Interview – Bertrand Badie : «Les puissances ont toujours regardé la diplomatie algérienne de manière suspicieuse»
Le politologue français Bertrand Badie reproche, dans cet entretien, aux puissances occidentales de n’avoir pas réussi véritablement à se construire de vrais partenaires diplomatiques dans les pays du Sud. Pour lui, le monde vit aujourd’hui la réaction très forte aux humiliations subies par la majorité de la population mondiale dès le XIXe siècle. Interview.
Algeriepatriotique : Votre dernier livre Nous ne sommes plus seuls au monde est un appel à la diplomatie occidentale, en particulier celle de la France, de cesser d’exclure tous ceux qui contestent sa vision. Pensez-vous que ceci est réalisable dans un contexte où cette même diplomatie est tenue pour responsable du chaos qui caractérise plusieurs pays ?
Bertrand Badie : C’est en tout cas indispensable pour faire revivre la diplomatie à l’échelle mondiale. En fait, depuis la chute du mur de Berlin et la fin de la bipolarité, la diplomatie s’est rétractée sur les puissances occidentales qui dialoguent entre elles et n’ont pas réussi véritablement à se construire de vrais partenaires diplomatiques dans les pays du Sud et même auprès de l’ancienne Union soviétique. Nous sommes dans un jeu international bloqué parce que, paradoxalement, jamais la diplomatie n’a aussi peu fonctionné. Tout le monde était étonné des résultats des négociations sur le nucléaire iranien le 14 juillet 2015. Parce que c’était la première négociation politique qui a véritablement abouti à un résultat depuis 1989. Donc, on est tout à fait à côté de la réalité. L’essentiel des grandes questions internationales trouve ses racines dans les pays du Sud et les exclure ou ne les traiter qu’à travers les sanctions, exclusion ou punition constituent un non-sens dont nous payons le prix de façon très élevée dans la gestion du Moyen-Orient ou du Sahel.
Vous avez qualifié la politique extérieure de la France de «diplomatie anachronique de champ de bataille». Comment expliquez-vous cette dérive atlantiste de la politique extérieure de la France depuis Sarkozy à Hollande ?
C’est effectivement une énigme. Parce que la France a renforcé son orientation atlantique au moment même où le conflit Est-Ouest venait de disparaître, en tout cas, sous sa forme classique. Il peut paraître tout à fait paradoxal de réintégrer le commandement militaire de l’Otan au moment même ou il y a plus face au monde occidental un camp soviétique. Comment expliquer cette contradiction ? Je crois qu’il y a trois orientations pour la rendre intelligible. Première orientation de nature idéologique. C’est-à-dire qu’on a avec Nicolas Sarkozy comme avec François Hollande un personnel politique qui n’appartient plus à la génération de la Guerre froide et qui est assez fortement marqué par les modèles néoconservateurs nés aux Etats-Unis. Deuxième orientation : la France a perdu une part des ressources qui faisait autre fois sa puissance. D’abord, du fait de l’élargissement de l’Europe aux pays de l’Est. Ce qui fait que la France peut difficilement exercer son leadership diplomatique sur l’Europe, alors que, jusqu’à 2004, elle y parvenait parfaitement. Ensuite, parce que la France est en perte d’influence auprès des pays du Sud notamment dans le monde arabe et aussi, d’un certain point de vue, dans le monde africain. Son poids étant par ailleurs assez faible en Asie. Tout cela fait que, paradoxalement, au moment où il fallait se mondialiser, la France s’est rétractée sur l’espace européen et donc sur la ligne atlantique traditionnelle. Puis, la troisième orientation, c’est que nous sommes, aujourd’hui, dans un système international extrêmement fluide où il est très difficile de concevoir non seulement des alliances, mais même des leaderships comme c’était le cas du temps de la Guerre froide et, de manière étrange et réelle, la France semble souffrir de cette perte du leadership américain sur le monde et tente de le rééquilibrer en renforçant les logiques atlantistes.
L’Occident est à l’origine du déclenchement des guerres, de la propagation du terrorisme et des recompositions territoriales que vivent le Sahel et le Moyen-Orient, en particulier. N’est-ce pas contradictoire quand vous dites que «les puissants ne décident plus ni des frontières ni des conflits» et qu’ils «ne font que réagir ou tenter de contenir» ?
A l’origine des conflits que vous désignez au Moyen-Orient ou au Sahel, on trouve des crises profondes qui affectent les Etats, les nations et les sociétés de ces pays. Donc, l’essentiel des dynamiques de déstabilisation que l’on trouve aussi bien en Mésopotamie que tout le long du Sahel est à chercher dans les crises sociales, c’est-à-dire dans l’effondrement des Etats, dans le déchirement du contrat social, dans l’affaiblissement des nations et ceci est très net, par exemple, en Irak et en Syrie. Ce ne sont pas tant des Etats ni des puissances qui sont à l’origine de ces guerres, mais se sont des logiques de décomposition qui viennent les expliquer.
Pour vous, ce serait une erreur de confondre la mondialisation et le système ultralibéral. Ne sont-ils pas étroitement liés ?
