Une contribution de Houria Aït Kaci – La bourgeoisie compradore en Algérie
Les barons qui appartiennent à la classe des compradores se comptaient sur les doigts d’une main il y a quelques années. A son arrivée au pouvoir en 1999, le président Bouteflika en dénombrait une douzaine ayant la mainmise sur l’économie et promettait de les combattre. Combien sont-ils aujourd’hui ? Ils sont beaucoup plus nombreux, et ils menacent d’accaparer le pouvoir politique, comme en témoigne la lutte au sein du parti dirigeant, le Front de libération nationale (FLN) entre les milliardaires, les tenants de la «chkara» (argent facile, argent sale) et les militants de base. «Avec moi, la chkara c’est fini !», a déclaré le nouveau secrétaire général du FLN, Djamel Ould-Abbès, qui a remplacé Amar Saïdani, considéré comme un compradore. Selon les observateurs, Ould-Abbès a été instruit par le président Bouteflika (également président d’honneur du FLN) de pousser vers la porte de sortie ces milliardaires ramenés par Saïdani.
Pour le FLN, «il n’est plus question de mélanger argent et politique» au risque de se voir complètement discrédité et de perdre les législatives d’avril 2017. En décidant de s’attaquer à la bourgeoisie compradore, Bouteflika cherche-t-il à préserver son fauteuil ou les intérêts nationaux menacés par une classe de nouveaux riches à la fortune douteuse, devenue dangereuse du fait de ses liens avec des intérêts étrangers ?
La bourgeoisie compradore facteur de blocage
En Algérie, comme dans le reste des pays du Sud, la présence des classes bourgeoises compradores et bureaucratiques dont les intérêts sont liés à ceux du système capitaliste mondial, financiarisé, dominant, représente un facteur de blocage du développement de l’économie nationale. La bourgeoisie compradore, du terme portugais «comprador» qui signifie «acheteur», recouvre «les commerçants, les acheteurs, les intermédiaires entre le monde dominant impérialiste et le monde local, notamment de producteurs paysans», selon l’économiste du tiers-monde Samir Amin.
«Nos classes dominantes sont des classes compradores. Et je pourrais dire même des bureaucraties d’Etat, qui ne sont pas des classes d’entrepreneurs et qui ne sont pas toujours des propriétaires au sens capitaliste du terme, qu’elles sont des bureaucratiques largement compradores. Donc, l’obstacle, il est chez nous effectivement, il est dans la nature des classes dominantes et du pouvoir politique. Mais le déploiement du mouvement social peut modifier la donne et créer ainsi les conditions d’une sortie de l’impasse», soutient-t-il.
Samir Amin ajoute que les oligarchies financières de la triade (Etats-Unis, Europe occidentale, Japon), qui ont imposé «une forme particulière de la mondialisation, celle du libéralisme mondialisé», se heurtent à des «résistances plus marquées» dans les périphéries du système, où «les ravages sociaux du libéralisme sont d’une ampleur décuplée», rendant ainsi les régimes politiques en place illégitimes aux yeux de leurs peuples. «Fragilisés à l’extrême, les classes et les Etats compradores qui constituent les courroies de transmission de la domination de l’impérialisme» deviennent des «alliés incertains», ce qui ouvre la voie à «la militarisation et le droit que s’octroie l’impérialisme d’intervenir – y compris par la guerre – dans les pays du Sud et de l’Est», souligne Samir Amin.
En Algérie, cette question est cruciale au moment où s’impose le passage d’une économie extravertie, mono-exportatrice d’hydrocarbures, à une économie nationale productive et diversifiée, ce qui contrarie les intérêts de la bourgeoisie compradore et d’une partie de la bourgeoisie bureaucratique – qui tire sa richesse de sa position dans les rouages de l’Etat. Ces classes se liguent sournoisement ou ouvertement contre l’Etat protectionniste et aussi contre les capitalistes nationaux qui cherchent à développer le pays en prenant des risques en investissant, en créant des emplois, contrairement aux compradores qui, eux, ne créent aucune richesse, se contentant de toucher des commissions des sociétés étrangères, argent qu’ils placent ensuite à l’étranger.
Trop faible, sinon inexistante à l’indépendance du pays, la bourgeoisie nationale n’a pu jouer un rôle principal dans le développement économique, laissant ce rôle à l’Etat. Mais aujourd’hui, des groupes privés nationaux importants ont émergé qui peuvent, en partenariat avec le secteur public, augmenter la part de la production nationale, réduire celle des importations et même exporter. C’est ce que font certaines entreprises privées en direction des marchés africain et européen.
Les ravages du PAP
La bourgeoisie compradore est née sous le règne du président Chadli Bendjedid avec la politique de libéralisation, dont le programme anti-pénuries (PAP) en 1986, qui a ouvert grandes les portes à l’importation, et la politique de restructuration des grandes entreprises nationales qui furent découpées en petites entités, sous prétexte que leur gigantisme était contraire à une gestion efficace, comme le soutenait le Premier ministre de l’époque, Abdelhamid Brahimi, établi depuis à Londres où il enseignait la science islamique.
