Gabriel Galice à Algeriepatriotique : «L’Algérie a fait la preuve de sa robustesse»
Gabriel Galice est président de l’Institut international de recherches pour la paix à Genève. Il a bien voulu répondre à nos questions sur les sujets brûlants de l’actualité internationale. Interview.
Algeriepatriotique : L’armée américaine vient de frapper en Libye à partir d’une base en Tunisie. Pourquoi maintenant précisément ? Les Etats-Unis comptent-ils «irakiser» ce pays, selon vous ?
Gabriel Galice : Je pense que c’est une réponse du berger à la bergère. Si vous vous souvenez, il y a quelques semaines, les Russes ont utilisé une base en Iran. Cela ressemble curieusement à un jeu de symétrie, de miroir ou chacun fait monter les enchères. Mais ce qui est surprenant quand même, c’est le fait que la Tunisie accorde des facilités aux avions américains. Ils n’ont pas besoin d’une base de l’Otan d’ailleurs. Ils peuvent décoller sans base.
Vous affirmez que l’Algérie est un «allié» et une «voie de protection» pour les pays occidentaux, notamment ceux qui ont subi des attaques terroristes sur leur sol. Que voulez-vous dire par «voie de protection» ?
Il suffit de regarder une carte et de voir que l’Algérie se trouve sur ce fameux axe du Grand Moyen-Orient. Et les erreurs des Occidentaux, ces dernières années, qui consistaient à casser un certain nombre d’Etats stabilisateurs, à savoir l’Irak, la Libye et ils sont en train de le faire avec la Syrie, provoquent des catastrophes. Et, de ce point de vue-là, heureusement que l’Algérie tient, parce qu’elle assure, effectivement, une stabilité au Sud de la Méditerranée et je pense qu’on a compris cela, notamment en France, alors qu’on ne l’avait pas compris il y a quelque temps. On pensait que les attentats terroristes étaient réservés au Sud de la Méditerranée. Mais depuis qu’on a compris qu’il y avait un passage du Sud au Nord, ce que nous aurions pu deviner avec un peu de réflexion, l’Algérie, de ce point de vue-là, est un espace de sécurité.
Les puissances occidentales ont outrepassé le mandat du Conseil de sécurité de l’ONU et semé davantage la pagaille qu’elles «essaient de réparer aujourd’hui». Comment sont-elles en train de «réparer» cette pagaille ? Quels sont les signes de ce revirement ?
Elles essaient de réparer. Elles bricolent. Elles ne savent pas quoi faire, en réalité ; elles font la chose et son contraire. La France continue à voir deux ennemis. Bachar et les ennemis de Bachar. On continue à se tirer des balles dans le pied et on ne sait pas quoi faire. Ces puissances sont dans une hésitation permanente, ne sachant pas quel est l’ennemi principal. Est-ce que l’ennemi principal c’est le terrorisme ou bien c’est à la fois les Russes, les Syriens et les terroristes ? Visiblement, les Occidentaux, excusez-moi l’expression, pédalent dans la choucroute. Et cela est quand même assez dramatique de voir qu’ils ne savent pas définir un adversaire principal.
Le terrorisme est un allié utile pour les puissances occidentales. N’y a-t-il pas contradiction quand celles-ci affirment vouloir combattre Daech ?
Bien sûr que c’est une contradiction. Seulement, il faut quand même bien voir les stratèges qui sont derrière cela. Les théoriciens du chaos privilégient l’hypothèse de la fuite en avant, c’est-à-dire qu’on casse les Etats et on s’en sortira toujours en reconstruisant. C’est une espèce de philosophie de l’histoire, comme la philosophie du marché intégral : on y va et plus en avance, plus ça va aller. C’est un acte de foi. D’ailleurs, ils sont assez messianiques dans leur genre. Ils sont sur cette stratégie néoconservatrice messianique qui dit que derrière, il y a Armageddon ou la bataille finale. Ils sont dans cette stratégie apocalyptique. Et il faut bien noter qu’en face de cela, il y a des conservateurs intelligents. J’ai beaucoup fait référence à un article de Kissinger qui n’a pas été un pacifiste pendant sa carrière politique de conseiller. Aujourd’hui, Kissinger dit des choses intelligentes, parce qu’il est à la retraite et est vieux et parce qu’il est en train de se rendre compte que la stratégie des néoconservateurs, qui sont différents de conservateurs, est dangereuse. Kissinger préconise de gérer les choses par la perspicacité plutôt que par le chaos et un rapprochement avec la Russie. Chose que nous n’entendons pas aux Etats-Unis, ni en France d’ailleurs.
