L’Ecole : défis et enjeux (I)
Par El-Mehdi Bellamine – A la mémoire des regrettés Tahar Kaci(*) et Elyès Ouibrahim(**) (anciens et inoubliables cadres de l’éducation nationale)
«Parmi les défis de l’avenir auxquels nous devons faire face, celui de l’éducation est le plus difficile et le plus complexe, mais aussi le plus chargé d’espérance et le plus passionnant à relever.» (extrait du discours prononcé par le président de la République algérienne démocratique et populaire lors de la cérémonie d’installation de la Commission nationale de réforme du système éducatif, Alger, Palais des nations, mai 2000).
Plus de seize ans après et trois ministres pour préparer les générations futures à relever ces défis en trouvant des solutions originales et innovantes à ce qui n’a jamais été, on est en droit de faire le bilan de ce qui a été entrepris pour concrétiser cette orientation du président de la République. Un bilan rigoureux, objectif et sans parti pris, loin des querelles de chapelles qu’elles soient de nature idéologique, linguistique, religieuse ou régionaliste. C’est à un véritable exercice d’équilibrisme auquel il faudra se livrer dans la mesure où «le système éducatif est l’institution par excellence qui interpelle toute la société, car il est au cœur des débats sur les valeurs, l’identité, la personnalité, l’unité nationale, la diversité culturelle, les modèles de développement et l’accès à l’universalité»(1). Pour toutes ces raisons, le système éducatif focalise les attentes et les espoirs de chacun et suscite en même temps des intérêts stratégiques par sa capacité d’orienter toute une société. Cela contribue à expliquer en partie les passions qui se déchaînent à chaque fois qu’il est question de «réformer» le système éducatif. C’est déjà affirmer tous les enjeux de la politique éducative qui engage non seulement la responsabilité de ses concepteurs, mais également et surtout celle des responsables politiques qui l’endossent. Aussi, un postulat s’impose : la politique éducative nationale ne doit plus être le fait d’armes d’une personne, aussi «illuminée» puisse-t-elle se croire ou le faire croire, si l’on ne tient pas à reproduire les multiples parenthèses dans lesquelles le système éducatif a été cloîtré depuis l’indépendance et qui ont fait que chaque année qui passe enlève à l’administration de l’éducation ses principes d’exigence, de rigueur, de qualité dont doit s’honorer toute administration et plus particulièrement l’administration scolaire. Conséquence grave : l’institution éducative, aidée en cela par des responsables beaucoup plus préoccupés par la gestion de leurs carrières, par le mercantilisme de beaucoup d’enseignants et de syndicats, par la démission des parents et par la perte des valeurs, a perdu de vue ce qui constitue sa vocation première et sa raison d’être : éduquer, socialiser, instruire et qualifier.
En effet, lorsqu’on s’attarde un tant soit peu dans l’analyse du discours développé ces dernières années sur l’école, deux tendances émergent :
– Les tenants de la première approche sombrent dans la critique systématique qui dénie toute réalisation de qualité à l’Ecole algérienne en la rendant seule responsable des avatars d’un système politique et économique désuet. Le recours au fétichisme statistique (taux de déperdition, nombre de bacheliers issus d’une même cohorte, pourcentage de fautes aux examens (?!), langue d’enseignement…) n’a pour autre objectif que de conférer au discours sur l’école des allures de scientificité, donc de crédibilité indiscutable et irréfutable.
– Les tenants de la deuxième approche se complaisent dans une autosatisfaction béate qui fait l’inventaire des réalisations et des acquis sans arriver à concilier l’incontournable réalité avec les représentations idéales que se construit ce type de raisonnement.
Or, dans les deux cas, la réflexion conceptuelle sur les problèmes de l’école et son avenir est occultée au profit d’une simple appréhension technocratique et structuraliste des problèmes de réforme. La réorganisation structurelle des enseignements fondamental et secondaire en 2003, issue d’une lecture et d’une mise en œuvre pour le moins primaire et erronée des propositions de la Commission nationale de réforme du système éducatif(2), les dernières propositions d’enseignement en «darja», de «réforme» (?!) du baccalauréat et la dernière étude «pédagogique» (?!) sur l’évaluation des résultats des élèves aux trois examens finaux (5e AF, BEM et baccalauréat), où l’absence d’une véritable culture pédagogique et d’une culture en évaluation est flagrante, en constituent, si besoin est, des illustrations apocalyptiques.