Elle s’est considérablement renforcée durant la «décennie noire» du fait de ses liens avec les milieux islamistes radicaux et leur «économie de bazar». On pouvait constater d’ailleurs de visu que les commerces de gros et de détails étaient tous détenus par des «barbus» dans les fiefs des Groupes islamistes armés (GIA) dans les régions de l’Algérois et de Blida, qui menaçaient de mort tous les commerçants et industriels qui ne voulaient pas leur payer l’«impôt islamiste».
C’est d’ailleurs en plein terrorisme, en 1994, au moment où l’Etat algérien a failli chanceler sous la poussée des Groupes islamistes armés, que l’Algérie a été contrainte de signer les accords du programme d’ajustement structurel (PAS) qui ont donné lieu à la privatisation des entreprises publiques, créées dans les années 1970 sous le règne du président Houari Boumediene et «restructurées» par «Brahim la science» (surnom donné au Premier ministre Abdelhamid Brahimi). Mais le choix de l’économie de marché et de la voie libérale alors en vogue dans le monde entier n’ont pas permis au pays de se relever et de décoller malgré ses importantes ressources.
Ces dernières années, on observe, au contraire, une régression, une «déconstruction» de toutes les réalisations et projets nationaux importants entrepris, se traduisant par une incohérence et une inefficacité engendrant des retards, des surcoûts, des surfacturations, des contrefaçons, de la corruption, des gaspillages, des arrêts de production. Incompétence, actes de sabotage ? En tout cas, ce «sous-développement» perpétuel fait les affaires des multinationales et leurs relais.
La bourgeoisie compradore «allié objectif» de l’impérialisme
La mondialisation à laquelle l’Algérie est liée, surtout à travers le marché international des hydrocarbures, ne lui a pas permis de créer de la croissance, ni d’assurer le bien-être de sa population. La pauvreté a augmenté et le chômage touche les jeunes, même diplômés, qui sont obligés de s’expatrier et de vendre leur force de travail à bas prix, au grand bonheur des firmes capitalistes. Même les couches moyennes n’ont pas été épargnées alors que, paradoxalement, le nombre des grosses fortunes augmente au fil des ans. Plus le nombre de nouveaux riches augmente, plus le nombre de pauvres augmente aussi.
«L’allié objectif de l’impérialisme est la bourgeoisie compradore, c’est une bourgeoisie parasite mercenaire achetée par l’étranger, qui ne produit rien dans le pays ; elle s’enrichit et vit de commissions, en faisant des contrats et des transactions avec les puissances étrangères. Elle leur sert d’agent soit pour s’emparer des matières premières minérales ou énergétiques au profit de ces mêmes puissances, soit s’approprier la production nationale énergétique (par exemple le gaz naturel) au prix le plus bas par un transfert de la rente (exemple : le ciment avec Lafarge) et les produits ammoniaqués pour Orascom (intérêts français et non égyptiens)», écrit Dr Mohamed Belhoucine dans une contribution au journal Liberté en 2016.
Mais il faut reconnaître que l’Algérie n’est pas le seul pays dans ce cas. Tous les pays d’Afrique anciennement colonisés (excepté l’Afrique du Sud dans une moindre mesure) ne se sont pas développés, même ceux qui ont de grandes ressources naturelles. Comment expliquer que 60 ans après les indépendances africaines, aucun de ces pays n’ait pu émerger ? L’explication réside dans les rapports néocoloniaux et l’insertion forcée de ces pays dans le système capitaliste mondial (périphérie) qui les maintient dans leur rôle de simples fournisseurs de matières premières à bas prix, fixés par les marchés financiers à Washington, Londres ou Paris.
Le FMI et la BM reviennent à la charge
Les puissances néolibérales n’hésitent pas à intervenir militairement dans ces pays s’ils s’avisent de changer de trajectoire, explique le Pr Michel Chossudovsky. «Depuis la crise asiatique de 1997, le programme d’ajustement structurel (PAS) du FMI et de la Banque mondiale évolue vers la mise en place d’un cadre plus large qui nuit, en définitive, à la capacité des gouvernements des pays de formuler et d’adopter des politiques économiques et sociales nationales», écrit-il dans «Néolibéralisme et mondialisation de la guerre : le projet hégémonique des USA» publié sur Mondialisation, le 22 juin 2016.
Ces mêmes institutions (FMI et Banque mondiale) reviennent à la charge en Algérie à laquelle ils recommandent, pour juguler la crise financière, de supprimer les subventions sociales, de recourir à l’emprunt extérieur, de supprimer la règle des 51/49 pour les investissements directs étrangers, d’augmenter le taux d’intérêt bancaire, etc.
Houria Aït Kaci
Ancienne directrice de l’agence de presse AAI
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