Je suis désolé que Fabius soit parti mais que le conseiller diplomatique de François Hollande soit, lui, toujours en poste. M. Jacques Audibert est un néoconservateur. Cela veut dire que le Quai d’Orsay continue d’être habité par les néoconservateurs et qui se trouvent, en quelque sorte, à la droite d’Obama. Ils sont sur les positions d’Hilary Clinton. Un livre intitulé Hillary Clinton, la reine du chaos, traduit en plusieurs langues, rapporte des faits patents.
La fondation que vous présidez a lancé un programme d’étude sur le thème : «Quelle paix, pour quel ordre du monde ?», et dont les résultats seront présentés lors d’une conférence en novembre prochain. A quelles conclusions votre étude a-t-elle abouti ?
C’est un travail qui dure depuis un an. J’ai réuni, à distance, une douzaine de chercheurs de différents horizons, dont des Algériens et Algériennes. Certains ont décommandé pour des raisons d’agenda. Mais nous en aurons une au moins qui sera présente. Ces chercheurs ont répondu à un questionnaire assez complet de géopolitique que j’ai élaboré. Nous allons confronter les points de vue et les publier. Il va y avoir des Américains, des Russes, des Latino-Américains et des Européens. Il existe des divergences entre nous et des différences, mais nous avons un point commun : la multipolarité ; «le souci de l’altérité», comme dit Bertrand Badie. L’altérité dans les relations diplomatique plutôt que la suprématie occidentaliste, cette vision qu’à l’Otan d’être persuadé que l’Occident continue à être le centre du monde et que ce centre du monde continue à dominer. Ces deux postulats sont erronés à nos yeux.
Nous n’avons pas encore les conclusions. Nous avons les contributions des uns et des autres. Il faut que nous les synthétisions. Nous avons les réponses au questionnaire mais nous n’avons pas les présentations qu’ils vont exposer à cette conférence.
Un mot sur les réponses reçues au questionnaire ?
Les réponses étaient prévisibles. Chacun défend les positions assez classiques sur son pays et tient un discours pas toujours strictement conforme. Nous avons cherché des experts qui ne soient ni des porteurs de langue de bois, ni de simples représentants de leurs gouvernements –car il suffirait de lire les communiqués officiels pour obtenir ces informations – ni, non plus, des dissidents à tout prix qui sont contre tout ce que fait leur gouvernement. Nous avons voulu réunir des chercheurs ayant une distance critique constructive et nous avons, à peu près, réussi cet exercice. Maintenant, il faut aller de l’avant pour avoir confirmation et, derrière cela, essayer d’avoir un réseau de chercheurs. L’idée n’est pas de mener une opération mais, peut-être, ouvrir un cycle qui pourrait continuer ailleurs qu’en Europe.
Bien que sa politique vis-à-vis des réfugiés ait été durcie après la vague d’attentats qui a secoué l’Europe, la Suisse n’en continue pas moins d’héberger des agitateurs islamistes. Comment expliquez-vous cette duplicité de certains pays européens ?
La Suisse n’est pas un sanctuaire. Aujourd’hui, il n’y a plus de sanctuaire dans le monde. Et comme les terroristes sont fous dangereux mais pas forcément tous stupides, ils savent se mette à l’abri. Or, la Suisse est un endroit où ils peuvent se mettre à l’abri. Ils savent qu’il y a des avantages à être ici (en Suisse, ndlr). Ils savent qu’en un saut de puce, on est en Allemagne, en France ou en Autriche. On vient de découvrir que dans une mosquée de Genève, un préposé à la sécurité était fiché «S». Il était chargé de la pseudo-sécurité antiterroriste de la mosquée. Les services de renseignement sont assez efficaces en Suisse, d’après les informations dont je dispose. Mais, en même temps, les terroristes arrivent à s’infiltrer partout. On ne peut pas leur mettre des puces électroniques qui les localiseraient en permanence. La Suisse est relativement épargnée mais pas totalement à l’abri.
Le vent de la guerre par procuration en Syrie entre la Maison-Blanche et le Kremlin semble tourner en faveur de la Russie. Comment analysez-vous la situation dans ce pays livré par l’Occident aux hordes terroristes ?
Je pense que Poutine est un homme intelligent. Et cela n’a pas commencé avec lui, mais avec Medvedev. Il y a eu une longue série d’humiliations – d’ailleurs, c’est l’un des titres du livre de Bertrand Badie, Le temps des humiliés –, mais il y a un moment où il y a un effet de choc en retour ; le retour de bâton. Je crois qu’on a commis une grave erreur en renforçant l’Otan, en étendant son champ géographique, en étendant ses compétences aussi. Car l’Otan, aujourd’hui, s’est dotée d’une compétence universelle qui n’est plus limitée à l’Atlantique nord. Et, finalement, les Russes ont attendu dix à vingt ans et, au bout d’un moment, ils en ont eu assez parce qu’ils se sont aperçus que tous les plans stratégiques qui étaient dans les cartons de la Maison-Blanche, ont été mis en œuvre avec une belle continuité. Comme, d’ailleurs, le Grand Moyen-Orient, un plan qui était dans un carton et dont on voit qu’il se réalise.
