Au théâtre, les absents sont les artistes !
Par Kadour Naïmi – Voici peu de temps, dans la presse, fut soulevé le problème de l’absence du public au théâtre. La lecture de ce qui a été publié m’a interpellé pour y ajouter ma contribution, basée sur mon expérience personnelle. Si le public est absent, les motifs sont clairs, et cela depuis… l’indépendance du pays. Les voici.
Ce qui est proposé au public ne l’intéresse pas, ne concerne pas sa vie réelle, ou, dans l’affirmative, la présente avec les défauts suivants : insuffisance professionnelle (mauvaise construction dramaturgique et/ou mauvaise mise en scène), superficialité, démagogie, manque de charme artistique, selon la formule «kaouar ou’ati alla’ouar» (roule et donne au borgne), le borgne étant le public.
Le jour et/ou l’heure proposés pour la présentation du spectacle sont inadéquats.
Ceci pour la couche de société qui dispose des moyens économiques pour se rendre dans une salle de théâtre conventionnelle.
En ce qui concerne cette autre couche sociale, plus nombreuse, dont le salaire a du mal ou ne parvient pas à satisfaire les nécessités fondamentales de la vie (nourriture, logement, santé, scolarité des enfants, etc.), aux motifs cités s’ajoutent d’autres.
Le prix du billet, quoique modique, est inaccessible, surtout si plusieurs membres de la famille veulent assister au spectacle.
L’endroit où est proposé le spectacle n’est pas dans le quartier où habite le public, notamment celui des travailleurs manuels, mais loin, au centre de la ville, dans la partie la plus aisée, pas fréquentée ordinairement par ce genre de public ; en outre, il faut utiliser un moyen de transport public (pas toujours disponible) pour s’y rendre. N’oublions pas le sentiment d’insécurité qui domine en période nocturne.
L’enceinte où se déroule le spectacle présente une architecture intimidante, avec ses immenses portes, ses larges escaliers, ses rutilants rideaux, ses éblouissants lampadaires, tous manifestant l’aisance petite-bourgeoise ou bourgeoise. Le gamin d’ouvrier que j’étais en a souffert, en passant devant l’entrée du théâtre, à Sidi Bel-Abbès, dont il n’a jamais osé franchir le seuil.
Voici les causes qui m’avaient indiqué clairement, à la fin de 1968, la voie à suivre. Elle fut déclarée, dès le départ, dans le Manifeste public de la compagnie que j’avais fondée en août 1968 ; et cette méthode fut pratiquée, permettant le succès auprès du public, qui répondit très favorablement.
Non pas attendre les subventions de l’Etat, mais compter sur soi-même pour monter les œuvres, quitte à pratiquer une forme de théâtre de «guérilla».
Non pas attendre que le public vienne à moi pour voir mes œuvres, mais, au contraire, aller chez lui, là où il travaille, là où il étudie, là où il vit. Et faire encore mieux. Exemple : j’ai pu non seulement porter le spectacle aux paysans, mais y amener également des étudiants chez eux, pour assister ensemble à la représentation.
Non pas lui proposer ce qui me plaisait exclusivement, mais, au contraire, m’arranger afin que ce qui m’intéressait soit, aussi, du goût du public.
Non pas proposer au public des œuvres de composition traditionnelle, qui se pratiquait plusieurs siècles auparavant, en aggravant le cas par un bavardage inutile, présomptueux et égocentrique, mais des productions capables de concurrencer ce que le public aime le plus, aujourd’hui, à savoir les téléfilms et les films d’action. Exemple : la première pièce réalisée par la compagnie que je dirigeais, Mon corps, ta voix et sa pensée, se caractérisait par la recherche expérimentale d’avant-garde, et le thème en était la version scientifique de l’apparition de l’espèce humaine sur terre. Cela n’a pas empêché le public, y compris rural, de l’apprécier.
Non pas utiliser une langue, parce que jugée raffinée par ce qui la pratiquent (arabe littéraire), tandis que le public ne la comprend ni ressent, mais recourir à un idiome qui est le sien (arabe parlé ou tamazight), toutefois suffisamment travaillé pour être embelli par une dimension poétique.
Non pas se présenter avec des habits et des attitudes du genre «nous, on est cultivés, civilisés et nous daignons venir vous offrir de la culture et de l’art, bandes de bicots !», mais s’adapter aux usages du public populaire pour se faire accepter par lui.
Non pas se contenter de présenter le spectacle, puis s’en aller, mais solliciter et animer un débat avec le public pour connaître ses réactions et ses suggestions, afin de lui présenter par la suite une production meilleure et plus à son goût, sans le flatter bassement ni le manipuler par un discours démagogique qui, néanmoins, ne le trompe pas.
