Mahmoud Bouhamidi : le martyr «oublié»
Par Fadela et Ghania Bouhamidi – Ce 8 octobre, beaucoup d’Algériens se souviendront avec recueillement le sacrifice, le 8 octobre 1957, rue des Abderrames, en pleine Casbah d’Alger, de Ali la Pointe, dernier responsable en activité de la Zone autonome d’Alger, et de ses trois derniers compagnons. Ils étaient quatre : Hassiba Ben Bouali, Omar Yacef, dit Petit Omar, et Mahmoud Bouhamidi, l’occulté de ce groupe de héros et de martyrs. On ne parle que de trois. On oublie ou on occulte presque toujours Mahmoud.
Pour nous, Fadela et Ghania Bouhamidi, ses petites sœurs, les précédents anniversaires ont été des moments pénibles. Son nom sera probablement oublié cette année encore. Par la force de l’oubli répétitif, trop de jeunes et trop d’Algériens croient aujourd’hui que les martyrs de la rue des Abderrames se résument à trois noms : Ali la Pointe, Petit Omar et Hassiba Ben Bouali. Nous portons encore pour ces trois noms une amitié, un amour, un respect, inégalables, le même que pour notre frère Mahmoud. Ils ne sont pas dans nos cœurs dans une concurrence de fraternité avec notre frère de sang mais dans une unité totale. Car, entre fin 1955 et octobre 1957, nous avons vécu près de deux ans dans cette maison de notre oncle Guemati, 4, rue Caton, transformée en véritable quartier général de la Zone autonome d’Alger.
Ces trois martyrs, ainsi que Yacef Sadi et Zohra Drif et, parfois, les frères Ramel ont partagé notre maison, notre temps, nos repas, nos rêves et quelquefois notre jeu de la boqala. Nous avons porté les couffins de Hassiba, nous avons porté les tracts et des messages cachés dans nos vêtements ou sous-vêtements. Notre mère et notre tante maternelle Baya Guemati, née Gharbi, mère de Mustapha Guemati, dit Mustapha le coiffeur, se sont quotidiennement occupées de leur hygiène, de leur santé, de leurs repas et ont monté, pour eux, à tour de rôle la garde jour et nuit sur les terrasses. Elles chauffaient leur eau, tous les matins, pour leur douche. La cache étroite faisait transpirer et ankylosait les corps. Yacef Sadi et Zohra Drif appelaient notre mère «Yemma Fettouma». Hassiba et Ali l’appelaient «El Khout». Ali la Pointe et Yacef Sadi ont décidé de nous retirer de l’école pour des raisons impératives de sécurité. Ali nous a versées dans le travail de l’organisation, souvent sous la conduite de Mahmoud. Pas une fois, pas une seule, leur présence n’a été trahie par nous-mêmes, par les autres enfants ou par nos parents.
Dans notre cœur, un souvenir est plus fort que tous les autres. Hassiba était blonde avec des yeux bleus. Pour la transformer, notre mère colorait régulièrement ses cheveux au henné. Un jour, elle lui a coupé ses cheveux très longs. Elle restera avec ses armes et son poignard le modèle de la beauté et de l’engagement.
De Zohra Drif, le souvenir est plutôt celui de sa machine à écrire que détectera la «poêle» des parachutistes et, conséquemment, la cache que nous avions si bien protégée.
Notre père avait une attention particulière pour Petit Omar, renforcée encore plus après son isolement forcé. Il lui ramenait des marrons, des cacahuètes, du maïs grillé, des noisettes. Petit Omar l’appelait Baba Menouer. Le commerce de notre père servait de boîte aux lettres.
A trois reprises, notre père fut pris par les paras et torturé pour lui faire avouer la vérité sur Mahmoud, dont une fois au sinistre Casino de La Pointe Pescade.
Mustapha Guemati sera arrêté deux fois pendant cette période mais les dirigeants de la Zone ne bougeront pas tant était forte leur certitude qu’il ne parlerait pas. Mustapha ne parlera pas malgré des tortures indicibles. Il venait de se marier. Il sera condamné à mort. Dans cette maison, l’héroïsme était une affaire d’exception autant que de quotidien.
Une matinée de printemps 1957, les parachutistes qui recherchaient Azzedine, le cadet de Mustapha, entré lui aussi en clandestinité, ont torturé, dans la cour même de la maison, notre tante Baya devant des usagers du marché de Djamaâ Lihoud (la Synagogue) ramenés de force. Les paras la frappèrent des heures jusqu’à la faire vomir de sang. Nous ne comptons pas les jours pendant lesquels les parachutistes (y compris les plus hauts gradés, Massu, Bigeard, Godard) ont envahi la maison pour nous faire avouer, adultes et enfants, la «cache» des fellaghas. Nous tous rassemblés tremblions de peur que quelqu’un d’entre nous cède et parle.
