Interview – Ali Al-Khowlani : «L’Arabie Saoudite met en œuvre un agenda dicté par l’internationale sioniste» (II)
Algeriepatriotique : Les médias arabes présentent la crise yéménite comme étant la conséquence de l’intervention iranienne pour le contrôle de cet accès sud du golfe Arabo-Persique. Le Yémen est-il réellement divisé entre sunnites et chiites ?
Ali Al-Khowlani : Premièrement, au Yémen, il existe deux grands rites : le rite zaydite, qui représente 45% de la population, et le rite chafi’ite qui en constitue 55%. Les deux rites coexistent sans aucun problème, puisqu’il n’y a pas de mosquées propres aux zaydites et d’autres propres aux chafi’ites ; tous font la prière ensemble dans le respect des rituels de chacun. Nous sommes un peuple harmonieux et socialement très uni. A cet égard, certains classent le rite zaydite comme le cinquième rite sunnite après les rites malékite, hanbalite, hanafite et chafi’ite, tandis que d’autres considèrent le rite zaydite comme la «sunna des chiites» et le rite chafi’ite comme le «chiisme des sunnites». C’est dire que la modération au Yémen est la caractéristique dominante, mais la pensée wahhabite d’essence takfiriste catalogue les zaydites comme des chiites à la solde de l’Iran afin que l’Arabie Saoudite trouve l’alibi pour intervenir au Yémen sous le prétexte de la lutte contre l’expansionnisme chiite iranien.
L’Arabie Saoudite propage un discours selon lequel les zaydites maudissent les compagnons du Prophète ainsi que la «mère des croyants» Aïcha. Or, ce n’est pas vrai. Il n’y a pas dans la communauté zaydite qui maudit les compagnons du Prophète. Mais, malheureusement, certains prédicateurs et chefs de tribus et certains hommes politiques yéménites ont été contaminés par cette pensée wahhabite, voire achetés avec l’argent sale saoudien. Ceux-là ont, à leur tour, induit les gens en erreur au point que le schisme s’est gravement exacerbé au sein du peuple yéménite, et en a fait un peuple vulnérable. Mais, en revanche, le peuple a compris le jeu, comme le prouvent sa résistance et son engagement aux côtés de son armée et ses comités populaires face à l’agression. Nous entamons le dixième mois de la deuxième année de cette agression, alors que les agresseurs n’ont pu obtenir la moindre victoire sur le sol yéménite. Le sud est désormais occupé par Al-Qaïda et Daech, les conflits entre les factions alliées de l’Arabie Saoudite et les Emirats arabes unis s’accentuent, et le gouvernement «légitime» n’a jamais quitté les hôtels de Riyad et ne contrôle même pas le palais d’Al-Maashiq, à Aden.
Il faut noter, ici, que le mouvement Ansar Allah ne se limite pas aux zaydites, ni aux hachémites, comme essaie de le faire accroire la propagande saoudienne, mais il est aussi composé de beaucoup d’enfants de la communauté chafi’ite et des différents segments de la société yéménite. Donc, si on voit bien, l’Iran n’a de présence au Yémen que par sa représentation diplomatique, et le Yémen, comme les autres pays du monde, a le droit d’établir des relations avec tous les pays du monde, à l’exception, bien entendu, de l’entité sioniste. Aucune tutelle n’est exercée sur le Yémen, ni par l’Iran ni par quelque autre pays. S’agissant des déclarations faites par certains responsables iraniens, à l’image de celles présentant Sanaa comme «la quatrième capitale arabe de l’Iran» ou suggérant que l’Iran installera une base militaire sur la côte yéménite, elles n’engagent que leurs auteurs qui veulent récupérer la souffrance du peuple yéménite qui n’en est en rien responsable. Vous avez vu la réaction des Yéménites à ce sujet, que ce soit du côté officiel, représenté par le Haut Conseil politique, ou du côté populaire : le Yémen est un pays souverain et ne saurait accepter une tutelle de qui que ce soit.
Deuxièmement, pour répondre à votre question sur ce qui se dit dans les médias arabes, vous savez bien que la majeure partie de ces médias sont soit à la solde des pays du Golfe, notamment l’Arabie Saoudite, le Qatar et les Emirats arabes unis, soit achetés par ces mêmes pays. Donc, leur thèse ne peut sortir du cadre qui leur est tracé, d’une part, l’Iran est, d’autre part, une puissance régionale qui a de grands objectifs et des projets dans la région, tandis que l’Arabie Saoudite n’a ni plans, ni projets, ni objectifs, et ne sait pas ce qu’elle veut. Tout ce qu’elle veut, c’est mettre en œuvre un agenda qui lui est dicté par le sionisme mondial.