Cette manière d’appréhender la réforme de l’école renforce la fonction conservatrice du système et lui donne bonne conscience en ne remettant pas en cause ses structures fondamentales et son fonctionnement général. Il en résulte que le discours sur le système d’enseignement a tendance à mettre sur un même plan et à accorder sensiblement la même importance à des faits éducatifs dont la nature, les dimensions et les conséquences positives ou négatives qui en découlent peuvent être fort différentes. Les «évaluations» du fonctionnement du système éducatif «tendent à se réduire à des catalogues d’insuffisances, sans que ne soit toujours fait l’effort de distinguer celles-ci selon leur nature, leur portée, leur degré de gravité, la diversité de leurs causes, leur caractère structurel ou conjoncturel»(1). Cette situation a fait que pratiquement toutes les tentatives de réforme des sous-ensembles qui composent le système ont procédé par une série de «ruptures» successives, qui en fait constituaient en elles-mêmes une négation de ce qui existait et proposaient de nouvelles organisations censées assurer les résultats que les contraintes liées aux précédentes n’avaient pas permis de réaliser. Conjuguée au fait que les différents sous-systèmes ont évolué de manière quasi-autonome, cette manière d’appréhender la réforme du système a, au-delà du fait qu’elle ait engendré des problèmes de cohérence entre les sous-systèmes et des écarts importants entre les nobles intentions de départ et la réalité, empêché l’accumulation et la valorisation des expériences et l’émergence de vraies compétences nationales ignorées et marginalisées, quand elles ne sont pas forcées à l’exil ou à la réclusion.
Or, nous sommes déjà de plain-pied dans le XXIe siècle et une chose est certaine : le monde du XXIe siècle connaîtra des bouleversements profonds, massifs, constants et accélérés ; le développement de l’informatique et les bonds successifs qu’il a permis de réaliser dans tous les domaines de l’activité humaine en constitue un exemple parmi tant d’autres ! Ce monde exigera des êtres humains comme des sociétés d’immenses capacités d’adaptation, de solution de problèmes nouveaux et de créativité. On ne manquera pas d’en déduire que la matière grise, que l’école a toujours eu pour charge de développer, constituera l’une, si ce n’est la principale richesse d’un pays. Cependant, lorsque l’on sait que les jeunes enfants qui entreront à l’école en septembre 2017 sortiront de l’université en 2034, après 15 voire 17 années d’études et seront encore en exercice en 2070, si Dieu leur prête vie, et que pas moins de quinze cohortes sont déjà engagées dans un système débridé et en état de déliquescence avancée, nul doute qu’esquisser dans ce contexte les contours de l’école de demain et la ou les stratégies susceptibles d’y conduire ne sauraient s’accommoder ou se suffire d’un simple catalogue de dysfonctionnements ou de simples formules incantatoires ou statistiques aussi sophistiquées puissent-elles être. Il ne saurait également se suffire de démarches volontaristes aussi nobles que puissent être leurs fondements ! Il nous faudra une pensée qui puisse nous permettre de déclencher une réflexion à même de nous aider à contextualiser le singulier, le particulier et le global avec les parties. Ainsi, nous pourrons éviter les aveuglements qu’ils viennent des ethnocentrismes ou d’une pensée technoscientifique et penser sereinement l’école de demain en opérant un certain nombre de choix stratégiques susceptibles de l’y conduire en lui faisant prendre en douceur «le virage du succès». C’est à ce seul prix que pourront être prises les décisions nécessaires qui permettront d’apporter les traitements adéquats aux vicissitudes dont souffrent notre école, notre système de formation professionnelle en quête d’anoblissement à travers sa recherche effrénée et irraisonnée de mise en place du baccalauréat et de la licence professionnels – est-ce sa vocation ? Est-ce son rôle ? – et notre université qui s’est depuis longtemps détournée de sa vocation première de formation d’une élite intellectuelle et scientifique et d’institution productrice de savoirs au profit d’une compréhension surannée de la démocratisation de l’enseignement par la création de places dites «pédagogiques» pour tous les «bacheliers» à travers l’ouverture d’«universités» et de centres dits «universitaires» dans chaque douar, sans que ne soient réunies les conditions d’une véritable formation supérieure.
