Contribution – Les crimes de 1871 : les communards oui, les Algériens non
Par Ali Farid Belkadi(*) – L’Assemblée nationale française a voté ce mardi 29 novembre, sous la pression du Parti socialiste, un texte qui blanchit les victimes de la répression de l’insurrection de la commune de Paris de 1871. Cette révolte, qui a duré 72 jours, du 18 mars au 28 mai 1871, avait fait plus de 30 000 morts parmi les Parisiens. Les Parisiens s’étaient insurgés contre le gouvernement provisoire mené par Adolphe Thiers, à la suite du désastre de l’armée française et la capture de l’empereur Napoléon III à Sedan par l’armée allemande (Prusse). S’ensuivirent des milliers de condamnations à mort et de déportations en Nouvelle-Calédonie. La même Assemblée française ne fait aucune allusion aux déportés algériens de l’insurrection de 1871 en Kabylie, menée par la tariqa Rahmania de cheikh El-Haddad.
Le djihad fut proclamé le 8 avril par le vénérable cheikh. Aziz, son fils, qui sera déporté au bagne de la Nouvelle-Calédonie, prend la tête de l’insurrection des khouans de la Rahmania avec le titre d’«émir des soldats de la guerre sainte». Toutes les villes et les villages de la Kabylie se soulèvent. Rapidement, la sédition dépassera le cadre de la Kabylie pour s’étendre à l’ouest jusqu’à la Mitidja et la région de Cherchell. Elle touchera le Hodna et les Aurès, la région de Batna, ainsi que les confins du désert, Touggourt et Ouargla.
A l’époque, tout prisonnier algérien devait s’acquitter d’une amende. Chaque bastonnade rapportait 5 francs, somme perçue par le chaouch du caïd, c’était le Ḥaq Al-âṣṣa, «le prix de la bastonnade». Si la victime ne réchappait pas à la peine, ses parents étaient tenus de s’acquitter de la somme. La prison rapportait aussi ; chaque détenu, en sortant du cachot, devait s’acquitter de la même somme : c’était le Ḥaq Al-ḥabs «le prix de l’emprisonnement».
Au début de l’année 1871, pendant que le bachagha Al-Mokrani négocie le maintien de ses privilèges avec l’occupant français, Ahmed Ben Rezgui et AI-Kablouti, l’aïeul de l’écrivain Kateb Yacine, prêchent l’insurrection à Henchir-Moussa, à la suite du refus d’obéissance et de la mutinerie des spahis de Bou-Hadjar, de Tarf et d’Aïn-Guettar.
Mutinerie des spahis d’Aïn-Guettar
L’insurrection de 1871, attribuée à tort à Al-Mokrani, débute par la rébellion des spahis d’Aïn-Guettar et de Bou-Hadjar qui refusèrent d’être conduits en France pour participer à une guerre qui ne les concernait pas.
Du 19 juillet 1870 au 29 janvier 1871
La France était alors opposée au royaume de Prusse et ses alliés allemands. Le conflit armé, qui eut lieu du 19 juillet 1870 au 29 janvier 1871, entre la France et la Prusse entraînera la chute de l’Empire français et la perte des territoires français de l’Alsace et de la Lorraine.
En Algérie
Le 18 janvier 1871, le ministère de la Guerre avait demandé au général Lallemand d’organiser un régiment de spahis et de l’embarquer pour la France. Les spahis de Bou-Hadjar, de Tarf et d’Aïn-Guettar refusèrent d’obéir à l’ordre d’embarquement. Ceux d’Aïn-Guettar abandonnèrent l’armée avant d’attaquer et assiéger la ville de Souk-Ahras, qui sera libérée par une colonne française dépêchée en urgence de Bône.
D’autres attaques eurent lieu, en particulier contre le bordj d’El-Milia. Puis ce fut le tour de Tébessa, où les Ouled-Khalifa attaquèrent des colons et leur enlevèrent d’importants troupeaux ; les attaques se poursuivirent dans les environs de la ville qui fut cernée un temps.
Ces soldats avaient refusé d’aller combattre pour les intérêts français, en Europe, loin de leurs familles, dont ils avaient la charge. Tel était le motif vraisemblable invoqué par eux. La ville de Souk-Ahras est attaquée le 26 janvier durant trois jours. Pendant ce temps, le bachagha Mohammed Al-Mokrani avait des entrevues avec des militaires français à Bordj Bou Arréridj.
