Interview – L’expert en NTIC Ali Kahlane : «Une économie numérique ne se décrète pas du jour au lendemain»
L’ancien professeur à l’Ecole militaire polytechnique (EMP, ex-Enita) et président de l’Association des opérateurs de télécoms alternatifs (Aota) aborde, dans cet entretien, les questions liées aux télécommunications et à l’économie numérique.
Algeriepatriotique : L’Algérie a-t-elle rattrapé son retard en lançant la 4G en moitié de temps qu’elle l’a fait pour la 3G ?
Ali Kahlane : Lors du lancement de la 3G, les trois opérateurs mobiles avaient tous investi dans des équipements à technologie flexible en prévision du lancement de la génération suivante afin de leur permettre une montée en puissance plus aisée et moins coûteuse. Au vu du nombre d’abonnés capitalisé aujourd’hui pour la 3G et le niveau de consommation des Algériens, c’est le jackpot pour les trois opérateurs, chacun à sa manière. On sait maintenant qu’aussi bien les pouvoirs publics que les opérateurs eux-mêmes ont été surpris par ce succès aussi rapide, aussi important. Les uns en appréciant l’amélioration du classement de l’Algérie dans les index internationaux et les autres en regardant leurs chiffres grimper aussi vite en un temps aussi court. Ce lancement de la 4G a été l’un des rares heureux moments, dans la courte histoire de nos TIC, où des intérêts économiques coïncidaient aussi bien avec des intérêts politiques. On ne peut trouver meilleure preuve que la 3G répondait à un besoin en latence depuis longtemps. Les opérateurs l’ont très vite compris. Aux investissements en équipement pour le montage du meilleur des réseaux et la plus complète des couvertures nationales, ils se diversifient en pariant tous sur la jeunesse et les start-up qu’elle produit dans le domaine numérique pour un autre type de dividende, celui qui leur rapporte les services à valeur ajoutée.
Cela constitue un réservoir quasi inépuisable d’innovations, aussi bien dans le développement des logiciels et les applications que dans le hardware avec l’appropriation de l’internet des objets connectés. Sachant que le nombre de ces derniers devrait dépasser les 50 milliards d’unités, soit 3-5 objets connectés par être humain d’ici 2030, la maîtrise des connexions interne,t qu’elles soient de type mobile (3G et 4G), fixe (ADSL et FFTx) ou sans fil (WiMax et WiFi outdoor), devra à terme nous arrimer à la révolution du tout connecté pour laquelle notre pays est aussi bien outillé que plein d’autres.
La 4G mobile, pour quel bénéfice ?
Mais puisqu’il faut faire de l’argent pour vivre et surtout rentabiliser tous ses milliards investis dans autant de technologies. Certes, une meilleure perception du service et un meilleur débit seraient certainement au rendez-vous, par contre, la diversité du contenu et les habitudes de consommation ne changeront pas de sitôt. Cela fera que l’usager lambda aura du mal à faire la différence pour suffisamment le motiver à payer la différence pour migrer vers la 4G.
La 3G permet déjà des débits confortables aussi bien pour le streaming que pour les téléchargements lourds. Les débits théoriques qui étaient annoncés à l’époque pour la 3G++ pouvaient aller à plus de 40 Mbps, alors qu’en réalité, la moyenne dépasse rarement les 10 Mbps dans des conditions réelles à la condition, encore une fois, que la BTS soit bien située, non surchargée avec une bonne connexion internet.
Les opérateurs annoncent pour la 4G des débits pouvant aller jusqu’à 1 Gbps, alors qu’en fait cela est le débit de la 4G+ que les opérateurs ne lanceront pas tout de suite. Mais vu l’expérience médiatique que nous avons vécue lors du lancement de la 3G, sans nul doute les « 4G+» et « 4G++» vont fuser de toutes parts. Bien que ces mêmes opérateurs nous avertissent pour le moment que cela serait beaucoup plus proche de 100 à 140 Mbps pour cette 4G.
Nous parions qu’en utilisation normale, cela devrait réellement tourner autour de 20-30 Mbps. Autant dire que cela correspond au niveau des débits qui nous avaient été annoncés pour la 3G et sur lesquels nombre d’Algériens se sont rués pour le résultat que l’on connaît. Il va falloir que les opérateurs montent des forfaits dans lesquels les prix de la 4G rivaliseront avec ceux de la 3G et c’est économiquement possible, car toujours aussi profitable pour eux.
