Exclusif – Pierre Le Corf à Algeriepatriotique à partir d’Alep : «Ce que je vois dérange !»
Bien que se trouvant dans une situation dangereuse dans la ville syrienne d’Alep, libérée mais toujours visée par des attaques terroristes, l’humanitaire français Pierre Le Corf a accepté d’accorder une interview à Algeriepatriotique pour dénoncer les mensonges des médias occidentaux. Les réponses à nos questions ont été enregistrées en plusieurs étapes, en raison des déplacements fréquents de Pierre Le Corf à travers la ville où il apporte une précieuse assistance aux habitants de cette métropole meurtrie et réduite en ruine. Sa présence à Alep pose problème à beaucoup de gens, affirme ce courageux militant qui se bat contre la désinformation au péril de sa vie. Interview.
Algeriepatriotique : Alep vient d’être libérée par l’armée syrienne. Comment est la situation dans cette ville actuellement ?
Pierre Le Corf : C’est un vrai bonheur pour les gens. Certains sont encore confus ; ils n’arrivent pas à se rendre compte. Mais, quand même, il y a une réalité, voilà maintenant des années que les gens meurent au quotidien, à cause des tirs de roquettes, de mortiers, de balles explosives, de bombonnes de gaz. Cela fait un moment que les gens n’arrivent pas à vivre. Ils sont obligés de survivre plus qu’autre chose. Un moment aussi que les gens d’ici sont oubliés puisqu’on les a effacés de l’équation politique, économique et finalement géopolitique pour concentrer toute l’attention sur la partie est d’Alep et, finalement, désinformer l’opinion publique mondiale sur la réalité de ce que vit le peuple syrien de manière générale. Du coup, les gens se sentent un peu revivre. Ils sentent qu’on leur porte de l’attention. Ils célèbrent Noël ; ils célèbrent la victoire et, peut-être, Noël plus qu’autre chose parce que c’est la première fois depuis cinq ans que les lumières sont allumées.
La libération d’Alep, c’est vraiment une page qui se tourne et c’est vraiment un nouveau départ dans la vie des Syriens, même s’ils savent qu’aujourd’hui, le monde ne les écoute pas ou n’a pas, pour autant, porté plus de valeur à la vie d’ici comme il le prétend. Les Syriens ont accepté, depuis le temps, de vivre comme ils le sont, c’est-à-dire des fantômes, à la fois comme des personnes hyper-exposées par les médias, et d’autre part comme des anonymes parce qu’on ne parle jamais des humains ni on donne des noms aux personnes qui vivent ici. Les Syriens essaient de se préparer à la suite, c’est-à-dire, éventuellement, la fin de la guerre à Alep, étant donné qu’il reste encore beaucoup de terroristes autour d’Alep puisqu’en ce moment, il y a toujours des combats, non pas au centre-ville, mais tout autour d’Alep. On continue d’être attaqués. Tous les terroristes qui ont été envoyés à Idlib se sont rapprochés de la périphérie d’Alep et mènent toujours des attaques autour de la ville, mais à portée de tir très réduite.
Les médias mainstream n’ont pas cessé de falsifier la réalité des faits et de mentir à l’opinion publique mondiale sur ce qui se passe réellement en Syrie. A quels objectifs obéit cette désinformation, selon vous ?
Concernant la désinformation et la falsification des informations, cela est soit fait d’une manière pernicieuse soit d’une manière totalement ignorante puisqu’il y a énormément de médias qui n’ont pas encore compris ce qui se passe réellement ici. La plupart des médias n’ont jamais mis les pieds en Syrie ni à Alep, en tout cas, pas pendant la guerre. Du coup, ils ne font que relayer les sources présentes sur place et qui sont principalement les partisans des terroristes. Je pense qu’aujourd’hui, le vrai problème que nous avons à travers les médias, c’est un problème de mal-information et de désinformation. Et j’ai l’impression que la mal-information est plus présente que la désinformation. La plupart des médias n’ont pas les moyens et ils n’ont pas effectué les démarches pour mener des investigations sur place. Ils ne font que relayer des contenus déjà créés par d’autres.
C’est un vrai travail de communication qui vise, à la fois, à accessoiriser l’être humain, à dénoncer des soi-disant attaques et atrocités. En fait, c’est dénoncer la mort et la guerre telle qu’elle est, sous des angles et des enjeux différents, et qui permettent, aujourd’hui, avec des outils de communication de haute technologie qui n’existaient pas avant, à la fois de dénoncer ce qui arrive aux humains, mais particulièrement de les instrumentaliser, puisque, finalement, on ne les fait que figurer comme des marionnettes.
