De l’intégrisme religieux à l’intégrisme linguistique : l’Algérie séquestrée (I)
Une contribution de Kamel Bouslama – L’Algérie n’en a pas encore fini avec un intégrisme religieux ravageur, qui a failli précisément la précipiter dans un chaos intégral durant les années 1990 et au-delà, qu’elle doit aussitôt en affronter un deuxième, consubstantiel au premier cité : l’intégrisme linguistique, qui à son tour va carrément tenter de la plonger dans un état de catalepsie profonde. Face à une telle volonté délibérément suicidaire de brider la réalité linguistique nationale et partant, de maintenir le pays dans un enfermement, pour ne pas dire sous un séquestre idéologique qui ne dit pas son nom, quel devenir pour ces vecteurs avérés de communication, d’ouverture et de dynamisme salvateurs que sont l’arabe algérien, le tamazight et les langues étrangères ? C’est désormais devenu une lapalissade que d’avoir à le répéter : nous évoluons aujourd’hui dans un monde largement ouvert et traversé en tous sens par des influences cardinales, parce que rétréci à l’échelle du «village planétaire» et ce, quelques années à peine après la parution, en 1949, de «1984», roman d’anticipation de Georges Orwell.
Un monde rétréci, donc, par l’avènement d’un raz-de-marée ininterrompu de technologies nouvelles d’information et de communication (NTIC) : radio télédiffusion par satellite, multimédias, téléphonie sans fil et cellulaire, réseaux sociaux, etc. Bref, un monde où les frontières entre Etats sont devenues dérisoires, obsolètes, pour ainsi dire «virtuelles».
Dès lors, force est de constater l’émergence d’une nouvelle proximité dite numérique qui ne cesse d’abolir les distances et de faire en sorte que de plus en plus d’individus appartenant à des communautés linguistiques différentes se rapprochent les uns des autres, chaque jour que Dieu fait, pour endosser, quelle que soit leur nationalité, un nouveau statut : celui de citoyens numériques ; autrement dit, de citoyens du monde sans frontières, comme en avait déjà rêvé le philosophe néerlandais Erasmus au Moyen-âge occidental.
Or, c’est en tenant compte d’une telle configuration actuelle, de surcroît on ne peut plus déterministe, que l’enseignement d’une langue nationale donnée, s’il veut être efficace et anticipateur, doit préalablement obéir au besoin que les millions d’individus, dans le présent et dans un futur immédiat, ont et auront de communiquer, d’une part entre eux, d’autre part avec ceux des autres nationalités. Et, par la même, de pouvoir opérer davantage de rapprochement les uns et les autres.
Seules les funestes considérations de national-islamisme exclusiviste et, par la même, anachronique et belliciste à souhait, comme ce fut récemment le cas lors de la réaction grotesque à la proposition d’introduire dans notre école la langue «dardja» pour expliquer la langue arabe classique dans le cadre de son enseignement à l’enfant, seules donc ces considérations, là aussi étroites que le chas d’une aiguille, croient pouvoir s’opposer à cette vision prospective d’un troisième millénaire déjà campé parmi nous et qui nous interpelle sans cesse, avec force pertinence, depuis bientôt deux décennies.
C’est d’ailleurs ce genre de considérations qui, tel un indice irréfutable, expliquent –tout en la débusquant –, l’inaptitude immobiliste, presque «génétique» chez nombre de nos «législateurs» et «pédagogues» d’obédience national-islamiste, inaptitude au demeurant corroborée par leur rejet tétanisant de toute innovation, à concevoir le XXIe siècle dans ce qu’il a déjà et continuera d’avoir de foncièrement différent de tous les siècles qui l’ont précédé, y compris le tout dernier XXe siècle.
Il ne faut pourtant pas être grand clerc pour bien saisir et finalement admettre que la précieuse interculturalité qui, vaille que vaille, continue jusque-là de prévaloir dans notre pays ou, pour être plus prosaïque, ce vecteur avéré d’insertion en douceur dans la mondialité tant galvaudé (paradoxalement) dans le discours officiel, ne pourra se pérenniser par le truchement d’un seul idiome, aussi «perfusé» soit-il, ici l’arabe classique, quoi qu’en pensent les ardents zélateurs d’une telle assertion «uniciste» de façade, obsolète et délétère à outrance.
Car il ne faut pas surtout pas perdre de vue que les grands courants planétaires actuels, ceux de la politique, de la sociologie, de la psychopédagogie, de la psychanalyse, ou tout simplement de la philosophie, ont au moins ce mérite, aujourd’hui, de ne pas aller à contre-courant de l’évolution historique des choses. N’ont-ils pas fini par admettre, voire consacrer la valeur des langues maternelles (telles le tamazight et l’arabe «dardja» pour ce qui est du contexte algérien) comme cadre d’épanouissement des ethnies et comme garantie du respect de leur substrat identitaire et de leur dignité ?
Quoi qu’il en soit, il est devenu de plus en plus urgent que chaque communauté, à l’échelle de la planète, dispose de suffisamment d’individus aptes à franchir, par leurs connaissances linguistiques, le fossé qui la sépare de toutes les autres. Plus ces individus seront nombreux et représentatifs de tous les degrés et niveaux de l’activité humaine dans une société donnée, meilleurs, voire indéfectibles seront les liens qui inséreront cette société dans les grands ensembles régionaux et internationaux. Ensembles dont la consistance et la force, faut-il le souligner, se sont déjà avérées – et s’avèrent encore de nos jours – payantes, salvatrices.