Le 14 février, c’est au tour d’El-Milia d’être attaquée. Tout le Constantinois s’est enflammé, jusqu’à la Kabylie maritime. Des ouvriers français sont tués sur des chantiers des Bibans, qui sont abandonnés en catastrophe par les Français, de même que la ville de M’sila. Des engagements ont lieu entre les Français et les insurgés à Kef-Zerzour dans la région d’El-Milia.
Ce n’est que le 27 février 1871 que le bachagha Al-Mokrani démissionnera de sa fonction de bachagha, après avoir vainement négocié avec les Français la conservation des avantages et privilèges hérités de son père Ahmed. Il est révolté par la spoliation de ses biens par les colons français. Au début du mois de mars 1871, Al-Mokrani rencontre le capitaine Duval. Le 4 mars, il y a une nouvelle entrevue entre Al-Mokrani, Duval et un autre officier français, le capitaine Olivier. Ces tractations infructueuses pour Al-Mokrani ont lieu pendant que l’Algérie prend feu. Al-Mokrani hésite à s’engager dans la lutte, alors que l’insurrection est sérieusement engagée depuis le mois de janvier 1871.
Un nouveau renoncement d’Al-Mokrani «à la civilisation française» a lieu de la part du bachagha, selon ses propos. Le 9 mars, il renonce publiquement à toute collaboration avec les Français. Le 14 mars, le bachagha adresse une lettre aux autorités françaises pour les avertir qu’il allait les combattre. Il s’agit d’un ultimatum à caractère pécuniaire. Le rapport de la Sicotière est formel à ce sujet, l’unique raison pour laquelle les Al-Mokrani ont versé dans l’insurrection était due à leur nouveau statut d’administrés des Européens et des colons, après la décision du gouvernement de dissoudre les bureaux arabes de Bordj Bou Arréridj.
Les insurgés algériens n’ont pas attendu la décision du bachagha Al-Mokrani pour faire provision de poudre et de fusils chassepot.
Mohand Ou-Ali Belkadi
Le 8 avril, le cheikh El-Haddad a proclamé officiellement le djihad à Seddouq. Il confie à son Moqadem Mohand Ou-Ali Belkadi des Béni Zmenzer, à Bou-Hinoun, le soin de prendre les choses en main, en décrétant «licite pour chaque Algérien la tête de chaque Français». Mohand Ou-Ali Belkadi, qui sera condamné plus tard à cinq années d’internement par la cour d’assises de Constantine pour sa participation à l’insurrection, va de village en village en prêchant la guerre sainte et en exhortant les çofs au combat régénérateur contre les Français.
Selon le colonel Nil Robin, c’est ce même Mohand Ou-Ali Belkadi qui est le véritable instigateur de l’insurrection attribuée par les Français à Al-Mokrani.
Voici ce qu’écrit le colonel Rinn : «En réalité, celui qui, dès le 10 avril, commença à soulever les indigènes de la région, alors que le caïd Ali était encore dans le devoir, fut le prédicateur Mohand Ou-Ali Belkadi de Bou-Hinoun (Béni Zmenzer). Son influence était absolue dans tout le pâté montagneux des Beni-Aïssi, et cheikh El-Haddad avait en lui un agent aussi habile que dévoué. Mohand Ou-Ali Belkadi était un prédicateur exalté et entraînant ; il avait une véritable éloquence, et, de plus, il était depuis longtemps aimé et estimé dans le pays, en raison de sa charité et de ses vertus privées. Au début, ce fut surtout contre Ali-Oukaci qu’il excita les gens, en disant qu’il fallait commencer par débarrasser le pays de tous les ‘‘mtournine’’ ou renégats qui servaient les Français, alors que la volonté de Dieu était si manifestement hostile aux chrétiens.»
Cette insurrection fut appelée : Aâm Al-Mokrani, «l’année d’Al-Mokrani», par les populations. Des combats ont lieu chaque jour par dizaines, et ils sont tous dénombrés par les officiels français, civils et militaires. Abdelaziz EI-Haddad durant son procès en énumèrera un grand nombre. Au combat de Tazazerit, près de Tizi-Ouzou, une dizaine de fermes de colons ont été détruites et pillées par les insurgés. Dans la vallée entre Draâ Ben Khedda et Bordj Menayel, tout brûle. On est le 15 avril 1871. Le lendemain, le commandant Tellier est arrivé avec sa colonne pour défendre Tizi-Ouzou qui fut évacuée le 16 du même mois par les Français. L’écho du combat de Magoura, dans le Sud-Oranais, est parvenu jusqu’en Kabylie. Il opposait les Ouled Sidi-Cheikh aux Français dirigés par le commandant Marchand.
