Le poids financier de l’Arabie Saoudite et l’alliance américano-saoudienne entre Ibn Saoud et Roosevelt (1945) se superposent sur le pacte de Nadjd.
Le wahhabisme est-il appelé à disparaître ?
C’est la question à laquelle j’ai essayé de répondre dans la postface inédite de mon livre qui ressort en poche sous un titre légèrement différent : Histoire du wahhabisme, comment l’islam sectaire est devenu l’islam (Seuil 2016). Il va fort probablement disparaître parce qu’un consensus est établi sur la capacité de nuisance de ce mouvement, servile et obéissant à l’intérieur du royaume saoudien, rebelle et belliqueux à l’échelle mondiale. Il est mêlé à tout ce qui s’agite en islam, des talibans à Daech. En Europe, le salafisme se nourrit des bréviaires wahhabites. Deux voies sont possibles : soit la réforme des institutions (des efforts sont consentis dans ce sens), soit l’éclatement de l’Arabie Saoudite, une création récente : elle n’a jamais été unie : le Hedjaz a toujours été autonome et dirigé par les chérifs, la partie orientale vers le Bahreïn est à majorité chiite et le sud vers le Yémen appartient historiquement à l’Arabie heureuse.
Vous parlez d’un islam libéral qui domine aujourd’hui le débat intellectuel dans le monde arabomusulman. Pourtant, il n’arrive pas à faire contrepoids à l’idéologie wahhabite. Pourquoi ?
Je n’ai pas parlé d’un islam libéral qui domine le débat sauf au XIXe siècle. Et ce n’est même pas moi, mais Albert Hourani dans un livre majeur Arabicthought in the liberalage, 1797-1939. Bien au contraire. Les idées de progrès ont vite décliné parce que les élites n’ont pas été en phase avec leurs peuples dont ils ont trahi l’espoir d’une dignité retrouvée et d’une prospérité partagée. De leur côté, les Arabes et les musulmans ont été impatients. Ils voulaient rattraper le retard vite et à peu de frais. Pensez à l’industrie industrialisante de De Bernis, l’idéologie tiers-mondiste qui croyait abréger les souffrances endurées par les nations européennes par un plan quinquennal. Seul ce qui est solide ne s’évapore pas dans l’air : les peuples ont renoué avec les «fondamentaux», la mosquée cinq fois par jour et l’intime conviction que l’islam est la «solution» à leurs maux et en bonus à ceux du monde. Les élites éclairées se sont tues et quand elles ont voulu jouer aux zazous de la libre pensée, on les a fait taire.
La lésion est d’autant plus profonde que le système éducatif est gangréné, doublé par près d’une centaine de chaînes de télé et un réseau de sites et de vidéos qui empoisonnent les esprits à longueur de journée, alors que les hommes des Lumières n’ont même pas un journal ouvertement laïc dans le monde arabe. A l’exception d’Al-Awan. Ou presque à moins qu’il édulcore son message dans le jargon arabomusulman ou en se faisant discret. Essayez par hasard de chercher une documentation consistante sur le Net en langue arabe sur le penseur mutazilite le cadi Abdeljabbar, auteur d’un Moghnien en 20 volumes ou un penseur éclairé de la tradition discursive, Razès, Ibn Rawandi ou al-Warraq. En revanche, les œuvres complètes des traditionalistes d’Ibn Taymiya à Ibn Al-Baz et Uthaymin inondent la Toile. Ce dispositif sidéral est financé par les monarchies pétrolières et les cheikhs fortunés. Connaissez-vous un seul bourgeois éclairé qui ait créé une fondation pour soutenir les idées des Lumières, encourager les jeunes talents, les artistes qui crèvent de faim, la libre pensée ou la cause des femmes ?
Dans vos livres, vous avez construit votre argumentation sur la base de références philosophiques pour l’essentiel, européennes. N’y a-t-il pas de penseurs musulmans dont le raisonnement est aussi hétéroclite que la pensée occidentale ?
Je me suis servi de la pensée occidentale, notamment philosophique, un peu comme d’une «boîte à outils» pour employer le mot de Foucault à propos de sa propre pensée. Mais la plupart des penseurs arabo-islamiques font pareil. Prenez mon ami Arkoun (auquel j’ai été lié par tant de choses), toute sa pensée (compliquée et souvent inaccessible aux non-professionnels) baigne dans la pensée structuraliste et poststructuraliste française. Il s’en prévalait même face à une pensée arabe qui fonctionnait en circuit fermé coupée de la pensée universelle. Jabri dans Critique de la raison arabe s’inspire ouvertement de Foucault. Je ne suis pas un philosophe professionnel. Et je ne prétends pas faire système. Les Arabes sont attirés par la pensée systémique comme celle d’Arkoun ou de Jabri par paresse, je crois : quoi de plus facile que de résumer l’histoire de la pensée islamique ou toute autre question dans une triade sur le modèle linguistique (signe, signifiant et signifié). Aligner une triade est un jeu d’enfants. Il faut lui donner une valeur heuristique (qui aide à comprendre) mais non une faire la structure structurante. En revanche, la pensée subtile et inquiète rebute. Le Soudanais Mahmoud Tah a écrit un seul livre, Le second message du Coran. Il l’a payé de sa vie, condamné à mort par le couple Tourabi-Bachir.
L’Egyptien Nasr Hamed Abu Zayd doit son succès moins à la bonne qualité de ses travaux qu’au scandaleux procès dont il fut victime avant qu’il ne s’exile en Hollande. La valeur des travaux est désormais jaugée à l’aune des fatwas dont on est l’objet. Qui a entendu parler de Nadher Hater avant qu’on le crible de balles. C’est triste tout ça. Penser exige d’aller contre soi-même, un courage qui manque souvent à des penseurs qui se complaisent dans la pensée molle : tout n’est «ni ceci ni cela», mais un peu de tout. Il y a bien sûr des penseurs islamiques modernes du XIXe à aujourd’hui. Des anthologies leur sont réservées, à commencer par celle d’Anouar Abd Al-Malek en 1970 (en trois volumes). Plus récentes celles de Charles Kurzman (en deux volumes), de Benzine et de Filali-Ansari. Je me réfère à leurs travaux. Pour ma part, je mène des enquêtes empiriques qui se veulent aussi rigoureuses que possible sans autre ambition que d’éclairer le public. J’essaie de penser. Et je ne suis donc même pas !
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi
(Suite et fin)
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