Les gens qui vivent et meurent ici n’existent pas et n’ont pas de noms dans les médias. C’est un vrai problème parce qu’aujourd’hui, on ne fait que montrer des fantômes, des ombres qui vivent ou qui meurent. En fait, on n’instrumentalise pas tant la mort, mais l’amour de l’être humain pour l’être qui lui ressemble.
Pour moi, c’est le vrai problème de cette guerre, à travers des médias qui font semblant de s’intéresser à l’être humain, alors qu’ils ne font que le mettre en scène.
Vous avez dénoncé, dans une récente vidéo, les attaques dont vous êtes l’objet en raison de votre témoignage sur la situation à Alep. D’où ces attaques émanent-elles ?
Les attaques dont j’étais victimes viennent de médias mainstream, de personnes qui se font passer pour des personnalités de l’opposition au terrorisme et qui dénoncent le travail que je fais aujourd’hui comme un travail de rapprochement du gouvernement syrien et de sa propagande. Il n’y a pas de propagande ici. Il faut savoir que le gouvernement syrien est très mauvais en matière de communication, car il ne fait rien sortir, ou très peu, en tout cas. La vraie propagande vient de la partie terroriste. Non pas la partie rebelle, mais terroriste qui n’accepte pas de voir ses arguments détruits par une personne qui n’a pas lieu d’être là et qui a, quand même, une marge de visibilité sur place plus grande que n’importe qui.
Pourquoi – et qui – la vérité que vous faites éclater au grand jour dérange-t-elle ?
Je ne sais pas si je m’exprime bien. Je suis fatigué du fait que je vis de longues journées, mais ce que je veux dire par-là, c’est que les personnes qui m’ont attaqué, notamment sur Al-Jazeera, dans Rue89 et des médias de moyenne et grande ampleur, des personnes plus ou moins proches des groupes terroristes, n’apprécient pas qu’on relaie les voix et les messages des gens qui ont beaucoup raconté la réalité de ce qui se passe en Syrie. Ces attaques viennent également de personnes proches du gouvernement français et des médias très alignés sur les versions du Quai d’Orsay qui a une implication dans ce conflit. Une implication extrêmement préoccupante puisqu’elle a comme objectif, depuis le départ, de renverser le gouvernement syrien.
Cela fait un an que je vis ici. Je prends tout mon argent, tout mon temps et toute mon énergie pour aider les personnes d’ici, mais surtout pour transmettre ce que je vois et découvre et ce que les Syriens acceptent de partager avec moi. Ces vérités dérangent parce que ces témoignages ne sont pas censés sortir de la Syrie. Comme je le disais, le gouvernement est assez restrictif sur tous les moyens de communication. Les gens peuvent prendre des photos et des vidéos, mais médiatiser les témoignages, ce n’est pas une chose commune dans les parages. Il faut des autorisations. Les citoyens n’ont ni réseaux ni l’envie de faire cela. D’ailleurs, ce n’est pas censé se faire.
Aussi, moi qui suis là, je pose des problèmes à beaucoup de gens. J’ai non seulement les réseaux, mais aussi les moyens de transmettre ces informations et j’ose aller là où les gens ne vont pas. Les vérités dérangent parce que, tout simplement, je rencontre des familles, des enfants, des gens ordinaires qui ont vécu cette guerre et qui racontent des choses qui sont particulièrement terrifiantes dans le sens où elles sont en totale contradiction avec ce qu’essaient de transmettre les médias et ce que défendent les gouvernements pour justifier celle-ci.
Je me retrouve, en quelque sorte, pris pour cible. D’ailleurs, les médias eux-mêmes me mettent en danger en essayant de détruire mon message, et comme on dit, pour détruire le message, il faut détruire le messager. En me désignant ainsi dans les médias mainstream, on me place comme cible.
Qu’avez-vous vu sur place ?
Depuis que je vis ici, j’ai vu beaucoup de gens mourir. J’ai dû affronter des situations assez difficiles à décrire. J’ai vu beaucoup de choses terribles. J’ai beaucoup de chance d’être en vie et aussi de la chance d’avoir rencontré des gens extraordinaires qui ont accepté de partager leur vie et leur histoire avec moi, qui ont accepté d’être pris en photo et de paraître dans mes vidéos. Ce n’est pas une chose évidente, particulièrement pour les familles musulmanes qui considèrent cela comme interdit. Il est encore plus difficile de prendre une femme seule en photo. Mais j’ai pu faire cela quotidiennement grâce à la confiance que les gens m’accordent. Ces gens prennent des risques, également, en témoignant et leurs témoignages sont acides parce qu’ils témoignent avec des détails de la vie des gens de qui on parle souvent, mais dont on ne parle qu’en surface.