Il a commencé sous Bush, puis Clinton et Obama, avec des nuances, des infléchissements et avec des effets de style. Et, finalement, il continue. Les Russes en avaient assez et l’histoire de l’Ukraine était la goutte qui a fait déborder le vase. Il y a eu, en même temps, la guerre contre la Syrie dont le dossier est étroitement lié à celui de l’Ukraine. Les Russes ont sifflé la fin de la récréation en jouant les contradictions entre les alliés et en jouant l’effet de surprise. Malheureusement, les Occidentaux sont empêtrés dans leurs contradictions ; ils trouvent que c’est très bien de bombarder Mossoul et que ce n’est pas bien quand les Russes bombardent Alep. Ils n’y a pas de gentil ou de mauvais bombardement. J’ai écrit un article intitulé Nos barbares, il y a quelque temps, parce que s’il y a des barbares – il faut l’admettre – que nous avons fabriqués nous-mêmes et que nous continuons à soutenir pour partie.
Je me rappelle que Laurent Fabius avait dit un jour que les éléments d’Al-Nosra faisaient du «bon boulot». Une déclaration irresponsable et, malheureusement, ce n’est pas fini. Quand le président Hollande propose de faire condamner Poutine pour «crimes de guerre», c’est aussi irresponsable. C’est gravissime. Ceci émane d’un président de la République incompétent.
La destruction de la Syrie fait partie du fameux plan du Moyen-Orient remodelé, ourdi par les Etats-Unis. Où en est ce plan à la lumière de l’évolution de la situation dans cette région du monde plus que jamais instable ?
Il est en train de se dérouler, comme vous le savez, sans doute. D’ailleurs, le plan est encore plus ancien puisqu’un auteur israélien l’avait théorisé en 1982 avec des cartes. C’est ce qu’on appelle le plan Oded Yinon. Ce sont des conservateurs américains et israéliens qui les ont fabriqués. Si vous regardez les cartes d’Oded Yinon, vous verrez qu’on a découpé les pays arabes qui constituaient une menace en plusieurs morceaux. On a commencé par l’Irak dont on a fait trois morceaux. On est en train de la faire avec la Libye puisqu’on est en train de revenir à l’ancien découpage et, maintenant, on essaie de le faire avec la Syrie. On se disant qu’on allait laisser aux Alaouites et aux Russes la frange côtière et morceler le reste en plusieurs parties.
Cette stratégie consiste à diviser pour régner et Brezinski avait même inclus la Russie. Il a osé écrire noir sur blanc dans son livre Le grand échiquier, qu’il fallait couper la Russie en plusieurs morceaux. Imaginez un stratège russe qui expliquerait qu’il faille découper les Etats-Unis en plusieurs morceaux ! C’est de la provocation pure et simple.
L’Algérie est aussi dans le collimateur de l’Otan. Pensez-vous que cette organisation réussira à la déstabiliser ?
L’Algérie a fait la preuve de sa robustesse. J’espère qu’ils n’arriveront pas à la déstabiliser. Je pense que les autorités se dotent d’un certain nombre de moyens. Est-ce qu’ils en ont mis assez ? C’est très complexe de gérer l’Etat et la société à la fois. On voit assez quelle est la politique de l’Etat. Après, il y a comment on compose à l’intérieur. La réconciliation qui a été mise en œuvre va-t-elle effectivement dissuader les terroristes ? C’est quand même la vraie question. Est-ce qu’on les a réellement neutralisés ou est-ce qu’un certain nombre d’entre eux attendent le moment favorable, avec des concours extérieurs, pour tenter des opérations ?
Il ne faut pas oublier que les voisins ne sont pas loin. Les voisins, ce sont des pays qui ne sont pas stables et les frontières, notamment dans le désert, ne sont pas étanches. Il y a des mouvements qui se passent, comme entre la Libye et la Tunisie. C’est absolument poreux. Le phénomène du terrorisme appelle des réponses concertées et solidaires. Il y a tout un plan sur la Méditerranée à voir, il y a tout un plan de développement pour l’Afrique. On avait oublié qu’on avait demandé à Kadhafi de faire la police. Il était chargé de refouler les migrants qui voulaient regagner l’Europe. Si, maintenant, il y en a autant qui arrivent, refusant de développer l’Afrique en se contentant de la spolier, eh bien, du coup, nous avons maintenant en Europe, à la fois, les réfugiés économiques et les réfugiés politiques des Etats que nous avons cassés.
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi
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