Les «guerres» dans le monde musulman expliquées par Goumeziane
Dans une longue tribune publiée dans le magazine en ligne Orient XXI, l’ancien ministre et professeur d’économie Smail Goumeziane a livré son analyse de la situation du monde musulman et tenté de donner des explications sur le fait que les pays musulmans sont aujourd’hui l’épicentre des conflits du monde.
Goumeziane, auteur du livre L’islam n’est pas coupable, assure que, depuis près de quarante ans maintenant, le monde musulman est devenu le foyer de plusieurs conflits, particulièrement dévastateurs, mêlant rivalités nationalistes, convoitises néocoloniales ou impérialistes et terrorismes. La multiplication et la quasi-permanence de tous ces conflits depuis plus d’un demi-siècle ne sont nullement dues à l’islam, ni au «choc des civilisations» cher à Samuel Huntington, souligne-t-il. La cause purement religieuse, celle qui sous-tend le «choc des civilisations», n’est donc guère crédible, aux yeux du professeur Goumeziane qui évoque trois causes principales qui expliquent cette concentration des conflits dans le monde musulman.
La première, et probablement la plus importante, est constituée par le fait que depuis la Première Guerre mondiale, et jusqu’à nos jours, le monde musulman est devenu le principal bassin énergétique de la planète. Les pays musulmans possèdent, à eux seuls, selon cet analyste, plus de 50% des réserves mondiales prouvées de pétrole. A cela s’ajoutent les réserves gazières. A eux seuls, l’Iran et le Qatar possèdent un tiers des réserves mondiales prouvées. «Et depuis quelques années, une concurrence féroce se déroule autour de trois projets de gazoducs. Les deux premiers (North/South Stream et Nabucco), partant d’Iran ou du Qatar, traverseraient la Syrie et mettraient face à face, d’un côté Russes et Iraniens associés à Bachar Al-Assad, et de l’autre les Etats-Unis et le Qatar associés à une Syrie «débarrassée» d’Al-Assad. «Le troisième projet, appelé Léviathan, piloté par Israël (qui en a exclu tous les riverains, dont les Territoires palestiniens), à partir d’un immense gisement offshore s’étendant tout le long de la côte orientale de Méditerranée de Gaza à la Syrie, aboutirait… à Chypre, en passant par le Liban», précise-t-il, affirmant que ces conflits sont donc engendrés en partie par la question du leadership mondial sur le marché du pétrole et du gaz qui se joue au Proche-Orient.
La deuxième cause est liée à l’évolution de la production et de l’utilisation des matériels à usage militaire depuis la fin de la guerre froide. «A cause de l’effondrement du bloc soviétique et de la fin de la course aux armements entre l’Est et l’Ouest, les complexes militaro-industriels ont dû changer de stratégie. Le monde musulman est devenu le nouveau lieu d’exploration, de diffusion et d’utilisation des produits de l’industrie de l’armement mondiale – le segment de marché le plus florissant au monde», explique Goumeziane pour qui les pays occidentaux «vendent une quantité d’armes croissante aux différents pays musulmans». «Désormais, l’Arabie Saoudite est passée devant l’Inde comme premier importateur mondial d’armement ! Pis, lorsque certains pays de la région, comme l’Egypte, n’ont pas les moyens de payer leurs achats, l’Arabie Saoudite n’hésite pas à en assurer le financement», ajoute cet analyste qui souligne que l’économie de l’armement ne connaît guère la crise, et les Etats-Unis contrôlent plus de 80% des transactions.
La troisième cause des conflits avancée par le professeur réside dans l’évolution politique des pays musulmans eux-mêmes. «Au lendemain des indépendances, au lieu de promouvoir des politiques soucieuses de démocratie interne, de complémentarité économique et de bon voisinage régional, ils se sont enfermés dans des régimes autoritaires. Ces régimes, en instrumentalisant la religion commune, ont promu des politiques économiques rentières et concurrentielles, générant des rivalités, plus ou moins attisées par les partenaires extérieurs au gré de leurs intérêts géostratégiques. Ceci a favorisé l’émergence de l’islam politique et de sa frange la plus radicale, utilisant le terrorisme», soutient-il.
Ainsi donc, pour Smail Goumeziane, la crise des nationalismes qui s’en est suivie a fait resurgir de façon fantasmagorique plusieurs projets «califaux» concurrentiels à l’origine de l’expansion de divers conflits : celui de la Turquie qui n’a toujours pas fait le deuil de l’empire ottoman ; celui de l’Iran, qui rêve d’un califat chiite réhabilitant la grandeur de l’empire perse ; celui de l’Arabie Saoudite, obnubilée par le retour au califat arabe, mais sous doctrine wahhabite ; celui, enfin, de l’OEI qui, par la terreur, le «djihadisme» et le dogme salafiste takfiriste, tente de promouvoir, selon une horrible parodie, un pseudo-califat originel étendu à toute la planète. Tout cela empêche donc la libre expression des populations musulmanes, en matière civile et religieuse. Aussi, cet analyste ajoute que ces conflits récurrents ne pouvaient être autrement que tragiques et destructeurs.
Depuis les années 1980, les différents conflits se sont soldés par plus de trois millions de morts, en très grande majorité musulmans. Des villes entières ont été rayées de la carte dans plusieurs pays, notamment en Syrie et en Irak, et leurs populations anéanties, déplacées ou parties par millions dans des conditions extrêmes se réfugier dans les pays voisins et jusqu’en Europe, a-t-il indiqué.
Hani Abdi
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