J’ai vu beaucoup de choses, vous savez ! J’ai vu des snipers tirer sur des gamins. J’ai vu des gens avec les membres arrachés parce qu’on reçoit quotidiennement des roquettes et des coups de mortier. Des familles viennent nous voir et racontent les atrocités qu’ils ont vues et vécues ; des mamans torturées, emprisonnées, leurs enfants battus. Les gens qui essayaient de s’échapper étaient aussi abattus. Les terroristes vendaient le pain vingt fois son prix. Ils avaient toute la nourriture du monde, mais ils ne la donnaient pas aux gens. Ils utilisaient les hôpitaux pour stocker les armes et soigner uniquement leurs blessés ou leurs relatifs. Il y a énormément de choses qui, finalement, n’existent pas dans les discours des médias.
Il y a une réalité vraiment tranchante et dont personne ne parle. Des gens qui ont vécu des choses terribles, mais que nous ne connaissons pas. Je suis désolé, mais je ne trouve pas les mots justes pour m’expliquer. La réalité est qu’il y a des gens qui ont vécu des moments atroces et qu’on essaie d’effacer. Disons que je fais sortir de terre des choses que beaucoup de gens préfèrent voir enfouies.
Quel genre d’exactions les terroristes ont-ils commises contre les populations syriennes ?
Des viols, des décapitations, des tortures. Des violences de toutes sortes. Ils empêchaient les enfants d’aller à l’école et les envoyaient à la mosquée où ils sont éduqués par des «cheikhs».
Ils peuvent tuer, se marier à des gamines de sept ans, s’ils le souhaitent. Ils peuvent tout faire. Ils ont tenu en otage cette population à l’Est. Beaucoup de gens ont essayé de s’échapper et beaucoup sont morts, non seulement en sautant sur des mines, en essayant de s’échapper, mais beaucoup ont aussi été abattus par les terroristes.
La population qui ne souhaitait pas s’échapper et dont on ne parle jamais, se retrouve l’otage des familles des terroristes. Ce qui s’est passé est assez terrible et il vous suffit d’écouter les messages que je transmets via mes différentes vidéos que j’ai faites avec des familles et des enfants. Les prochaines semaines, je vais continuer à transmettre des vidéos et des témoignages. Je pense que c’est la meilleure manière de leur donner une voix et de donner de l’importance à ce qu’ils ont vécu et – disons – leur rendre leur honneur. Il n’y a pas tout blanc ou tout noir. Ce gouvernement a commis des crimes par le passé. C’est un gouvernement à la main de fer. Mais soyons honnête : ici, c’est une démocratie. Je ne sais pas où je mets les pieds en disant cela, mais c’est une réalité. C’est un gouvernement ferré, mais et les gens vivent libres. Toutes les confessions vivent en parfaite harmonie. Les gens sont libres de faire ce qu’ils veulent.
Les terroristes ont annoncé qu’ils tueraient toutes les personnes, c’est-à-dire les «infidèles» comme nous, qui vivent à l’Ouest, quelle que soit leur confession. Du moment que nous vivons du côté de Bachar Al-Assad, géographiquement parlant, nous somme condamnés. Pour ce qui est des exactions des terroristes à l’Est, je pense que beaucoup de gens vont apporter leurs témoignages les prochaines semaines, et je ferai mon possible pour transmettre cela afin de permettre aux personnes qui vivent en dehors de la Syrie de comprendre ce qui se passe vraiment. J’ai un programme que j’ai appelé «Rising voices for peace». Une idée pour transmettre ces témoignages depuis ces dix derniers mois, afin de sensibiliser le monde et ralentir cette guerre, dans un sens.
Vous qui avez vécu la guerre en Syrie de l’intérieur, comment voyez-vous l’évolution de la situation dans ce pays dans les semaines et les mois à venir ?
L’évolution de la situation est difficile à imaginer et à prévoir. Les Américains semblent vouloir réarmer les terroristes et mettre à leur disposition du matériel antiaérien. Je n’arrive pas à comprendre ni à savoir où tout cela nous mènera. Il y a une chose évidente par contre : cela fait des années que des gouvernements ultra-puissants dénoncent et considèrent le gouvernement syrien comme une petite dictature meurtrière. Je pense que ni la France ni les Etats-Unis ne peuvent se permettre d’abandonner la guerre en Syrie, car ce serait faire preuve d’une faiblesse immense et même l’élection de Donald Trump ne suffira pas à mettre sous le tapis cette guerre et tout ce qui a été investi jusqu’à maintenant. J’ai peur que les choses n’aillent en s’aggravant.
