Une contribution de Bachir Dahak – Quand l’arabisation est sabotée par les arabisants
Ce débat sur l’arabisation me renvoie à cette année 1985 où le ministère de l’Enseignement supérieur avait signé une convention avec le royaume de Jordanie afin d’y envoyer dix-sept enseignants algériens (maîtres assistants, chargés de cours, etc.) issus de plusieurs universités du pays, afin de maîtriser leur connaissance de l’arabe. Il s’agissait d’enseignants bilingues ou trilingues qui enseignaient déjà en arabe, mais qui avaient besoin de se perfectionner. Nous étions accompagnés par les deux conseillers à l’arabisation du ministre, qui nous présentèrent ce stage comme un modèle de coopération universitaire. Il n’en fut rien et ils disparurent de la circulation quelques heures après notre arrivée à Amman. A l’université d’Amman, nous avons été dirigés vers un laboratoire de langues en même temps que des Roumains, des Italiens et des Portugais. L’enseignante palestinienne, chargée du labo, n’imaginait pas un seul instant qu’elle avait en face d’elle des gens qui parlaient parfaitement l’arabe, dès lors que nous refusâmes de répéter après elle «kitâboun» (livre) et que le doyen du groupe – Abdelkader Taibouni, paix à son âme – lui expliqua dans la langue d’Al-Jahid qu’il y avait peut-être maldonne et sûrement escroquerie.
Un haut responsable de l’université, avec qui nous avions parlé deux jours durant, exprima son étonnement et nous proposa alors que chacun rejoigne le cours qui correspondait à sa spécialité. J’ai donc rejoint un amphi de droit et j’ai vu arriver un enseignant, au fort look britannique, entamer son cours de droit international par un «good morning !». Une demi-heure après, pas un seul mot arabe ne sortit de la bouche de cet enseignant jordanien, car, en réalité, dans ce pays frère, qui se proposait de nous mener vers une maîtrise de l’arabe, aucun cours ne se faisait en arabe, en dehors des lettres et de la charia.
Une heure plus tard, tous les enseignants algériens se retrouvèrent sur le parvis de l’université après avoir constaté, chacun dans sa spécialité, que rien ne se faisait en arabe. Le même haut responsable revient vers nous, faussement catastrophé, pour nous dire que nous allions prendre des articles de presse et les étudier ensemble.
Du bricolage de l’arabisation cautionné par des conseillers à l’arabisation avec la bénédiction d’Abdelhak Brerhi, lui qui, en privé, disait tout le mal qu’il pensait de l’arabisation. Dépités par ce grand pataquès, abandonnés par les deux conseillers de l’arabisation qui nous avaient pourtant parlé du grand sérieux des Jordaniens, nous décidâmes d’aller nous plaindre auprès de notre ambassadeur qui, autre grande surprise, n’était autre que Abderrahmane Cheriet, l’ancien patron de la RTA, grand chambellan de l’arabisation et grand serviteur de Mohamed-Cherif Messaâdia.
Après nous avoir fait attendre une heure, il commença à nous écouter après avoir reconnu qu’il n’était pas au courant de notre présence à Amman. Les trois premiers enseignants qui prirent la parole le firent instinctivement en français, avant que l’ambassadeur nous lance, comme une insulte : «Sar koulkoum mfernssine !» (Ah, vous êtes tous francophones !). Le cauchemar continuait et je me rappelle lui avoir dit dans un arabe choisi : «Rassurez-vous, M. Cheriet, nous allons chercher dans le quartier, peut-être qu’il existe une ambassade d’Algérie pour les francophones !» En fin de compte, M. Cheriet nous intima l’ordre de ne pas créer de grabuge avec l’université d’Amman et de patienter que l’on nous trouve des solutions. Il se foutait totalement du fait qu’une convention signée par son pays était royalement bafouée. Il se foutait également du fait qu’à la place des logements universitaires prévus par la convention, nous étions livrés à l’appât de courtiers libanais. Il a été jusqu’à douter de notre sincérité de vouloir effectivement nous perfectionner en arabe, insinuant que notre seule motivation était de faire du tourisme. Il y a toujours une méfiance des arabisants à l’endroit de ceux qui s’engageaient à enseigner en arabe alors qu’ils étaient de formation francophone.
Certains d’entre nous décidèrent de se rendre à Damas où, effectivement, tous les cours à l’université étaient dispensés en arabe. Résultat des courses : les Jordaniens, malgré leur malhonnêteté, ont protesté officiellement à Alger, à l’occasion du déplacement du roi Hussein, et c’est ainsi que dix-sept enseignants algériens furent suspendus et privés de salaire pendant plus de huit mois sans que le ministère ne se soit prononcé sur le rapport détaillé que nous lui avions adressé à propos de cette mascarade d’arabisation en Jordanie.
Cela signifiait que même les plus hautes instances du pays pouvaient être instrumentalisées par des lobbies pro-arabisation, très actifs dans les coulisses de la Ligue arabe, alors que n’importe quel ambassadeur d’Algérie pouvait signaler qu’en réalité, les universités des pays arabes (en dehors de la Syrie) avaient depuis longtemps relégué la langue arabe à la littérature et la théologie.
Le jeu de massacre idéologique consistait à former des étudiants exclusivement en arabe, alors que tous les responsables savaient qu’ils seraient inopérants et sous-utilisés.
Bachir Dahak
Docteur en droit
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