Fort National a été attaqué, après avoir été défendu par les troupes dirigées par Mohand Ou-Ali Aït-Kaci. Aux Fenayen, dans la Vallée de la Soummam, les moulins Lambert sont incendiés. Partout dans les campagnes, les Français fuient. Des colons sont tenus en captivité à Bordj Menaïel. Le village de Ben-Chenoud est évacué et incendié. Le 19, c’est l’usine à huile de Boghni qui est incendiée. Puis c’est l’attaque du village de Dra-Al-Mizan qui sera suivie du blocus du Bordj.
Des colonnes de l’armée française menées par Cerez sont signalées par les guetteurs kabyles. Elles sont accrochées. Celles de Saussier également. De même que celle de Lapasset à Bejaia. La colonne Fourchault a quitté Maison-Carrée et elle se dirige vers les plaines de la Kabylie. Palestro est prise par les Algériens qui en profitent pour organiser les camps de Bouchama, de Tizi et de Tirihane.
Mort du bachagha
Le 5 mai, on apprend la mort du bachagha Mohammed Al-Mokrani au combat. L’Algérie entière est à feu et à sang. A la cour d’assises de Constantine, où auront lieu les procès des insurgés, siège un juge, vieux et à moitié sourd, il fait répéter à plusieurs fois les avocats de la défense et cela fait rire les accusés et l’assistance.
L’avocat de Abdelaziz El-Haddad, qui s’évadera plus tard de la Nouvelle-Calédonie, avant d’échouer à Paris dans le quartier de Ménilmontant, à Paris, dira : «Mon client vous demande de ne pas laisser s’étioler sa jeunesse dans la contrainte des prisons. Il ose espérer que vous ne le séparerez pas de sa famille et de ses jeunes enfants. Enfin, ce n’est que de la main puissante que l’on réclame le pardon et c’est le Dieu très haut qui sait ce qui aura lieu.»
Les pertes de la France dans la guerre de 1871 contre la Prusse
La France a perdu, par suite du démembrement de l’Alsace et de la Lorraine :
– 12 villes, chefs-lieux de département ou d’arrondissement : Strasbourg, Colmar, Metz, Saverne, Schlestadt, Wissembourg, Haguenau, Mulhouse, Sarreguemines, Thionville, Château-Salins, Sarrebourg ;
– 94 chefs-lieux de canton et 1 750 communes, comprenant ensemble 1 600 000 habitants, près du vingtième de la population totale de la France ;
– elle a perdu en territoires : 14 900 mètres carrés, 12 forteresses, dont trois de première classe : Strasbourg, Metz et Thionville ;
– plus : trois grands arsenaux, dont un à Strasbourg et deux à Metz, une poudrerie (Metz) et plusieurs centaines de poudrières ;
– dans l’administration judiciaire : 2 cours d’appel, 11 tribunaux de première instance, 94 justices de paix, 4 tribunaux de commerce ;
– dans l’administration scolaire : l’Académie de Strasbourg, la première de France, après celle de Paris, par son ancienneté, son importance, et parce que seule elle comprenait cinq facultés et une école supérieure de pharmacie, 3 lycées, 15 collèges communaux, 4 écoles normales, environ 30 sociétés savantes ;
– 400 000 hectares de forêts, 370 kilomètres de rivières navigables, 300 km de canaux, 735 kilomètres de chemins de fer, 88 500 000 francs de revenu territorial et 400 000 francs de contributions, 3 succursales de la Banque de France ;
– le montant des indemnités de guerre exigées par l’Empire d’Allemagne s’élevait à 5 milliards ; les villes durent payer environ 500 000 000 de francs ; la France aura à dépenser pour les troupes d’occupation au moins 500 000 000 de francs, ensemble 6 milliards ;
– plus : 1 hôtel des monnaies (Strasbourg), 2 manufactures de tabacs, 7 magasins à tabacs, 4 salines, 80 usines ou hauts fourneaux, 160 filatures, 315 fabriques de draps, 105 manufactures de porcelaines ou faïences. 20 verreries, 344 brasseries, dont 50 à Strasbourg ; tanneries, papeteries, etc. ;
– l’empereur français Napoléon III capitula le 2 septembre, à la bataille de Sedan, avec : 39 généraux. 100 000 soldats, plus de 600 canons, 66 000 fusils et 10 000 chevaux furent remis aux troupes allemandes ce jour-là ;
– les troupes françaises, mal organisées, plus familiarisées aux razzias des tribus algériennes désarmées, avaient trouvé leurs maîtres. Les troupes françaises sont durement battues dans plusieurs batailles. Mac Mahon, le stratège de Kabylie, perd sa cavalerie avant de fuir le champ de bataille, en empruntant un axe de retraite vers Metz et Verdun ;
– les régiments cuirassiers français qui livrent la bataille de Frœschwiller-Wœrth sont écrasés par les coalisés : les premier et deuxième régiments de cuirassiers sont annihilés, il y aura peu de survivants ;
– l’armée du maréchal Bazaine capitule le 19 octobre à Metz. 3 maréchaux. 6 000 officiers ;
– près de 200 000 soldats. 1 660 canons. 278 000 fusils. 3 millions d’obus. 23 millions de cartouches.