En termes clairs, il ne s’agit plus ici, pour une pédagogie efficace des langues vivantes, en l’occurrence étrangères, de former seulement un nombre restreint de spécialistes de telle langue ou telle autre, mais d’ouvrir davantage le champ d’acquisition en donnant aux spécialistes des autres disciplines, voire à de simples profanes ou néophytes, des connaissances pratiques, dans telle langue ou telle autre, qui leur permettraient d’en user efficacement pour comprendre et se faire comprendre.
La langue arabe gagnerait plutôt à être modernisée
Islamo-baathistes, ultraconservateurs, intégristes religieux, intégristes linguistiques, francophobes, médiocraties arabisants, arabistes et oligophrènes, etc. sont certes libres de se fourvoyer dans l’illusion que la langue arabe («leur» langue arabe s’entend) pour des raisons évidentes d’ordre idéologique et politique, est déjà campée dans une vocation d’universalité qui dispenserait les Algériens de la nécessité de la réformer et/ou d’en apprendre d’autres.
Seulement voilà : ces esprits hélas rivés dans les schèmes fossilisés des temps anciens et révolus devraient aussi comprendre – mais en ont-ils la capacité ? – que dans leur intérêt même, dans l’intérêt suprême de la langue arabe, qui gagnerait plutôt à être modernisée afin qu’elle puisse regagner sa place de langue dominante, ces esprits-là, donc, devraient réaliser qu’ils ne sauraient, sans grand risque pour le devenir de cette langue, continuer de l’enfermer dans cette posture on ne peut plus illusoire, autrement dit dans cette solution de facilité a priori confortable, mais dans le fond suicidaire qui, à s’y méprendre, s’apparente plus à une fuite en avant : parce que consistant en quoi, au juste ?
Tout bonnement à vouloir coûte que coûte maintenir le «statu quo ante» pour une langue pourtant riche de son «multilinguisme» et croire ainsi pouvoir la défendre en la faisant «vivre», «évoluer» dans une camisole de force idéologique. Autrement dit, il y a là une volonté manifeste, mais inconsciente, voire inconsidérée, de confiner, voire figer cette langue dans les seuls registres politico-religieux et, dans une moindre mesure, poétique, registres a fortiori réducteurs à un discours monolingue stérilisant ; et cela, sous le fallacieux prétexte, «disent-ils» que c’est «la langue du Coran». Ne les a-t-on pas souvent entendus clamer ce qui, dans leur raisonnement simpliste, résonne comme une sentence tautologique : «la langue arabe, c’est la langue du Coran» ?
Et pour quelle finalité sous-jacente, inavouée ? Très simple : dès lors que ces «prêts-à-penser» rétrogrades, concupiscents, foncièrement immobilistes sans qu’ils ne sachent trop pourquoi, mais entre-temps autoproclamés «vertueux» dans leur propre entendement, en arrivent à deviner, voire découvrir que l’arabe classique et la religion sont en fait deux instruments exclusifs (pour ne pas dire d’exclusion) du pouvoir, il ne sera plus question pour eux, désormais, que de continuer de détenir coûte que coûte – et pour eux seuls bien sûr – ces instruments-là, dès lors qu’ils leur auront déjà permis, jusque-là, d’écarter invariablement, voire d’exclure arbitrairement des rênes de la gouvernance algérienne tous ceux et celles, francophones ou non, qui selon eux ne répondent pas au critère consistant en une bonne maîtrise de la langue officielle et/ou ne pratiquant pas le culte monopoliste, voire unique ; et cela même si, par ailleurs, les capacités intellectuelles de ces derniers leur ont toujours permis et leur permettent encore, dans leur exil forcé ou non, de faire les beaux jours des plus grandes puissances à l’échelle planétaire…
En fait, c’est toute une équation à plusieurs inconnues qui nous est, là, servie : c’est un peu comme si l’Algérie, ayant jusque-là produit «trop» de cadres de haut niveau dans tous les domaines pouvait se permettre, mue en cela par une force centripète à caractère islamo-baathiste, d’en «exporter l’excédent» : en fait des centaines de milliers de cadres supérieurs formés pour la plupart en langue française, presque la totalité, histoire pour eux d’aller «se faire voir ailleurs».
Or, pour nombre d’entre eux et en dépit de la réalité cinglante du terrain, nos illuminés demeurent campés mordicus dans leurs symboliques signes de ralliement que sont, au sens figuré, le «crâne et la moustache rasés, et la barbe hirsute» ; ce qui ne peut tromper l’esprit averti sur leurs intentions réelles. Se doutent-ils un seul instant que cette langue officielle, qui depuis des lustres est sans conteste le patrimoine de tous les Algériens sans exclusive, gagnerait justement, à travers sa modernisation dans ses multiples facettes (scientifique, technique et technologique entre autres), à se hisser au même niveau que les langues dominantes en ce début de XXIe siècle, à savoir l’anglais, le français, l’espagnol, et même l’allemand, l’italien, le chinois, le russe, etc. ? Mais face à tant d’inconséquence et de comportement inconsidéré, voire suicidaire, n’est-on pas enclin à se demander, en définitive, s’il leur importe vraiment d’entreprendre quoique que ce soit d’intelligent pour hisser la langue arabe au niveau qui aurait dû être le sien depuis des lustres ?
Kamel Bouslama
Journaliste et psychopédagogue
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