Pourquoi tout un ministère délégué à l’économie numérique et à la modernisation des systèmes financiers pour le e-paiement ?
Ce ministère a deux missions, piloter la modernisation des systèmes financiers qui concerne en priorité le paiement électronique, et la deuxième concerne la transition vers l’économie numérique.
Les expressions «il n’est jamais trop tard pour bien faire» ou «mieux vaut tard que jamais» n’ont jamais aussi vraies que ces derniers temps. Je crois au lancement de l’e-paiement, car je suis persuadé que les conditions sont réunies pour qu’enfin la dynamique que nous attendions depuis si longtemps soit enclenchée. Cela permettra à ceux qui sont prêts et qui espéraient ce lancement depuis longtemps de comprendre ce signal et d’y aller tout de suite. Ces derniers pourraient espérer voir les conditions minimales de succès réunies avec les garanties de l’Etat que ce lancement consacre. Cela devrait permettre à tous les autres, ceux qui attendaient, sans trop y croire ou à demi-convaincus, d’envisager sérieusement de s’y lancer.
Cet effet d’entraînement devrait normalement créer un cercle vertueux dans lequel s’engouffrerait le reste des sceptiques. Ce qui vient d’être fait est quand même historique, car on ne peut sérieusement parler d’économie numérique s’il n’y a pas de paiement électronique. Ce ministère l’a manifestement très bien compris ; il n’a certainement pas manqué son entrée en scène avec cette cérémonie de lancement aussi protocolaire soit-elle.
Peut-on décréter qu’une économie soit numérique du jour au lendemain ?
Non, ce n’est pas comme ça que ça se passe. Bien sûr que notre économie sera forcément numérique un jour, tout naturellement, mais en ses temps et heures. Cela se fera doucement et progressivement au fur et à mesure que les institutions qui concourent à sa mise en place soient «décidées» à se numériser d’elles-mêmes.
L’économie tout court d’un pays est montée, mise en place est gérée par toutes les institutions d’un pays. Lui rajouter le mot «numérique» ne la transformerait pas en numérique. Nous savons tous que les mêmes causes produiront toujours les mêmes effets. Sans stratégie, sans vision à long terme, cette économie numérique décrétée restera, une notion abstraite, un vœu pieux, année après année.
L’interconnexion et l’interopérabilité des institutions, la mise en place de «data centers» avec des bases de données mutualisées sont les principaux pré-requis qui sont tout simplement incontournables en leur assurant une sécurisation adéquate au niveau de tous les échanges.
Que faut-il, une feuille de route, un programme, un plan, une stratégie, une vision ou tout cela en même temps ?
Tout un ministère, celui de la Poste et des TIC, a eu tout le mal du monde à asseoir et appliquer une stratégie des TIC dans laquelle l’économie numérique avait une place de choix. Pas moins de 60% des actions prévues dans les 12 axes y étaient consacrées dans ce programme. Il n’y a manifestement pas réussi, constat valable jusqu’à la publication du bilan de e-Algérie.
En attendant, cette stratégie a dernièrement été réduite à une feuille de route présentée au Premier ministre et dans laquelle le secteur privé est le grand absent. A la lire et d’une manière claire, le retour en force de l’Etat contrôlant tout comme à l’époque des années de l’économie dirigée et du parti unique semble être de nouveau parmi nous. J’ai le sentiment que le MPTIC va très certainement mettre les bouchées doubles pour l’appliquer et du mieux qu’il peut.
Mais alors quid du rôle de chacun des autres ministères supposés aussi l’appliquer pour être au diapason avec les politiques gouvernementales ?
Comment arriver à ce mouvement d’ensemble qui nous mènera vers une transition heureuse à l’«économie numérique» ? Suite au récent remaniement de gouvernement, les choses semblent se compliquer encore plus, le leadership de l’économie dite numérique n’est plus l’apanage du seul MPTIC, alors que le ministère qui vient d’en être investi est lui-même délégué à un autre ministère, celui des Finances…
Interview réalisée par Sarah L.
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