Troisièmement, il convient de noter à cet égard que toutes les grandes puissances ont des ambitions dans le golfe d’Aden et à Bab Al-Mandeb. Leurs flottes y affluaient depuis 2008 sous le prétexte de la lutte contre les pirates somaliens. Imaginez des flottes appartenant aux Etats-Unis, à la Fédération de Russie, à l’Union européenne, à la Chine et au Japon… pour combattre des pirates primitifs ! Comme dit le proverbe : «Si celui qui parle est fou, celui qui écoute a, lui, tous ses esprits.» Il s’agit d’un conflit autour des ressources et pour le contrôle des passages stratégiques de navigation internationale. Car les lieux de transit du pétrole ne sont pas moins importants que les lieux de son extraction. Il convient de signaler ici aussi que la ligne qui va du golfe de Guinée, en Afrique de l’Ouest, en passant par le Sahel, l’Afrique de l’Est puis la Corne de l’Afrique, le Bab Al-Mandeb au Yémen, puis le golfe Arabe, pour arriver en Iran, est une ligne riche en ressources minérales et en hydrocarbures dont ont besoin toutes les industries mondiales, qu’elles soient d’Occident ou d’Orient. C’est pourquoi nous constatons que les Etats-Unis ont annoncé, dès 2008, leur intention d’installer Africom, dont le commandement siège actuellement à Stuttgart, en Allemagne, officiellement dans le but de lutter contre le terrorisme dans le continent, ainsi que pour l’aider dans son développement politique et économique, mais, en vérité, la présence militaire américaine sur le continent, c’est pour barrer la route à la Chine et à la Russie. Vous pouvez remarquer que la plupart des zones où règnent le chaos et les mouvements terroristes sont situées dans les pays qui se trouvent sur cette ligne que je viens de décrire ou limitrophes des côtés nord ou sud. Le Yémen a la malchance d’exister sur cette ligne. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à se référer à la déclaration de Donald Trump lors de sa campagne électorale, disant que l’Arabie Saoudite cherchait, à travers son agression contre le Yémen, à faire main basse sur son pétrole. Il faut noter, à ce propos, que les réserves de pétrole dans le bassin de Marib, au nord du Yémen, représentent un tiers des réserves mondiales ; il y a aussi au Yémen des réserves d’or et d’uranium, notamment dans la province de Saada, dans le nord…
Quatrièmement : le peuple du Yémen est resté maître de son destin, et vous pouvez déceler cela à travers son refus de se soumettre aux conspirations qui se trament contre lui, nonobstant l’acharnement des pays du Golfe et leurs alliés occidentaux et l’entité sioniste qui l’ont réduit à la misère. J’ajouterai que les fonctionnaires d’administration n’ont pas perçu leurs salaires depuis quatre mois, même cas pour les soldats de l’armée yéménite qui défendent leur terre et leur honneur. Aucune autorité gouvernementale ne pourrait résister dans de telles conditions si son peuple n’était pas de son côté.
Les sites archéologiques multimillénaires du Yémen ont-ils été touchés par l’agression saoudienne ? Comment devrait réagir l’Unesco, à votre avis, pour sauver ces monuments de la destruction ?
Après vingt mois d’agression saoudienne contre le Yémen, tout a été endommagé dans ce pays arabe. Je commence par le plan humanitaire : les victimes de l’agression ont été estimées à 11 622 morts et 19 671 blessés, dont la grande majorité est constituée de femmes et d’enfants. On dénombre également 1,8 million d’enfants non scolarisés, 3 millions de femmes enceintes ayant besoin de soins, 2,2 millions d’enfants qui souffrent de malnutrition, 19 millions de personnes qui sont dans le besoin d’aide humanitaire urgente, 14,1 millions de personnes menacées par la faim, 9,6 millions d’enfants ayant besoin de protection et de soins, plus de 400 000 maisons détruites ou endommagées et, enfin, 3 millions de déplacés ayant besoin d’aide humanitaire. Il faut rappeler, à ce propos, que l’ONU a confirmé la mort de 7 enfants chaque heure au Yémen à la suite de diverses maladies.
En matière d’infrastructures, il a été enregistré la destruction de 17 aéroports, 13 ports, 148 transformateurs électriques, 237 réservoirs et réseaux de distribution d’eau, 108 structures universitaires, 273 hôpitaux et centres de santé, 810 écoles et instituts, 741 dépôts d’alimentation, 576 moyens de transports des produits d’alimentation, 615 marchés et centres commerciaux, 230 fermes d’élevage, 1 321 routes et ponts et, enfin, 1 476 champs agricoles.
