La contagion des murs
Par Jean-Claude Bainville – L’intervention étrangère qui a détruit le régime de Kadhafi a déstabilisé le peu d’institutions qui existaient en Libye. Les armes que l’ancien régime avait accumulées circulent librement aujourd’hui dans une grande partie du Sahel. L’internationale djihadiste y trouve son compte. Acculée au Mali par l’intervention française, elle reprend son souffle dans l’immense désert libyen, renforce ses effectifs, s’entraîne, élabore ses stratégies, opère des jonctions avec les groupes salafo-djihadistes de la région, effectue de nouvelles razzias, toujours au Mali, au Niger et en Mauritanie, et tente des incursions en Algérie.
L’attaque d’In Amenas, au Sud-Est algérien, où des dizaines d’expatriés ont trouvé la mort, a été préparée en Libye. L’Algérie, menacée sur sa frontière est, tente de faire face. Elle essaie d’expliquer que l’interventionnisme militaire ne fera que compliquer les choses et engage un effort soutenu pour faciliter un dialogue interlibyen. Mais, prudente et instruite par l’expérience, elle érige sur sa frontière est un immense mur fait de sable et d’obstacles divers derrière lequel elle se retranche.
Ce mur, qu’il a parcouru du sud au nord de Bagdad, qu’il a vu couturé d’un inextricable labyrinthe de chicanes ; le mur israélien qu’il a vu naître et grandir et tant d’autres remparts à travers le monde, ont inspiré à… un constat désabusé : « Le mur est l’ultime impuissance de l’homme. Rien n’a changé depuis les temps anciens du bouclier et du rempart. »
Le mur a plusieurs fonctions : il protège, enferme, divise ou réunit. Il est né avant la roue. Avant d’être la concrétisation d’une ligne moderne tracée sur papier Canson par un architecte, il a été un empilement de roches devant la grotte de l’homme de Neandertal. Place forte médiévale juchée sur un piton calcaire, guérite immense, sinueuse, vigilante au bord du désert des Tartares, comme la muraille de Chine, rempart érigé autour de la ville, il est la carapace hérissée de tours et de créneaux qui lange la première nudité de l’homme : la peur de l’horizon. Digues de pierres, de terre ou de sable, murs, murailles, hauts et puissants érigés face aux hordes barbares arborant les drapeaux noirs ensanglantés qui réveillent des peurs d’un autre temps. Pyramidal défi de pharaon lancé à l’éternité, ou Taj Mahal, cri d’amour, calligraphiée en dentelles d’argile sur le parchemin du temps, ces lignes traversent la chair de la ville comme le mur de Berlin, huis clos des clameurs palestiniennes, démenti historique des trompettes de Jéricho. Mur de l’Atlantique, fruit du « génie » allemand. Le général Joukov assiste impassible – derrière le mur de la Vistule – à l’agonie du ghetto. Rideau de fer, glacis de mines et d’épines d’acier dardées, quand les Prague baroques vivaient, confiantes, l’attente du printemps.
L’œuvre du sieur « Morice »[1], tâcheron de la mort sournoise, inconnu du grand public, sauf de ceux qui chaussèrent ses échasses orthopédiques et qui ont continué à souffrir de la guerre longtemps après le silence des canons. C’est cela le mur, et bien d’autres horreurs encore. Chaque nation s’est murée au moins une fois dans son histoire. Vauban, Maginot, Albert Speer ont porté à son summum la science des murs. Le mur de l’Atlantique, le rideau de fer et les énigmatiques enceintes de silex que découvre l’archéologue qui fouille dans la hotte de Cronos. Le mur est passé dans les mots quotidiens des hommes. Solide comme un mur, muet comme un mur, entêté comme un mur, faire le mur, être au pied du mur et triste aussi le mur quand ses vieilles pierres rappellent les notes de la mandoline du vieil aveugle dont parle le chanteur et poète Mouloudji.
Le mur glacial, autour de la fosse profonde, où le prisonnier meurt garrotté par le chanvre humide des murs de sa prison. C’est cela le mur et bien d’autres horreurs encore, jusqu’au mur des fins derrière au pied duquel le condamné attend crispé d’angoisse, la morsure des frelons d’acier jaillis du mur du peloton. Et le plus terrible, le mur-burka qui cache à la lumière du soleil le visage impie de la femme et ses cheveux de perdition. Il est la projection de la puissance d’un homme emmuré derrière les dogmes de son Kremlin, derrière les parapets de la Cité interdite de l’ancienne Chine ou dans la vengeance du sultan, sourd aux cris de désespoir de l’otage mort vivant.
Villas heurtées par le ressac « sale » des bidonvilles, quartiers huppés menacés par les favélas, villes ceinturées de quartiers « difficiles » et pays craignant les colonnes de l’exode, se barricadent derrière des palissades hautes et acérées comme des javelots muets. Sur cette planète mondialisée qui se démondialise, qui se défait par la peur de l’autre, les diplomates ne sont plus que des maçons. Ils construisent dans l’urgence des théories chaotiques de murs solides, abolissant les traités, obturant les accès, levant les ponts levis, murant les méditerranées, défiant la simple humanité. De Rome, à l’extrême sud de la botte italienne jusqu’aux septentrions nordiques, et de Brest à Vilnius, se reconstruisent les tours sentinelles de la civilisation menacée par les Barbares, derrière le rempart de Schengen, les murs aveugles des consulats ou celui du Rio Grande promis par Trump sur la frontière mexicaine. La planète se fissure en hémisphères antagoniques : au Nord le Pérou de la prospérité, au Sud les innombrables radeaux de la Méduse sombrant dans la gueule de Baal, broyés par ses molaires de guerres civiles, de faim, de Daech ou d’Ebola.
J.-C. B.
[1] André Morice, ministre français de la Défense pendant la guerre d’Algérie, a été l’initiateur d’une barrière abondamment minée, érigée à la frontière algéro-tunisienne.
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