Dieu vous aveuglera et vous vous en irez (I)
Par Ali Farid Belkadi – «Il y a trois ports excellents en Afrique, juin, juillet et août», dit un jour l’amiral Andréa Doria à Charles-Quint qui réfléchissait à la manière de prendre Alger. On sait que ni l’un ni l’autre ne réussirent dans leur tentative de surprendre la ville.
Cette fois, des Européens, Français ceux-là, sont bel et bien aux portes de la ville. Ils ne sont pas arrivés frontalement pour braver les Algériens. Ils ont choisi de débarquer à quelques encablures de la ville. A Sidi Ferruch.
Lorsque les Français mirent le pied sur le sol algérien, l’armée turque était dirigée par un général qui n’avait aucune connaissance de l’art militaire, selon le secrétaire du dey, Hamdan Khodja. Ce général, Ibrahim Agha, était le gendre du dey d’Alger.
Un immense champ de manœuvres
A Sidi Fredj, aucune artillerie ni aucune fortification n’avaient été préparées pour recevoir les Français. Hormis une douzaine de canons fatigués, qui avaient été mal disposés sur le site par le prédécesseur de l’agha Ibrahim. Hamdan Khodja, témoin des évènements, écrit : «Une nuit, je me trouvais au milieu de son camp (le dey) ; j’avais besoin de quelque chose, et au lieu d’envoyer le domestique, je fus moi-même à sa tente. Je parcourus le camp, j’entrai chez lui, je pris ce dont j’avais besoin sans que personne ne s’en aperçût, toute l’armée étant dans un profond sommeil, et je ne rencontrai pas une seule sentinelle pour veiller contre une attaque de l’ennemi. (…) Ibrahim Aga voulait faire la guerre aux Français sans troupe organisée, sans munitions, sans vivres, sans orge pour les chevaux, et sans avoir la capacité nécessaire pour faire la guerre. (…) Lors de la défaite de Staouali, cet aga quitta le camp entièrement découragé et comme s’il eût perdu la tête. Les tentes, le corps de musique, les drapeaux et toute son armée, il avait tout abandonné. Si Bourmont, ce jour-là, eût dirigé sa troupe vers le fort de l’Empereur, il n’aurait rencontré aucun obstacle.» (Hamdan Khodja, Le miroir : aperçu historique et statistique sur la Régence d’Alger. Sindbad. Paris. 1985, page 168).
Dans ce livre, Hamdan Khodja rompt singulièrement avec le marasme intellectuel qui prévalait dans la société algérienne du début du XIXe siècle. Le miroir, qui a été publié à Paris en 1833 sous le titre Le miroir (Aperçu historique et statistique de la Régence), sera contesté par le maréchal Clauzel dans un texte intitulé «Réfutation» (du livre de Hamdan Khodja), paru dans l’Observateur des Tribunaux en 1834. Hamdan Khodja réfutera les propos du maréchal Clauzel dans ce même journal.
Relation de Hadji Ahmed Efendi
Le débarquement a eu lieu le 14 juin, à 3h du matin. Bessières et Charles de Bourmont entrent les premiers dans une batterie turque. Le 21 juin 1830, la ville de Toulouse «a voté une souscription de 1 600 francs en faveur du soldat français qui pénétrera le premier dans les murs d’Alger».
Hadji Ahmed Efendi, natif d’Alger, occupait le poste de gouverneur (kaimakam) d’Alagah, en Anatolie, après son départ d’Alger. Il fut témoin oculaire et actif des évènements qui agitèrent la Régence d’Alger.
«(…) Dans la première décade de la lune de Chawal (26 mars-4 avril 1830), deux bâtiments français ayant échoué la nuit près du susmentionné endroit appelé Tassara, leurs équipages qui étaient descendus à terre furent attaqués par les Arabes, qui conduisirent à Alger quatre-vingt-seize prisonniers et y portèrent cent huit têtes. Le 8 zilhidjé (30 mai 1830), le pacha fit arrêter les nommés Cara Moustapha Khodja, Kirkor Ibrahim, Deli Imam et Mehmed Tchauch. Tous les quatre furent mis à mort la veille de l’arifé. ‘‘Ceux-ci, dit le pacha à cette occasion aux gardiens de la caserne, font partie de la bande des vingt-sept individus qui conspirent contre moi ; quant à ceux qui restent, j’espère pouvoir leur faire subir le même sort.’’