C’est justement la pensée unique que de dire qu’il n’y a pas d’autre façon de traiter la mondialisation que sur le mode ultralibéral. Avec la disparition de l’URSS, ceux qui contrôlent la pensée politique dans le monde et notamment dans le monde du Nord, viennent à dire que le libéralisme est l’idéologie gagnante, la seule adaptée à un monde dominé par la mondialisation, si bien que le marché devient dans la tête de la plupart des penseurs et des dirigeants, l’unique mécanisme régulateur de la vie internationale. Mais, tout d’abord, nous avons vu que cela ne fonctionnait pas ainsi. Nous avons vu combien les doctrines ultralibérales et le marché lui-même étaient incapables de faire face à des crises comme celle que nous avons connue en 2007-2008 et combien, au contraire, le défaut de régulation international était périlleux. D’autre part, personne n’a jamais démontré qu’il n’y avait pas d’autres façons de gérer la mondialisation. Cette dernière peut être conjuguée avec d’autres principes que j’appellerai la solidarité, la redistribution, la régulation. Pour cela, il faut aller plus en avant dans la définition du multilatéralisme pour que celui-ci soit plus égalitaire et plus juste, et qui ne soit pas confisqué par une minorité d’Etats et, à ce moment-là, nous pourrons faire face à la mondialisation avec des instruments qui ne sont pas forcément ceux du libéralisme traditionnel.
Dans votre livre Le temps des humiliés, vous écrivez que l’humiliation est devenu un principe dans les relations internationales. Pouvez-vous nous donner quelques exemples ? Quelles sont les conséquences de cette politique d’humiliation ?
Pour les exemples, c’est très simple. Nous vivons aujourd’hui la réaction très forte aux humiliations subies par la majorité de la population mondiale dès le XIXe siècle, qui a été soit purement colonisée par les puissances occidentales, soit sans être colonisée, dominée de différentes formes aussi humiliantes les unes que les autres. Je pense à la Chine au XIXe siècle ou à l’empire ottoman qui n’ont jamais été proprement colonisés, mais qui ont été dominés de toutes sortes de façons. Le poids de cette forme de domination et plus spécialement de la colonisation et de ses outrances, a créé dans les pays concernés une très forte culture d’humiliation face à une expérience historique qui reste encore des plus douloureuses. Nous vivons aujourd’hui le contrecoup de cette humiliation imposée aux autres peuples et qui est pérennisée sous différentes formes, notamment l’exclusion de ces pays du Sud des grands mécanismes de gouvernance mondiale, et je fais référence au G7 ou aux cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU.
Evidemment, celui qui se sent exclu aujourd’hui, humilié et agressé hier, va avoir une diplomatie beaucoup plus réactive et déviante que coopérative. Lorsque vous ne laissez aucune chance aux humiliés ou dominés de participer à la gouvernance mondiale, vous avez tendance à le pousser vers la déviance, voire vers la violence. Et beaucoup de formes de violence terroriste, que l’on observe aujourd’hui, trouvent leur racine dans ces humiliations passées qui sont comme préservées et pérennisées par l’ordre international actuel.
Vous venez de parler d’une revanche des «humiliés» sur l’Occident. Est-ce la fin de l’hégémonie des Etats-Unis et de l’Europe sur le monde ?
Effectivement, nous assistons à la fin des hégémonies, mais ce n’est pas une fin conjoncturelle ni une fin liée à leur affaiblissement propre. C’est parce que la mondialisation se conjugue de plus en plus difficilement avec l’hégémonie. La mondialisation, c’est de l’ordre de la complexité ; c’est de l’ordre du grand nombre, de l’interdépendance. La mondialisation, c’est aussi l’importance et l’impact de plus en plus grands des sociétés sur le jeu international. Rien de tout cela ne peut être réglé et organisé selon les mécanismes hégémoniques traditionnels que nous avons vu fleurir au XIXe siècle et dans la plus grande partie du XXe. C’est bien l’hégémonie en soit qui se meurt. Effectivement – et vous avez raison de le dire –, cette agonie de l’hégémonie des vieilles puissances est perçue et vécue, notamment dans les catégories sociales les plus traditionnelles qui vivent dans ces pays comme une humiliation, et ceci nous le voyons à travers ceux qui soutiennent Donald Trump aux Etats-Unis ou ceux qui soutiennent le Front national ou Nicolas Sarkozy en France. Il y a de plus en plus un ressentiment à l’égard de ce nouveau monde des puissances émergentes et, d’une façon générale, ce monde global tel qu’il apparaît aujourd’hui. Cela peut être effectivement le début du cycle d’une nouvelle humiliation et dont ceux qui en sont victimes ne sont plus exactement les mêmes qu’autrefois.
Le dynamisme de la diplomatie algérienne dans la résolution des conflits et la lutte efficace de l’Algérie contre le terrorisme ne sont plus à prouver. L’Occident perçoit-il cela comme un avantage ou une menace ?
L’Algérie a eu traditionnellement cette diplomatie de révolte et de contestation à l’égard de l’ordre international. Il suffit de se rappeler de la Charte des 77 qui avait trouvé son origine à Alger. Il suffit de se rappeler ce qu’a été l’orientation diplomatique de Ben Bella, Boumediene et de ses successeurs, jusqu’à Abdelaziz Bouteflika aujourd’hui. L’Algérie s’est distinguée sur la scène internationale dans l’expression de cette contestation d’un ordre fermé et c’est effectivement ce que j’appelle dans mon livre, «la diplomatie contestataire», dont l’Algérie a été porteuse et qui fait, notamment, catalyser dans le mouvement des Non-alignés ou dans le Groupe des 77 et dont le nombre est appelé à augmenter. C’est une diplomatie qui a toujours été regardée de manière suspicieuse de la part des anciennes puissances. Et c’est intéressant, maintenant, de voir comme les choses vont évoluer, puisque nous avons l’impression que ces processus de remise en cause de l’ordre ancien tendent à s’accélérer. On le voit dans l’incapacité croissante des vieilles puissances de mettre fin aux conflits du Sud. La question qui se pose est : quelle sera pour demain le rôle d’un pays comme l’Algérie ?
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi
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