Faut-il réhabiliter définitivement l’ex-DRS ?
Par Dr Arab Kennouche – L’Algérie sans un DRS est-elle possible ? Ou une Russie sans un KGB est-elle viable ? Il semble difficile de répondre catégoriquement à de telles questions, mais dans les deux cas de figure, on se rend compte qu’il existe un lien indéfectible entre la pérennité de l’Etat russe ou algérien et le fonctionnement de ses services secrets, bien plus que dans les démocraties occidentales. Lors du démantèlement de l’URSS, en 1989, l’ancien KGB avait dû résister à une puissante vague de libéralisation politique (Glasnost) qui devait conduire à une restructuration totale, un lifting cadrant avec l’idéologie libérale du renseignement. Mais, à l’époque, une certaine littérature évoquait déjà un retour du phénix rouge, sous d’autres formes comme aujourd’hui on le constate par un retour des élites tchékistes du FSB dans l’appareil d’Etat russe.
En Algérie, les récentes restructurations du DRS entamées par le président de la République semblent également remettre en question une tradition héritée de la Guerre d’Algérie et de son ancêtre, le MALG, puis la Sécurité militaire (SM) qui établissait un lien circulaire et vital entre la nation, la sécurité de l’Etat et l’armée. Les appellations ont une importance au-delà de leur désignation : en Algérie, la fin du DRS s’est soldée par la création d’une nouvelle organisation dont le nom peine à émerger : CSS, DSS, ou ex-DRS, l’acronyme ne s’est pas encore imposé. Et pour cause, il est encore difficile d’évaluer les futures fonctions du nouvel appareil de sécurité algérien.
En Russie, le KGB (Komitet Gosudorstvenoï Bezopasnosti) n’était pas qu’un sigle : littéralement, ce service avait pour but d’assurer la sécurité de l’Etat par un comité. Autrement dit, la sécurité de la nation, via l’Etat, dépendait d’un service de renseignement dont les ramifications s’étendaient à la société aussi bien qu’à l’armée. C’est cette matrice entre le KGB, l’armée et la nation qui est au cœur de la continuité de l’Etat russe, encore aujourd’hui sous Vladimir Poutine. En Algérie, il en a toujours été de même jusqu’à la dissolution du DRS. Il ne peut néanmoins exister d’Etat sans Sécurité d’Etat : pour des raisons historiques, dans ce triptyque entre l’Etat, la nation et l’armée, le ciment était assuré par le KGB en Russie et la Sécurité militaire en Algérie.
Dans les démocraties populaires, l’armée c’était aussi le peuple souverain : pour protéger l’Etat, donc le peuple, il fallait sécuriser l’armée, d’où l’ancrage essentiellement militaire de la Sécurité d’Etat, et non pas civil. Le principe d’une sécurité d’Etat d’origine militaire n’a pas été remis en question en Russie par l’irruption du pouvoir des oligarques à la fin des années 90, et ce, malgré les tentatives d’un Boris Berezovski, propulsé au rang de secrétaire au Conseil de sécurité de Russie en 1996. En Algérie, on pourrait se poser la question d’une mise à l’écart définitive des officiers supérieurs de la sécurité, par les tenants d’un Etat civil qui ne corresponde pas aux intérêts vitaux de l’Algérie actuelle et à la construction historique d’une nation fondée sur une armée.
En Russie, l’Armée rouge qui vainquit Hitler en 1945 fut considérée comme le principal acteur de la résurrection de l’Etat russe sous Staline ; de même, en Algérie, on ne peut comprendre la naissance de l’Etat algérien sans le rôle fondamental de l’ALN. Le lien ombilical entre l’armée et l’Etat dans les deux cas de figure transcende toute forme de considération légaliste, qui viendrait en diminuer la portée. En civilisant l’Ex-KGB sous Eltsine, le danger d’une dislocation de la Russie apparut soudainement dans le pouvoir économique exorbitant des oligarques russes qui avaient un pied à Moscou et l’autre à Londres. Ce cas de figure ressurgit actuellement en Algérie avec l’émergence de personnalités controversées, issues du monde économique ou politique, qui défendent des intérêts corporatistes et pourraient un jour utiliser les structures sécuritaires de l’Etat pour servir des intérêts économiques.