Ces derniers mois, tous les terroristes qui acceptaient de se rendre étaient déplacés dans des bus – ce qu’on appelle ici les bus verts – et pouvaient emmener leurs armes personnelles. C’est-à-dire que les terroristes partaient avec leurs kalachnikovs et leurs pistolets, mais devaient laisser les armes lourdes ici (à Alep, ndlr). Une manœuvre malicieuse du gouvernement syrien puisque, initialement, les terroristes refusaient de se rendre et de déposer les armes. Dans ce contexte-là, ils ne déposent pas les armes ; ils sont juste déportés ailleurs. Tous ces terroristes sont partis à Idlib, mais Idlib est revenue ici. Les terroristes continuent d’entourer la ville avec des fronts armés, extrêmement bien équipés. Je ne sais pas ce qui arrivera. A côté de chez moi, on a posé une bombe sous une voiture tout près de l’arbre de Noël…
Quelle est la prochaine étape de votre travail humanitaire en Syrie ? Allez-vous rester maintenant que la guerre tire à sa fin ?
Voilà dix mois que je vis ici et que j’essaie de transmettre la réalité et montrer ce qui s’y passe. Vous me direz que je ne pourrai pas avoir la prétention de changer la face de la guerre – ce que je ne fais pas –, mais les témoignages que je transmets ont eu un important impact que je n’aurais pas cru possible au départ. Ils ont eu même un impact politique. Alors, j’essaie de m’accrocher pour maintenir ce travail que je fais ici, comme les programmes d’accompagnement, de premiers soins et de soutien psychologique.
Je resterai à Alep. Maintenant que la guerre a ralenti et a pris un nouveau tournant, il y a beaucoup plus à faire, ici, en Syrie et j’espère vraiment trouver l’énergie et la force pour tenir et continuer à aider tous ces gens comme je le fais depuis des mois. C’est un investissement en temps, en argent et en beaucoup de choses, mais c’est un choix que je fais par amour pour ce pays et, surtout, parce que cela fait quelques années que je fais ce travail dans plusieurs pays, à travers le monde.
Mon association a pour objectif d’accompagner les populations marginalisées et je crois qu’ici, à Alep, après avoir découvert la plus grande communauté marginalisée, celle-ci me tient à cœur. Les gens ont vécu comme de véritables fantômes depuis plusieurs années et j’essaie, comme d’autres personnes, de redonner de la couleur à leur vie et de leur donner une voix au-delà des programmes sociaux.
Le Yémen aussi vit une agression meurtrière conduite par le régime wahhabite d’Arabie Saoudite. Avez-vous des échos de ce qui s’y passe réellement auprès de vos confrères sur place ?
J’ai un petit peu suivi les exactions au Yémen. La problématique qui se pose là-bas, c’est que tous ces groupes sont les mêmes et partout. On leur donne juste des noms différents. Ce sont des pions sur un grand échiquier et on les utilise. Je l’ai dit récemment : tous ces groupes terroristes, en France et dans la majeure partie du monde, on les appelle des terroristes. Ils sont classés auprès des renseignements généraux des différents pays comme des groupes terroristes. Et pourtant, ceux d’ici on les appelle des «rebelles». Pourquoi ? La question est assez simple et la réponse l’est aussi.
Je ne sais pas beaucoup de chose sur le Yémen étant donné que la situation ici est extrêmement difficile. Mais, en effet, les gens souffrent beaucoup là-bas. Et pas que dans ce pays. Il y en a d’autres où des populations sont massacrées par ces mêmes groupes en toute impunité et de manière plus silencieuse. La Syrie en particulier, comme le Moyen-Orient en général, est devenue une source de financement pour les médias qui l’utilisent pour générer des revenus. Pour le moment, ces revenus ne s’épuisent pas, et tant que ceux-ci ne s’épuiseront pas, on entendra parler jusqu’au dernier dollar que pourrait rapporter la médiatisation de cette guerre auprès du grand public.
Que dire, sinon qu’aujourd’hui, il faut que le monde écoute et prenne du recul sur ce qu’on lui raconte. J’ai pris la décision de rester ici, quitte à mourir, mais je n’ai pas envie de mourir. Cela pourrait arriver et je suis en danger ici, de par mon activité, les positions que je défends et, au-delà, de par ma nationalité. Mais je le fais parce que c’est important. Nous ne pouvons pas laisser ces mensonges se pérenniser tout simplement parce qu’aujourd’hui, ces mensonges non seulement détruisent les communautés musulmanes aux yeux de l’Occident, mais elles tuent d’autres ailleurs. Je continuerai à me battre pour les gens d’ici et pour la vérité. Et j’espère continuer cette mission le plus longtemps possible. J’ai survécu au pire. On verra !
Interview réalisée par M. Aït Amara et Mohamed El-Ghazi
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