Quand Mahmoud a dû entrer en clandestinité totale, le plus dur pour nos parents a été, sur ordre de la Zone, de couvrir la planque en disant que Mahmoud avait disparu, sans jamais revenir, pour avoir volé une grosse somme à son père. Les liens qui nous lient à Ali, Hassiba ou Petit Omar sont aussi puissants que ceux qui nous lient à Mahmoud. Après l’arrestation de Zohra Drif et de Yacef Sadi, notre mère a été au cœur de la dernière bataille. Elle a coupé et jeté dans les toilettes le plastic comme demandé par Ali. Elle a caché l’argent considérable de la Zone autonome. Elle a été confrontée à Yacef Sadi, notamment sur la question de l’argent de la Zone autonome.
Chaque 8 octobre, nous avons eu mal de voir notre frère oublié. Nous connaissions quelques raisons de cet oubli mais longtemps nous avons pensé que l’histoire réelle, la grandeur de la lutte et de la cause étaient plus grandes que les petites falsifications de l’histoire. Il n’était pas question pour nous de porter atteinte à la beauté et à la grandeur de notre Guerre de libération, même au détriment de notre frère. Ali, Hassiba, Petit Omar, Mahmoud auraient-ils accepté qu’on verse dans le dénigrement de notre combat à cause de quelques survivants ? Mais les derniers développements ajoutent de nouvelles blessures et ne nous permettent plus de considérer cet oubli de Mahmoud comme une faute morale de quelques anciens militants ou quelques médias.
Il est anormal que Zohra Drif déclare ne pas connaître Mahmoud Bouhamidi, l’adolescent qui a partagé la cache qui l’a protégée et avec qui elle a habité près de deux ans cette fameuse maison du 4, rue Caton. Et dont la mère s’est occupée de ses plus simples besoins. Il était et il est impossible qu’on survive dans la clandestinité, et surtout celle imposée par notre guerre, sans connaître le moindre détail sur la vie des gens qui nous hébergent, adultes, ados ou enfants. Et Mahmoud était un militant de longue date puis un élément clé dans le fonctionnement des communications de l’état-major de la Zone autonome. Il connaissait presque toutes les adresses, et nous le savons pour avoir porté tracts et messages vers certaines d’entre elles.
Il est anormal que le chef du gouvernement algérien inaugure un mémorial pour lequel on a élevé des statues à nos frères et sœur Ali, Hassiba et Petit Omar et qu’on oublie Mahmoud. Comment toute la hiérarchie administrative et politique de l’Algérie peut-elle, à ce point, ignorer la vérité pour un acte de guerre aussi retentissant que celui du sacrifice de ces quatre héros qui ont respecté leur serment de ne jamais se rendre comme ont respecté ce serment les frères Ramel ? Nous ne sommes plus face à de petits calculs. Il est encore plus anormal que des Algériens, bien intentionnés, mettent sous le nom de notre frère la photo de Badji Mokhtar, un autre illustre martyr. Nous ne sommes plus face à de petits calculs mais à une véritable distorsion de l’histoire de notre combat.
Pour beaucoup de gens, l’oubli de Mahmoud Bouhamidi correspond à des jeux de mémoire et de prestige qui servait à cacher quelque faiblesse ou quelque faute morale. Tant que cela restait à ce niveau, nous avons préféré respecter l’histoire de notre Guerre de libération, dans sa grandeur et ses dimensions qui dépassent de loin ses acteurs et même ses dirigeants. Mahmoud et ses trois compagnons martyrs appartiennent à cette grandeur. Nos parents appartiennent à cette grandeur d’avoir hébergé le quartier général de la Zone autonome sans jamais parler, céder à la torture. Mais notre mère et notre tante méritent une mention spéciale.
En respect de leur serment de mourir plutôt que de se faire arrêter, les quatre martyrs ont donné leur vie après les deux frères Ramel. Que chacun mesure si le combat des héros avait la moindre chance de succès sans cet engagement populaire, anonyme mais total de notre famille et de bien d’autres. Nous n’écrivons à aucune autorité mais nous t’écrivons cette lettre, à toi, cher peuple algérien, pour que tu saches qu’on veut amputer, jusque dans leur mort, Ali la Pointe, Hassiba Ben Bouali et Petit Omar de leur frère Mahmoud Bouhamidi, frère dans la vie et le combat autant que dans la mort. Car c’est plus les martyrs qui sont trahis que nous, les sœurs ou les parents de Mahmoud. Et nous nous engageons à rassembler les souvenirs de ces deux années où la maison Guemati a accueilli des êtres aussi exceptionnels que Hassiba, Ali et Petit Omar.
Honorez avec nous Mahmoud, Ali, Hassiba, Petit Omar dans ce qu’ils ont d’inséparable. Honorons tous les martyrs. Honorons la prière de Didouche Mourad : «Si nous venons à mourir, défendez nos mémoires.»
Gloire aux martyrs. A tous les martyrs.
Fadela et Ghania Bouhamidi
PS : Notre père, aussi, est mort en martyr le 20 juin 1959, un mois après avoir reçu l’éclat d’une grenade lancée par des terroristes de l’Algérie française à l’intérieur de son local commercial à Djamaâ Lihoud.
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