Non pas produire une pièce en se contentant de la présenter à un festival, national ou international, dans l’espérance d’un prix à exhiber aux amis et à la famille, mais la présenter dans tous les endroits possibles du pays. Exemple. En 2012, j’ai vécu mon unique expérience négative. J’ai commis l’erreur de réaliser une pièce dans un théâtre régional d’Etat. Il est toutefois vrai que j’avais accepté, intéressé par la promesse du directeur d’organiser une tournée de la pièce sur tout le territoire national. C’était là un compromis, car j’avais proposé de présenter la pièce, également, dans des lieux de travail et d’étude. Un sourire m’a fait comprendre que cette proposition était trop «décalée» de la réalité algérienne dominante. Résultat : beaucoup d’argent (du peuple) dépensé pour une unique représentation à un festival. Le directeur de l’établissement a estimé que cela suffisait, pas besoin qu’un autre public voie cette œuvre.
Durant mon activité théâtrale en Algérie, celle où j’avais choisi librement l’indépendance administrative du pouvoir étatique, je n’ai jamais senti l’absence du public. C’était, je le répète, moi qui allait le trouver, chez lui, jusqu’au village où les paysans n’avaient jamais assisté à une pièce de théâtre. C’est là que j’ai constaté, avec un immense bonheur, combien j’étais en présence du public le meilleur que j’aurais pu trouver, parce que simple, dans le plus noble sens du mot, parce que réellement assoiffé de connaissance, parce que, malgré ses limites culturelles, désirant réellement jouir de l’art, cette autre manifestation du légitime plaisir de vivre.
En 2012, lors d’un séjour au pays, on a parlé de l’éventualité de me confier la direction d’un théâtre régional. J’ai répondu que cela était praticable, pour des motifs évidents. Mon programme aurait compris les mesures suivantes : tous ceux qui, dans l’établissement, percevaient un salaire sans rien faire devraient choisir entre travailler pour le mériter ou démissionner ; pour les autres, nécessité de produire trois à quatre pièces par an ; ensuite, les présenter dans tous les lieux possibles du pays, y compris dans les bidonvilles des cités et les douars des campagnes.
Mais, posons franchement les questions suivantes : ceux qui gèrent le pays ont-ils intérêt à encourager une production théâtrale de qualité (c’est-à-dire qui fait réfléchir, donc critiquer, donc aide à apprendre à autogérer la société), et permettre à cette production d’être vue par un public populaire, susceptible de s’en saisir pour s’émanciper de son état d’exploitation et d’obscurantisme, au point de mieux choisir ses dirigeants ?
Les artistes qui reçoivent de ces dirigeants un salaire et des privilèges accepteraient-ils de ne plus se contenter de faire le minimum pour justifier ce salaire et ces privilèges, et d’accomplir l’effort intellectuel d’apprendre à produire des œuvres de qualité, et l’effort physique d’aller les présenter partout dans le pays ?
Le peuple algérien, ou le public si l’on préfère, n’a-t-il pas, malgré ou à cause de sa condition économique précaire, une soif de culture et d’art aussi impérieuse que le Sahara a besoin d’eau ? Et si, depuis l’indépendance, ce territoire n’a pas trouvé les personnes capables de le transformer en jardin, mais, qu’au contraire, la désertification progresse, doit-on s’étonner de constater que le public n’a pas trouvé les artistes qui désaltèrent sa soif culturelle et artistique mais, qu’au contraire, l’obscurantisme domine ?
Ni en Algérie ni ailleurs, ni aujourd’hui ni dans l’Antiquité, jamais le public –notamment celui des travailleurs manuels d’une part, et, d’autre part, celui des travailleurs intellectuels –, jamais ce public n’est absent, quand on sait lui proposer des œuvres conformes, dans des lieux adéquats, à des moments convenables, avec le respect qu’il mérite et la reconnaissance de son droit à la culture et à l’art les meilleurs.
J’espère avoir brièvement mais suffisamment expliqué pourquoi ce n’est pas le public mais les artistes qui sont absents. Au moment où j’écris ces lignes, loin du pays, je suis l’un de ces absents. Puis-je, néanmoins, me permettre de lancer un appel ? Que les artistes, animés de l’idéal qui reconnaît au peuple son droit à la dignité, et réellement passionnés par un art théâtral authentique, démontrent, dans la pratique, dans quelle mesure est vrai ce que j’ai affirmé dans cette intervention. Ce que le Théâtre de la Mer a pu réaliser, avec succès, dans un passé dictatorial et caporalisé, pourquoi d’autres, aujourd’hui, ne pourraient-ils pas l’accomplir, dans une démocratie bien que très limitée ?
Ce n’est pas à l’Etat qu’il faut s’en prendre, mais aux artistes incapables de s’autogérer. Ce n’est pas, non plus, au public qu’il faut adresser des reproches, mais, encore une fois, aux artistes, incapables de produire du bon théâtre qui puisse l’intéresser. Seulement ainsi sera mis fin au bavardage sur la «crise» du théâtre en Algérie. L’entreprise est certes difficile ; il reste à démontrer qu’elle est possible. Elle a besoin d’artistes qui s’inspirent de l’exemple de Larbi Ben M’hidi, Mohamed Boudiaf et bien d’autres de leurs compagnons.
Kadour Naïmi
Ex-fondateur et animateur du Théâtre de la Mer (1968-1972).
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