Comme cependant tout le monde ignorait le crime pour lequel ils avaient été exécutés, les soldats s’en alarmèrent, et, dès lors, une méfiance réciproque commença à se faire jour entre la milice et le pacha. Sur ces entrefaites, les ennemis de l’islamisme tentèrent, le 13 de la lune de zilhidjé (4 juin), un débarquement à Sidi-Fredj, endroit situé à l’ouest, à quatre lieues environ d’Alger. Bafreli Ibrahim Deyi, gendre du pacha et commandant en chef des guerriers arabes, essaya de leur résister à la tête d’un détachement de ses troupes ; mais, culbuté par l’ennemi, il dut se replier sur Usta-Veli (Staouali), endroit situé à peu près à une heure de Sidi-Fredj. Là il fut rejoint par mille hommes faisant partie de la garnison turque de la ville, qui alors se composait de trois mille hommes, ainsi que par les Arabes accourus de toutes parts.
Le samedi 18 de la lune de zilhidjé (9 juin), les musulmans attaquèrent les infidèles et les mirent en déroute. Déjà, nombre de têtes et d’oreilles avaient été expédiées à la ville, où leur arrivée fit éclater un sentiment de satisfaction générale, lorsque la chance tourna, et cette fois-ci ce furent les guerriers musulmans qui battaient en retraite. Alors, le pacha me fit quérir pour me faire part de la défaite qu’on venait d’éprouver. Je tâchai de le consoler, après quoi il alla se jeter au-devant des fuyards que, par ses exhortations et ses bons conseils, il parvint à faire rebrousser chemin jusqu’à Aine-Zirka.
Là eut lieu une nouvelle rencontre avec les infidèles, qui, après un combat de quelques instants, se retirèrent sur Sidi-Mohamed, où ils s’arrêtèrent. C’est dans cette position, c’est-à-dire les Français se maintenant à Sidi-Mohamed et les musulmans à Aine-Zirka, que le combat se renouvelait du matin au soir pendant douze jours. (…) Les infidèles, ceux-ci réussirent à mettre le siège devant la citadelle d’Alger, tout en ouvrant des tranchées autour de la ville. Le même jour, les bâtiments chrétiens partis de Sidi-Fredj s’embossèrent devant la rade d’Alger.
Le bombardement, simultanément ouvert par terre et par mer, se prolongea jusqu’à ce que la garnison du fort situé sur le flanc de la montagne et appelé le fort Espagnol, se voyant hors d’état de résister davantage, l’abandonnât après avoir mis le feu à la poudrière. L’explosion fit trembler la ville et frappa de stupeur tout le monde. Alors, Hussein Pacha convoqua les notables de la ville pour tenir conseil. La population toute entière vociférait contre lui en l’accusant à hauts cris d’être l’auteur de sa présente situation. En attendant, il avait député le consul anglais ainsi que son Divan Efendi et le capitaine Arnaut (l’Albanais) Ali vers le commandant en chef de l’armée française, afin de sonder ses intentions.
