Un collectif d’intellectuels dénonce la «néo-salafisation» de la langue arabe
Un collectif d’intellectuels de renom s’élève contre l’incompétence qui frappe l’école et la «néo-salafisation» de la langue arabe. Dans une tribune publiée aujourd’hui dans le quotidien français du soir Le Monde, ce collectif relève la «passion» excessive que suscite la langue arabe en Algérie plus que dans les autres pays arabes. Une passion développée d’un point de vue purement religieux.
Ces intellectuels, à savoir Ahmed Djebbar, mathématicien et historien des sciences ; Abderrezak Dourari, linguiste et professeur à l’Université d’Alger ; Mohammed Harbi, historien et ancien dirigeant du FLN ; Wassiny Laredj, écrivain et professeur de littérature moderne aux universités d’Alger ; Khaoula Taleb-Ibrahimi, linguiste, professeure à l’Université d’Alger ; Houari Touati, historien, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) à Paris, affirment que «ceux qui la défendent bruyamment ne la conçoivent que comme une langue rituelle et patrimoniale. Et même lorsqu’ils ne récusent pas le fait qu’elle soit une langue de culture, ils ne se soucient ni de la forme ni du contenu de cette culture. La langue leur suffit : elle leur tient de culture.»
Médiocrité
C’est pour cette raison, expliquent ces intellectuels, que cette langue, considérée comme affaire «existentielle», est «mal parlée, mal apprise». Mal apprise parce qu’«elle est sans contenu, aussi pauvre et sèche qu’un filet d’oued saharien». Ce collectif d’intellectuels souligne : «Les peuples ne sont dignes des langues dont ils se réclament que s’ils les fructifient et en partagent le fruit récolté avec le reste du monde». Ce qui n’est pas le cas en Algérie où l’état de la culture arabe est «médiocre». «Sans doute parce que les Algériens sont coupés du patrimoine littéraire classique de cette langue, que quasiment plus personne ne lit parce qu’il est devenu incompréhensible, y compris pour la plupart des membres de l’élite intellectuelle. En soixante ans d’existence, l’école algérienne n’a rien enseigné de tout cela», expliquent ces intellectuels qui dénoncent le fait que le système d’enseignement algérien ne repose pas sur «la connaissance et l’apprentissage des classiques, sans quoi il n’y a pas de modernité littéraire».
Ces spécialistes relèvent que l’islam n’est pas qu’une religion, il est aussi une culture. «S’il n’était resté qu’une religion, il n’aurait même pas pu, ni su développer ses propres sciences religieuses telle que la théologie. Car toutes ces sciences nécessitent la maîtrise d’une pensée spéculative que l’on ne peut acquérir, ni développer en l’absence de la logique.» Et pour ce collectif d’intellectuels, c’est là où réside le problème de l’école algérienne. «La logique n’est ni arabe ni islamique, elle est grecque. Les livres mêmes dans lesquels sont exposées ces sciences religieuses ont emprunté leurs techniques de composition, leurs modèles d’écriture et leurs traditions littéraires à la plus prestigieuse de toutes les cultures antiques : la culture hellénistique.»
Le collectif affirme ainsi que «les faux défenseurs de la langue arabe de chez nous, ceux qui sont responsables de son naufrage scolaire, ne savent pas – bien sûr – qu’ils sont tributaires de la culture grecque jusque dans la façon dont ils ont appris à lire et à écrire la langue arabe, et qui est celle que les écoles coraniques ont perpétuée depuis des siècles». Ils considèrent également que ceux qui «s’imaginent que la langue arabe est une langue sacrée, voire la langue sacrée par excellence, ne sont rien moins que des adeptes de la sottise». «D’abord parce que la plupart des langues s’imaginent descendre du ciel ; ensuite parce que les prétendus arguments religieux sur lesquels cette allégation est bâtie sont apocryphes. On a bien fait dire au Prophète Mohamed que, de toutes les langues, c’est l’arabe qui était sa préférée parce qu’elle est «la langue des gens du Paradis», soulignent ces intellectuels qui tentent ainsi d’attirer l’attention de l’opinion publique sur le vrai problème de l’école algérienne.
«Le halal et le haram»
Le plus dangereux, selon eux, c’est le fait que le discours des prédicateurs sermonnaires «qui tient lieu de religion à l’école algérienne, comme en témoigne la vidéo mise en ligne par une institutrice le jour même de la rentrée scolaire de cette année 2016-2017». «Outre son caractère abrutissant, cette rhétorique de la défense de l’école au nom de la religion tend à faire de celle-ci une mécanique tranchante : d’un côté le halal («autorisé par la religion), de l’autre le haram(«interdit par la religion»). Or, dans le système normatif islamique, tous les actes humains sont soumis, non pas à une, mais à deux échelles de qualification, qui s’appliquent concurremment à ces actes : l’une est religieuse, l’autre légale», expliquent-ils.
Pour ce collectif, c’est l’ensemble de ce système que le «néo-salafisme» a détruit dans notre pays. Il n’y a plus que l’ibadisme – l’une des trois composantes de l’islam avec le sunnisme et le chiisme – qui témoigne aujourd’hui pour la religion de nos pères. Or, l’Etat, tout autant que la société, le défend mal des menaces qui pèsent sur lui et qui sont «source de divisions, dont un certain aveuglement national ne mesure pas les dangers». «Ces menaces sont, affirment-ils, les mêmes qui pèsent sur les différentes expressions langagières du berbère.» Ce collectif d’intellectuels appelle ainsi à agir pour limiter les dégâts.
«En attendant leur sauvegarde, pour les unes leur standardisation, pour les autres l’école doit d’ores et déjà s’atteler à enseigner leur littérature : poésie, geste, contes, mythes. Cette littérature berbère ne doit en aucun cas être limitée aux zones berbérophones. Elle doit aussi bien être enseignée à la partie arabophone du pays, qui doit la redécouvrir et l’assimiler comme une part oubliée de sa propre profondeur historico-culturelle», insistent-ils.
Sonia Baker
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