L’armée française n’existe plus
Les débris de l’armée française battent en retraite sur la plupart des fronts. Le gouvernement de la Défense nationale demande l’armistice, qui est signé le 28 janvier 1871. C’est tout cela qui a joué en faveur du déclenchement de l’insurrection de 1871. L’avènement de Boubaghla est contemporain, en France, de la Révolution de février 1848 et son action s’est déployée durant la IIe République et les premières années du Second empire. Son discours comme celui des autres chérifs s’enracinait dans l’ancestralité des traditions culturelles et religieuses des populations algériennes. En face, les colonisateurs ont cherché à justifier leurs conquêtes par leur maîtrise du progrès, par l’idée fallacieuse qu’une terre appartiendrait, non à ceux qui y vivent, mais à ceux qui sauraient le mieux la mettre en valeur. Ces arguments ne justifient en rien le droit de conquérir, mais ils ont un rapport avec ce qui a fait qu’une telle conquête ait pu l’emporter.
L’insurrection de 1871 s’inscrit dans la tradition de résistance héroïque de chefs comme le chérif Boumaza dans le Dahra, le chérif Boubaghla en Kabylie, Le cheikh Bouziane des Zaatcha, d’autres encore qui s’appuyaient sur les khouans structurés en sociétés ésotériques impénétrables, pour mener la lutte contre l’empire colonial français.
Cheikh Mohand Amezyan El-Heddad
Le 8 avril 1871, lors d’un rassemblement monstre des khouans au souk de Seddouk, le vénérable cheikh Mohand Amezyan El-Haddad, le chef de la confrérie Rahmaniya, affirma : «Nous jetterons les Français en mer comme je jette ce bâton par terre !» Il s’était trompé de près d’un siècle, mais sa prédiction s’est produite quand même, le 5 juillet 1962, date à laquelle les Algériens ont gagné la guerre, une énième insurrection menée pour se libérer du joug colonial.
Aziz El-Haddad, qui s’était évadé du bagne de la Nouvelle-Calédonie, est mort à Paris le 22 août 1895, dans les bras du communard Eugène Mourot, comme lui ancien déporté à l’Ile des Pins, en Nouvelle-Calédonie, dans un appartement situé à Ménilmontant, dans le quartier du Père-Lachaise à Paris. Eugène Mourot, chez qui Aziz trouva refuge, était un ancien déporté en Nouvelle-Calédonie et le rédacteur du journal Mot d’Ordre. Il était le secrétaire d’Henri Rochefort, un autre évadé du bagne de la Nouvelle-Calédonie, en 1874. C’est au bagne de l’île d’Oléron qu’Henri Rochefort découvrira le sort d’un groupe d’insurgés algériens arrêtés en 1871.
Il ne faut pas s’attendre à ce que l’Assemblée nationale française, qui a voté mardi 29 novembre la reconnaissance des crimes commis par les bourreaux versaillais contre les insurgés de la commune de Paris, reconnaisse ceux perpétrés en Kabylie par les généraux français à la même époque. La France vis-à-vis de l’Algérie n’a ni regrets ni remords, elle ne veut pas se repentir. Les communards et les khouans étaient pourtant enchaînés dans les mêmes cales des transports maritimes qui les emmenaient vers le même bagne de la Nouvelle-Calédonie. N’est-ce pas Louise Michel ?
Ali Farid Belkadi
(*) Historien, anthropologue
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