En matière de sites archéologiques : on a compté 234 sites détruits, dont l’ancien barrage de Marib, qui remonte au début du premier millénaire avant notre ère, soit à la période sabéenne. De nombreuses gravures datant de la même période ont également été détruites, et aussi la falaise d’Assad Al-Kamel dans la province de Ibb, qui remonte à l’époque de l’empire himyarite. La cité Garnaou, dans la province d’Al-Jawf, datant du règne de Mou’ine, a connu le même sort. Je ne peux citer ici tous les monuments qui ont été détruits, tellement ils sont nombreux, mais il faut noter qu’en ciblant l’histoire de la civilisation du Yémen, ceux qui dirigent l’agression saoudienne, c’est-à-dire l’internationale sioniste, veulent assassiner l’identité et la culture du peuple yéménite et les jeter dans le cercle de l’oubli, en coupant le lien entre ce peuple et sa riche histoire, dans le dessein inavoué de l’asservir et d’exploiter ses ressources.
Quant à l’Unesco, il faut savoir que malgré toutes les plaintes déposées par les autorités chargées de la protection des monuments et des sites archéologiques au Yémen, avec des preuves à l’appui, cette organisation, qui est pourtant responsable de la protection du patrimoine humain, s’est dérobée et s’est rendue ainsi complice de l’agression saoudienne. Mai comment l’imaginer agir autrement lorsqu’on sait que l’organisation mère, les Nations unies, a été achetée avec l’argent saoudien. Cet argent qui a déjà permis à l’Arabie Saoudite de présider la Commission des droits de l’Homme des Nations unies. Une organisation qui a été incapable d’empêcher le génocide commis contre le peuple du Yémen ne saurait être sensible au sort réservé aux sites, à la culture et à l’identité de ce peuple qui se fait massacrer. Cette organisation s’est également tue le jour de la destruction de la statue de Bouddha en Afghanistan par Al-Qaïda et d’autres cas dans plusieurs pays, comme en Syrie, en Irak au Mali, etc.
On a constaté au cours des dernières années, et plus précisément depuis le début du conflit armé dans votre pays, que de plus en plus de Yéménites viennent se réfugier en Algérie. Ne craignez-vous pas que le peuple yéménite subisse le même sort que le peuple syrien ?
D’abord, permettez-moi de préciser que la communauté yéménite en Algérie est essentiellement composée d’étudiants, dont on dénombre 400 à 500 à travers les différentes universités algériennes. Il s’agit pour la plupart de places pédagogiques offertes par l’Etat algérien frère. Ceux qui sont venus en Algérie sont des expatriés yéménites vivant aux Etats-Unis pour déposer leurs dossiers à l’ambassade américaine en Algérie afin d’obtenir des visas d’entrée aux Etats-Unis, du fait que l’ambassade des Etats-Unis au Yémen a fermé ses portes en raison des circonstances actuelles. Ils sont tous financièrement à l’aise. Aujourd’hui, on assiste à un mouvement inverse où la plupart des Yéménites qui sont à l’étranger soit pour suivre des études ou pour des soins, soit des expatriés sont retournés au Yémen pour voir leurs familles, et certains d’entre eux se sont retrouvés bloqués dans les aéroports internationaux, en raison de la fermeture de l’aéroport international de Sanaa. C’est dire à quel point le peuple du Yémen est lié à sa terre natale et loin d’être intimidé par la machine de guerre saoudienne. C’est un peuple suffisamment armé face à l’adversité et aux vicissitudes de la vie.
Par ailleurs, et comme je l’ai déjà souligné, le peuple yéménite est uni et a compris le jeu de la discorde confessionnelle que l’ennemi saoudien a voulu distiller dans leurs rangs, en présentant ce qui se passe au Yémen comme une guerre civile entre sunnites et chiites. Les choses sont devenues très claires aujourd’hui pour les Yéménites, comme pour l’opinion publique arabe et internationale, à savoir que ce qui se passe est une agression de l’alliance saoudo-sioniste qui lorgne les richesses du Yémen et veut s’emparer de Bab Al-Mandeb pour contrôler la sécurité nationale arabe, en général. Cette agression s’inscrit dans un cadre plus vaste, ciblant tous les pays arabes nationalistes, dans le dessein de les diviser en petites entités, qui seront toujours dominées par l’entité sioniste.
A signaler enfin que ceux qui combattent dans le camp de l’agresseur saoudien parmi les Yéménites sont des mercenaires dont la seule préoccupation est de gagner de l’argent sale saoudien. En cela, ils ne sont guère différents de ceux qui ont été recrutés par l’Arabie Saoudite pour combattre dans ses rangs, comme ces Soudanais, Sénégalais, Somaliens et autres membres de Blackwater. Il y a bien une différence entre ceux qui se battent pour leur terre et leur honneur et ceux qui se battent pour de l’argent. C’est pourquoi la reproduction du modèle syrien au Yémen est impossible.
Entretien réalisé par R. Mahmoudi
(Suite et fin)
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