Celui-ci répliqua par une missive suivant les termes de laquelle il accordait vingt-quatre heures pour délibérer sur la reddition de la place, tout en déclarant qu’il sévirait contre elle dans le cas où il devrait l’emporter de vive force. Lecture ayant été faite de ce rescrit, le pacha, d’accord avec les principaux personnages de la ville, vota en faveur de la soumission. Quant à moi, ne pouvant m’y décider, j’assemblai les pieux musulmans, et, tout en leur exposant ce qu’il y avait de glorieux dans le martyre et quelle était la récompense réservée à ceux qui savaient se dévouer à la cause de Dieu, je les engageai à me suivre (contre l’ennemi). Effectivement, ils firent pénitence, et, après s’être réciproquement pardonné leurs péchés, ils se mirent en marche derrière moi en entonnant le cri du Tekbire (Dieu est grand). En ce moment, les femmes se précipitent au-devant de nous, jetant leurs enfants à nos pieds et s’écriant ‘‘C’est bien si vous êtes vainqueurs, mais si vous ne l’êtes pas, sachez qu’alors les infidèles viendront nous déshonorer. Partez donc ; mais avant de partir, immolez-nous !’’. Pendant que je m’exerçais d’apaiser les femmes, le pacha me fit chercher et me dit «Sache, mon fils, que j’ai désobéi à notre souverain, qui ne m’a pas autorisé à agir comme je l’ai fait. Aussi ai-je succombé. Tel est le sort de ceux qui se mettent en opposition avec leur padichah. Ces paroles, je les transmis aux soldats, en leur faisant comprendre que, puisque le khalife était contraire à la guerre, la religion nous commandait de ne pas la continuer. Là-dessus ils s’écrièrent ‘‘Ah c’est donc ainsi que se sont passées les choses. Après avoir, par amour pour la foi et notre souverain, quitté notre famille et notre patrie pour endurer dans ce pays lointain toutes les privations de l’exil, nous voici, après tout, réduits à l’état de rebelles’’. Et ils voulurent tuer le pacha. Hélas à quoi cela aurait-il servi, Alger ayant été une fois détruit !
Dieu préserve tout pays musulman d’un pareil spectacle, les infidèles firent leur entrée dans la ville. Sur ces entrefaites, toute la population, hommes et femmes, se pressait au seuil de mon logis en criant d’un ton lamentable : ‘‘Puisque déjà il faut périr, mieux vaut mourir devant la porte d’un alim (membre du clergé musulman) !’’ A cet aspect, le cœur me défaillit, et je m’imposai l’humiliation d’aller intercéder en leur faveur auprès du commandant en chef des infidèles. Grâce à mille procédés insinuants, je réussis à en obtenir une déclaration (patente) assurant le libre départ à ceux qui voudraient partir, et sécurité pleine et entière à ceux qui compteraient rester.
En outre, il y fut inséré l’autorisation de continuer, comme par le passé, le libre exercice d’el-âdhân (appel à la prière du haut des minarets). Cette déclaration, je la fis approuver par les consuls des autres puissances, qui y apposèrent leurs sceaux respectifs. Ensuite je retournai au milieu du peuple assemblé devant ma maison, et, en lui consignant le papier en question, je lui dis : C’en est fait d’Alger, mais n’importe, et vive le sultan. De quelque côté qu’il tourne le regard. (…) Ce fut Hamdan-Ben-Ahmed-Khoja qui négocia le traité de capitulation au nom du dey dont il fut le secrétaire. Hadji Ahmed Efendi, mufti d’Alger et auteur de cette notice, s’en attribue tout. Finalement, je suis arrivé ici (à Constantinople) avec ceux qui ont émigré dans cette direction. Cependant, partout où éclatera la guerre sainte je m’y rendrai, oh ! Certes, je m’y rendrai, et ce n’est qu’avec ma vie que je renoncerai à la guerre sainte ! Plaise à Dieu que cela soit ainsi.»
Cette longue citation est extraite de La prise d’Alger racontée par un Algérien. Texte turc traduit par M. Ottocar de Schlechta (Journal asiatique, extrait n°11, année 1862).
Aussitôt le départ des Turcs, l’Algérie devint un immense champ de manœuvres pour l’armée française, pour ainsi dire ininterrompu depuis l’invasion d’Alger en 1830, jusqu’aux essais nucléaires à usage militaire, qui se poursuivirent bien au-delà de l’indépendance du pays, le 5 juillet 1962.
Ali Farid Belkadi
Historien, anthropologue
(Suivra)
Comment (43)