Yémen : un patrimoine mondial menacé
Par Houria Aït Kaci – L’archipel de Socotra, l’un des endroits les plus paradisiaques sur terre, classé patrimoine naturel mondial par l’Unesco en 2008 pour son exceptionnelle biodiversité et en 2003 au titre de réserve de biosphère, est aujourd’hui menacé par la guerre menée par l’Arabie Saoudite et ses alliés au Yémen. Un SOS vient d’être lancé à toutes les organisations humanitaires internationales pour sauver l’archipel et ses habitants autochtones.
L’archipel yéménite de Socotra se trouve près du golfe d’Aden, à 380 kilomètres au sud du littoral yéménite. Il est situé au nord-ouest de l’océan Indien et à quelque 80 kilomètres de la péninsule de la Somalie, corne de l’Afrique. Il comprend quatre îles, dont Socotra, la plus grande, et trois autres plus petites : Abd Al-Kuri, Darsah, Samhah ainsi que deux îlots rocheux de Sabuniyah et Ka’l Firawn.
Selon l’Unesco, l’archipel est «exceptionnel de par sa grande diversité de plantes et son taux d’endémisme : 37% des 825 espèces de plantes présentes, 90% des espèces de reptiles et 95% des espèces d’escargots terrestres ne se trouvent nulle part ailleurs dans le monde». Il y a également 192 espèces d’oiseaux, dont 44 ne se reproduisent qu’à Socotra. Sa faune et sa flore marine est composée de 253 espèces de coraux bâtisseurs de récifs, de 730 espèces de poissons côtiers et de 300 espèces de crabes, homards et crevettes.
En raison de la richesse de sa faune et de sa flore terrestre et maritime, l’archipel yéménite est considéré par l’Unesco comme «l’une des îles les plus riches en biodiversité et les plus distinctes du monde», lui conférant «une importance mondiale pour la conservation de la biodiversité». Le gouvernement yéménite a ratifié en 1996 la Convention internationale sur la biodiversité et un décret gouvernemental avait déclaré Socotra comme «une zone naturelle spéciale dans le besoin urgent de protection».
Aujourd’hui, le besoin de protéger ce joyau de la nature se fait encore plus sentir, avec la guerre déclenchée contre le Yémen depuis le 26 mars 2015 par une coalition arabe guidée par l’Arabie Saoudite et soutenue par les Etats-Unis et le Royaume-Uni, avec un blocus total (maritime, terrestre, aérien). Les conséquences sont désastreuses sur tout le Yémen, mais surtout les zones côtières et insulaires, comme Socotra, où famine et maladies menacent la population composée de pêcheurs, alerte le sous-gouverneur de Socotra, Hashem Alsagatri, qui a lancé un cri de détresse aux organisations humanitaires internationales pour sauver l’archipel.
Socotra a le potentiel pour devenir une économie durable, une zone d’écotourisme parmi les plus importantes du monde pouvant assurer sa préservation tout en assurant les ressources pour les Socotris (nom des habitants de l’île) qui «ont vécu en bon équilibre avec leur environnement depuis des siècles jusqu’à nos jours et effectivement conservé la biodiversité», reconnaît le Pnud. Celui-ci souligne que «dans la plupart des cas, les pratiques traditionnelles sont très compatibles avec les objectifs de conservation de la biodiversité».
«L’île de la béatitude», en sanskrit, est une île fossile, qui, en raison de son isolement géologique, a permis la préservation d’espèces vieilles de plusieurs millions d’années et des plantes millénaires et étranges. Selon les scientifiques, les plantes de l’île auraient évolué de manière à s’adapter totalement au climat, ce qui explique que des végétaux vieux de plus de 20 millions d’années aient pu être conservés. Le climat de l’île est tropical, désertique et semi-aride, en alternance, fortement influencé par les deux moussons : celle de mai à septembre qui apporte des vents violents qui rendent l’accès à l’île difficile par mer ou par air, et celle de novembre à mars qui apporte des pluies, parfois torrentielles.
Socotra est surtout connue pour ses légendaires dragonniers, l’arbre symbole de l’île qui date de plusieurs millions d’années, appelé aussi «l’arbre au sang du dragon», dont la résine est utilisée comme une substance curative, cicatrisante. Actuellement, seuls les Galapagos, Hawaii et la Nouvelle-Calédonie possèdent plus d’espèces endémiques que Socotra.
Socotra est aussi connue pour son encens, utilisé dans l’antiquité par les Egyptiens, les Grecs et les Romains qui ont tous exploité les trésors de l’île et ses plantes médicinales, comme l’aloès, qui foisonnent sur l’île et qui selon la légende était protégée par des serpents géants cachés dans ses grottes.
Mais aujourd’hui, les Socotris souffrent des effets induits par la guerre et surtout le blocus aérien qui force les insulaires à utiliser exclusivement le transport maritime pour se déplacer sur le continent pour du travail, des soins, des études, et ce, même en période où la navigation est dangereuse. Des naufrages ont été enregistrés, dont le dernier en date a vu un bateau couler, entraînant la mort de six personnes et la disparition de 25 autres.
Le 7 décembre, la presse rapportait le naufrage d’un bateau avec à son bord 60 personnes, des habitants de Socotra qui faisaient route de Moukalla (sud-est du Yémen) vers Socotra. Les autorités à Aden ont évoqué «un accident» qui s’est produit au large de l’île, mais les circonstances du drame sont restées floues. Après plusieurs jours de recherches, 19 personnes ont été secourues du naufrage du cargo qui transportait aussi des petites embarcations de pêche.