En infiltrant le Conseil de sécurité de Russie, Boris Berezovki avait pu fournir la protection nécessaire au pouvoir oligarchique qui avait infiltré les institutions russes pour l’octroi des concessions pétrolières sur de vastes portions de territoire à un prix symbolique. Deuxièmement, si la Russie a pu résister à toute forme de déstabilisation interne, appelée «printemps» dans le monde arabe, et «révolution» colorée, dans les ex-démocraties populaires, c’est encore par la puissance du FSB/ex-KGB qui assura la protection du peuple en sécurisant son armée. Dans le cas russe, nous voyons bien que la défense des intérêts de l’Etat passe par la défense des intérêts de l’armée : le peuple n’est autre que l’armée elle-même à qui elle délègue ses intérêts privés dans le but de mieux les préserver dans le cadre de l’Etat. Le rouage essentiel se situe donc bien au niveau militaire, où les enjeux de sécurité sont les plus sensibles, et où l’intérêt de l’Etat est également le plus vital, du moment qu’il représente un enjeu de sécurité collective, celle de la nation. Sans un service profondément disséminé dans la sécurité d’Etat, entendue au sens large, la Russie aurait pu imploser depuis déjà les années Eltsine. Poutine fut le grand combattant de l’Etat civil des oligarques qui durent se réfugier à Londres pour la plupart.
Or, l’Algérie est actuellement soumise à de fortes pressions extérieures, et le choix d’un dégrossissement des organes de sécurité, pour des raisons de corruption économique semble comporter d’énormes risques. Le leurre de l’Etat civil ne peut que conduire à terme à un affaiblissement de l’Etat, et à une situation de fragilité sociale et populaire. Il ne se situe pas dans le courant historique de la formation de l’Etat algérien par une Armée de libération nationale d’origine populaire : le risque est de briser ce lien entre le peuple algérien et son plus fidèle protecteur l’ANP. En s’attaquant aux missions du DRS, par le biais d’un raccordement exclusif au pouvoir présidentiel, on prend le risque d’ôter à l’armée tout un pan du renseignement nécessaire à la défense nationale, car répondant à des critères juridiques et de légitimité sans véritable enjeu ou plus-value sécuritaire.
Les premières fissures de l’Etat civil en gestation, apparues lors de simples émeutes de jeunes à Béjaïa début janvier, montrent toute l’étendue du problème : un ministre de l’Habitat monte au créneau en portant des accusations graves contre une main étrangère, de nature stratégique mais comme s’il s’agissait de simples crimes de droit commun. L’Etat civil n’était peut-être encore pas au rendez-vous, mais les déclarations de membres du gouvernement n’avaient rien de rassurant, sinon pour confirmer le retour indispensable à une sécurité d’Etat impartiale, véritablement nationale. Bien évidemment, contrairement à une Russie où l’opposition antirusse et pro-occidentale siège à la Douma, l’Algérie ne dispose pas du même schéma sécuritaire que celui de la Russie : l’hyper-pouvoir du Président ne rencontre plus aucune opposition au plan interne.
C’est peut-être ce qui lui permet de défier la dernière forteresse, le DRS, mais dans un combat plus risqué que profitable : l’ex-colonel du KGB qui préside la Russie est aussi un ultime rempart contre la privatisation étrangère de l’Etat russe. On ne comprend dès lors pas comment les alliés du clan présidentiel se lancent encore dans une lutte acharnée contre un service pourtant vital dans l’exercice de la souveraineté étatique. A moins que cette dernière soit encore l’objet d’une nouvelle conception, propre à l’Etat civil, et qui nous échappe.
A. K.
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