Ce défi est d’autant plus difficile à relever qu’il intervient à un moment de crise sociale aiguë, caractérisée par un reniement des valeurs, une quête de modèle socioculturel et un marasme politique et économique générateur de tensions et d’instabilité sociales susceptibles de créer de nouveaux dysfonctionnements et anachronismes dans le fonctionnement de l’école et risqueraient d’hypothéquer les effets de toute initiative prospective.
Cette proposition d’approche et d’appréhension des problèmes de l’école ne saurait cependant faire abstraction de la gestion quotidienne des problèmes auxquels fait face l’institution éducative. S’ils sont du rôle exclusif des écoles, collèges et lycées, sous le contrôle des personnels d’inspections et des directions de wilaya en charge de l’éducation, le rôle de l’administration centrale est de proposer des solutions innovantes qui aillent dans le sens des objectifs du projet en cours – quand il existe – en vue de préparer les conditions idéales de sa mise en œuvre à travers son appropriation par les différents acteurs en charge de son application. Cette démarche ne saurait s’accommoder de propositions qui allongeraient la liste des parenthèses vécues par le système et décrédibiliseraient toute tentative de réorganisation ou de réforme du système. Et pourtant, comme disait le chanteur !
Le raccourcissement de la durée des études dans le cycle primaire, avalisée par la commission nationale dite des programmes, constitue à mon sens une errance grave dans la gestion pédagogique du système éducatif. Si la Commission nationale de réforme du système éducatif a, certes, émis la proposition de réduire la durée de la scolarité de ce cycle d’une année(2), ceci ne devait être effectif que sur le long terme, après mise en place et généralisation d’un enseignement préscolaire et consolidation de la formation des enseignants. Ces conditions étaient-elles réunies lorsque cette décision a été prise à la rentrée scolaire de 2003 et appliquée effectivement en juin 2008 avec le tsunami provoqué par l’accès simultané de deux cohortes d’élèves en première année des collèges (élèves de 5e et de 6e AP) ? Est-il logique et pédagogiquement correct que cette même commission – la CNP –, qui a avalisé cette mesure et élaboré tous les programmes des cycles primaire et moyen sans qu’un référentiel général des programmes n’ait été mis au point préalablement et adopté par les instances concernées, soit encore chargée de proposer les programmes dits de seconde génération ? C’est la crédibilité de tout l’édifice pédagogique projeté – s’il existe vraiment, puisqu’aucune instance officielle ne l’a validé – qui se retrouve remise en cause par ses propres auteurs ! Pendant ce temps là, des générations d’écolières et d’écoliers (plus de 90% de chaque cohorte) continuent à intégrer l’enseignement moyen avec des déficiences majeures qui hypothèquent leur avenir scolaire et permettent à ceux-là même qui sont responsables de leurs échecs de faire la une de la presse en clamant à qui veut les entendre que seuls 4 élèves sur 100 arrivent à décrocher le baccalauréat la première fois qu’ils s’y présentent !
El-Mehdi Bellamine
Inspecteur à la retraite
(Suivra)
Références bibliographiques
1- Le système éducatif : bilan et perspectives, présidence de la République, 1993
2- Rapport de la Commission nationale de réforme du système éducatif, Alger, 2000
(*) Tahar Kaci (1944-2004) a été normalien à Bouzaréah, puis à l’ENS de Kouba, avant d’être professeur de philosophie, de pédagogie, directeur d’ITE, sous-directeur de la recherche et directeur au ministère de l’Education nationale, ensuite chargé de mission à la présidence de la République et Secrétaire d’Etat à la formation professionnelle
(**) Elyès Ouibrahim (1943-2009) a été normalien à Constantine, puis à l’ENS de Kouba avant d’être sous-directeur au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, directeur au Plan, CES au SEEST, directeur au ministère de l’Education nationale, Directeur d’études auprès du chef du gouvernement et Secrétaire général du MJS
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