Les habitants de Socotra, au nombre de 40 000, ont toujours vécu en harmonie avec la nature, à l’écart de la vie moderne, puisque les premières routes n’ont été construites qu’en 2008, après l’inscription de l’île au patrimoine mondial. Cette île fut pendant très longtemps coupée du monde extérieur en raison de sa difficulté d’accès par la mer, ce qui explique sa préservation. Les habitants vivent surtout de la pêche au filet, mais ils font face aujourd’hui à la concurrence de gros navires d’autres pays qui viennent écumer les fonds de Socotra.
Depuis 1999, un aéroport a été construit et deux vols par semaine étaient assurés. Mais il faut savoir que durant la période de juin à septembre, il y a beaucoup de vents, jusqu’à 150 km/h, qui empêchent les avions de se poser. L’île devient alors invivable, obligeant les insulaires à partir travailler sur le continent. Mais avec le blocus aérien, il n’y plus d’avions, et pour se rendre à Hadramaout pour travailler, se soigner ou s’approvisionner, et la seule possibilité qui reste aux Socotris, c’est de voyager par mer sur des embarcations en bois.
Or le gouvernement Hadi vient d’interdire ces embarcations, imposant de nouveaux moyens de transport plus modernes. Mais à quel prix pour ces populations démunies de tout et dont la survie relève souvent des aides humanitaires ? La guerre, qui a mis fin aux projets de tourisme durable, a aggravé les conditions de vie sur l’île qui sont, par ailleurs, très rudes, en raison du climat.
Le cyclone Chapala qui a frappé l’archipel en novembre 2015 a détruit les maisons et la production agricole des familles, surtout celles habitant dans les zones situées près de la côte. Des milliers de pêcheurs qui ont perdu leurs embarcations ont dû fuir vers les montagnes pour échapper à la violence des vents et aux vagues déchaînées.
Le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) a dénombré plus de 1 600 familles qui ont dû recevoir une aide d’urgence en tentes, couvertures et ustensiles de cuisine après le cyclone Chapala qui a touché Hadramaout, Shabwa, Al Maharah puis Socotra. «Soixante-seize pour cent de la population, soit 1,4 million de personnes, dans ces gouvernorats avaient déjà besoin d’une aide humanitaire, y compris plus de 100 000 personnes déplacées ainsi que plus de 27 000 réfugiés et migrants», selon le HCR.
Une nouvelle fois, le Yémen, pays de la reine de Saba, pays à la beauté et l’architecture uniques qui lui ont valu le qualificatif d’«Arabie heureuse», a été victime d’une guerre déclenchée par son voisin saoudien à la tête d’une coalition de plus dix pays, dont les monarchies du Golfe (à l’exception d’Oman). Le conflit, qui a déjà fait plus de 11 000 victimes, surtout des civils, détruit l’essentiel des infrastructures économiques et sociales du pays, mais s’attaque aussi à son patrimoine archéologique et historique, dont certains admis au patrimoine mondial.
Ainsi, la vieille ville de Sanaa (classée par l’Unesco patrimoine mondial en 1986) a été bombardée le 12 juin 2015 par l’aviation de la coalition qui l’a ciblé à plusieurs reprises et détruite en partie. La coalition, qui bombarde tous les jours le Yémen, a également pris pour cible le 12 mai 2015 et détruit en partie la ville historique de Zabid (Hodeidah) admise au titre du patrimoine mondial en 1993. Même le barrage de Maarib, le premier construit dans la péninsule Arabique et dans le monde (vers 750 à 700 av. J.-C.), a fait également l’objet de plusieurs attaques de la coalition arabe.
Dans les villes côtières, de nombreux pêcheurs ont été tués en mer, les embarcations de pêcheurs détruites, 13 ports (maritimes et secs) attaqués, les ressources halieutiques, les entrepôts et les grands marchés de poisson ont fait pris pour cible par la coalition saoudienne. Ce qui a entraîné la famine dans certaines villes côtières comme Hodeidah, (nord ouest), selon un plan qui vise à faire le plus de victimes, en utilisant la faim comme arme de guerre en détruisant leurs moyens de subsistance, le blocus faisant le reste. N’est-ce pas là un génocide ?
Mais les acteurs de cette guerre injuste contre le peuple yéménite ont confectionné un plan machiavélique pour Socotra qui consiste à l’offrir en location pour une durée de 99 ans, selon une proposition du gouvernement fantoche d’Abd Rebbo Mansour Hadi, aux Emirats arabes unis, membre de la coalition en guerre contre le Yémen, selon des révélations de la presse. Quels sont les dessous de cette sordide transaction et les projets qui la sous-tendent ? Que prévoient-ils pour Socotra ; tourisme de luxe, tourisme de masse ? Or seul l’écotourisme ou le tourisme durable peut être pratiqué dans cette île naturelle si on ne veut pas la détruire. Cette transaction qui menace l’avenir de Socotra n’est-elle pas contraire à la convention signée par le gouvernement yéménite avec l’Unesco qui prévoit l’obligation pour les parties signataires de protéger et de préserver l’île ?
Mais ceux qui ont conclu cette transaction, et qui quotidiennement exterminent une nation millénaire, bombardent ses écoles, ses routes, ses hôpitaux et jusqu’à ses cimetières et mettent en ruine le patrimoine de l’une des plus anciennes civilisations du monde, ne peuvent avoir pour souci de protéger Socotra et ses habitants.
Mais Socotra patrimoine naturel mondial doit être défendue par tous ceux qui ont à cœur la préservation de la nature et le droit des peuples autochtones à vivre en paix dans leur environnement sans être menacés par la piraterie, les puissances de l’argent ou les puissances militaires. Le cri de détresse des Socotris sera-t-il entendu ?
H. A.-K.
Ancienne directrice de l’agence de presse AAI
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