Rêve théâtral
Par Kadour Naïmi – Dans l’obscurité et le recueillement de la nuit, j’ai fait un rêve. Il est tellement beau que je le communique aux autres pour en partager le plaisir. J’ai songé qu’en Algérie :
– chaque quartier de ville, chaque village et chaque douar a une troupe de théâtre amateur ;
– elle est autogérée par ses membres ;
– ce sont des jeunes et des adultes, des hommes et des femmes, de métiers divers, aussi bien intellectuels que manuels ; dans les villes, les ouvriers et les chômeurs côtoient les étudiants ; dans les villages et les douars agissent ensemble des jeunes scolarisés et des paysans illettrés ;
– ces artistes amateurs, malgré leurs problèmes quotidiens ou, plutôt, pour trouver une manière de les affronter, se livrent à l’activité théâtrale ;
– quelques professionnels, disposant d’une formation professionnelle, se déplacent pour dispenser gratuitement leurs connaissances aux membres de ces troupes amateurs ; cependant, ceux-ci acceptent de leurs indications uniquement ce qui correspond à leur manière propre de concevoir le théâtre ;
– les œuvres sont écrites et mises en scène collectivement, dans la langue comprise par les habitants du lieu ;
– leur contenu parle des problèmes réels vécus par les membres de la troupe, par leurs parents et par leurs amis, etc. ;
– la forme artistique des réalisations s’inspire des meddahs traditionnels des places publiques populaires, notamment l’espace scénique en halqa, le recours à la musique et au chant ;
– la réalisation des œuvres réclame un matériel pas coûteux mais simple, facilement concevable et transportable ;
– les lieux de présentation des spectacles sont l’endroit même où la troupe s’active, ainsi que d’autres lieux de vie, de travail ou d’étude ;
– selon leurs possibilités, les troupes se déplacent dans un véhicule, sur une charrette conduite par un âne, ou à pied ;
– le temps des représentations est de jour, donc sans nécessité d’éclairage artificiel, ou le soir, illuminé par un éclairage public ;
– les spectacles sont suivis par des débats durant lesquels les spectateurs formulent librement leurs commentaires et suggestions, et les artistes présentent leurs éclaircissements ;
– toutes les activités théâtrales sont autofinancées par les membres des troupes grâce à leurs propres disponibilités financières et aux dons volontaires des spectateurs ; pour y parvenir, leurs spectacles sont composés essentiellement de leur corps, de leur voix et de quelques éléments de décor, suggestifs, laissant le reste à l’imagination des spectateurs ;
– pour répondre à leurs nécessités vitales, les membres de la troupe ont un travail, tandis que les chômeurs sont aidés par leurs compagnons ;
– en règle générale, les spectateurs dont la présence à la représentation est naturellement gratuite offrent volontairement aux artistes les uns des dons en argent, d’autres le repas ;
– quand les spectacles en arabe populaire sont donnés dans la partie amazighe du pays, les paroles sont doublées en tamazight durant la représentation ; vice-versa, quand les spectacles en tamazight sont donnés dans la partie arabophone, de même, les paroles de la pièce sont doublées en arabe populaire durant la représentation ; ainsi, les spectateurs des deux parties du pays se familiarisent avec leurs langues réciproques ;
– partout, dans les quartiers des villes comme dans les villages et les douars, le public est très nombreux à la représentation ; tous déclarent qu’ils préfèrent assister au spectacle plutôt que de voir à la télévision un quelconque «mousalssal» ; ils expliquent leur choix par deux motifs : les pièces évoquent leurs problèmes de manière intéressante et touchante, d’une part, et, d’autre part, le débat qui s’ensuit leur permet de dire ce qu’ils pensent et d’appendre ce que les autres pensent ;
– les représentants des troupes amateurs organisent, de manière autogérée, des festivals où sont présentées les œuvres, respectivement de tous les quartiers de la ville, puis de tous les villages, puis de tous les douars, enfin un festival national où sont présentés les spectacles des villes, villages et douars ;
– ces festivals, eux aussi autogérés et autofinancés collectivement, sont itinérants ; ils ont lieu chaque année dans une ville, un village ou un douar différent ;
– les œuvres sont présentées sans aucune forme de compétition ; elles sont uniquement l’occasion de se rencontrer, de se connaître, d’échanger des expériences et de s’entraider ;
– de temps à autre, une ou plusieurs œuvres se distinguent par des qualités inattendues qui font d’elles une production qui rivalise très honorablement avec ce qui existe de mieux dans le théâtre mondial ;
– des journalistes ont écrit avec enthousiasme, décrivant l’originalité de cette activité théâtrale, de tous les points de vue ;
– de l’étranger, d’autres journalistes et professionnels sont venus voir puis relater cette création artistique qui n’existe nulle part ailleurs ;
– tous, spectateurs et journalistes, notent la simplicité de ces artistes, leur attention à apprendre à réaliser des œuvres de qualité, leur amour illimité pour le théâtre et leur profonde affection pour le public auquel ils proposent leurs productions ;
– quand ils répondent aux interviews, ces artistes ne disent jamais «je», mais toujours «nous» ; il est vrai que l’écriture comme la mise en scène s’effectuent réellement en commun ;
– les propositions faites à ces artistes amateurs de rejoindre les théâtres professionnels sont déclinées comme incompatibles avec leur conception du théâtre ; ils veulent rester des amateurs, tout en ayant une autre occupation par ailleurs : outre à leur procurer un salaire pour vivre, elle leur permet, comme ils disent, de «ne pas se scléroser dans la pratique d’une seule activité» ;
– les subventions offertes sont acceptées à la seule condition de ne pas interférer sur l’activité théâtrale telle qu’elle est pratiquée ;
– aux invitations à participer à des festivals internationaux, ces troupes d’amateurs posent la condition de jouer uniquement dans la périphérie de la ville, celle la plus délaissée, dans un local simple ou sur une place publique ; cela explique pourquoi ces troupes ne vont à aucun festival international ; les membres en sont contents ; ils disent : «Cela nous évite d’être récupérés par le cancer de la gloire et la rapacité pour l’argent» ;
– ce qui est certain, et le plus important, aux yeux de ces artistes, c’est que dans chaque production le public trouve un double plaisir : jouir de beauté et comprendre comment se construit une vie plus digne, quel que soit l’endroit habité : ville, village ou douar.
En me réveillant, j’ai voulu me rendormir avec l’espoir de voir une représentation de ces troupes d’amants du théâtre.
K. N.
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